Chapitre 4 - partie 3
— Nous l'obtenons des navires Vanharane puis nous le transportons jusqu'à la capitale où il est vendu cher, expliqua Emel, chef des Chadli et vendeur de boissons étrangères.
— Comment est-il contrôlé par les gardes ? interrogea Eivind. Le goûtent-ils ?
— Certainement pas ! s'exclama Emel. Ils n'ont pas plus le droit de le goûter que de le toucher. Ils vérifient simplement que les fûts contiennent du vin et non des brigands. Mais qu'essayes-tu de dire enfin ?
— Tu songes à cacher les armes dans le vin, comprit Izril.
Le chef de Chadli ouvrit de grands yeux. Visiblement, l'idée ne lui plaisait pas.
— Ça abîmera les armes et le vin sera invendable, mais nous n'avons pas vraiment d'autre choix, constata Eivind. Si vous n'êtes pas prêts à sacrifier un peu d'alcool pour la chute de Sibsab, ne comptez pas sur moi pour aller plus loin.
— Bien sûr que je suis prêt à faire des sacrifices ! tonna Emel, vexé. C'est juste que... enfin... il faut me laisser le temps de me faire à l'idée !
Les chefs rebelles partirent d'un même éclat de rire. Agerzham, meneur des Hemlu, octroya une tape amicale à Emel pour l'aider à faire passer son émotion, ce qui fonctionna fort bien. Le chef des Chadli fit entendre son rire tonitruant qui donna le sourire à Eivind. La tension avait été telle jusqu'à présent qu'il appréciait de pouvoir se détendre un peu, même si la guerre redevint vite le sujet principal de leur conversation :
— Maintenant qu'Emel s'est préparé à dire adieu à son vin, dites-moi comment vous comptez attaquer.
— Une fois les armes à l'intérieur, les hommes sur place ouvriront la porte nord, expliqua Gildun.
— Comment ? Il y aura des soldats partout à l'intérieur et sur les remparts. Même s'ils arrivent à ouvrir la porte, ils se feront massacrer et elle sera refermée aussitôt.
— C'est un risque à courir.
— Un grand risque, ajouta le pisteur.
— Alors que proposes-tu ? demanda Dehhu.
Eivind ne répondit pas. À dire vrai, il ne savait pas. La logistique était une chose, la stratégie en était une autre. Elle impliquait de mettre en danger des milliers de vies et l'homme se refusait à envoyer consciemment des âmes à la mort. D'instinct, il se tourna vers Sighild. Elle le fixa aussi sans afficher la moindre émotion. La prise de décisions risquées était inhérente au rôle de chef. Si Sighild en avait pris conscience depuis longtemps en tant qu'héritière de Thorov, Eivind le découvrait. Il ne l'avait jamais ignoré, mais en temps normal, ce n'était pas à lui qu'on demandait de le faire et il réalisa qu'il en était incapable.
La jeune femme accepta de lui venir en aide :
— Attaque frontale, dit-elle simplement.
La tension remonta crescendo dans la salle, portée par les protestations des chefs rebelles.
— Les sentinelles voient loin en haut des remparts, allégua Badis. Leurs archers nous tireraient comme des didjaha !
— Il a raison, concéda Eivind. Ce serait un massacre.
Sighild soupira pour contrôler son énervement et serra la mâchoire :
— Il n'y a rien d'étonnant à ce que votre pays soit sous le joug d'un tyran depuis si longtemps. Vous avez moins de capacité de décision et d'action qu'un trépané, cingla-t-elle.
Devant l'agitation grandissante, Amalu s'avança au milieu du cercle formé par les nomades et exigea le silence. On lui obéit sur l'instant.
— Je suis las de vos enfantillages qui me font honte, Chefs rebelles, s'indigna-t-il. Depuis des mois je n'entends aucune parole sensée et je comprends mieux que jamais pourquoi Izril a fait chercher un guerrier à l'autre bout du monde. À lui seul, il a plus de bon sens que vous tous réunis. Vous vouliez un meneur, vous l'avez. Vous bénéficiez en plus de l'expérience tactique d'une héritière guerrière. Personne ne mourra en l'écoutant exposer son plan. Contenez-vous, mes frères.
Plus un bruit ne se fit entendre durant de longues secondes, à l'exception du ronronnement de contentement de Signe. Elle aurait voulu dire à Sighild qu'elle aimait bien cet étrange humain tout noir, mais se ravisa. La chasseuse avait exigé d'elle un silence total en présence d'inconnus, arguant qu'il fallait garder certains atouts sous la main.
Amalu, cette fois, ne se tint pas à l'extérieur du cercle comme il l'avait fait jusque-là. Il s'assit à même le sol à la droite d'Izril et croisa les bras. Sighild en profita pour prendre la parole, sans faire l'effort de tempérer son ton dédaigneux :
— Ce sont les hommes à l'intérieur qui mèneront la vraie guerre. Ceux qui attaqueront de front ne seront qu'une diversion qui permettra aux infiltrés de se tracer un chemin jusqu'au palais. Vous ne gagnerez pas cette guerre en éliminant tous les soldats de la garde mais en faisant tomber la tête de l'Empereur.
— C'est un grand sacrifice, répéta Gildun, la face sombre.
— Il le sera plus encore si vous vous en tenez à votre plan initial, insista Sighild, irritée. Une guerre n'est pas un jeu auquel on joue par facétie. Elle se livre avec du sang et des larmes, et si vous n'êtes pas prêts à faire couler les deux, cessez cette révolte dès maintenant. Vous devez garder votre objectif en tête et tout faire pour y parvenir. Si vous commencez à vous inquiéter pour tout le monde, vous perdrez tout. Les rêveurs n'ont rien à faire sur les champs de bataille.
— Comment voyez-vous les choses ? lui demanda Emel.
— Mettez vos meilleurs hommes à l'intérieur pour qu'ils se faufilent dans la citadelle juste avant l'aube.
— Les gardes feront encore leurs rondes autour de la citadelle, protesta Dassine.
— Mais ils ne seront pas sur le qui-vive. Si vous attendez que l'attaque ait commencé, la protection autour du palais sera renforcée et il sera impossible de passer. Ce n'est qu'ensuite que les hommes à l'extérieur attaqueront le flanc Est, avec le soleil dans le dos. Ils devront tous porter la même couleur, appartenant à une tribu n'étant pas présente dans l'enceinte. Il n'y a pas besoin de donner matière à réfléchir aux soldats.
Personne ne fit de commentaire. Les visages étaient graves, inquiets, et les cœurs n'étaient pas enclins aux longs palabres. Eivind expira profondément tout en fermant les yeux. Il sentait naître un léger mal de tête, causé par la chaleur étouffante et cette réunion qui n'en finissait pas.
Il se souvint de toutes les fois où Sighild avait dû prendre ce genre de décisions, de tous les combats dans lesquels il l'avait suivie les yeux fermés, certain qu'elle mènerait les guerriers à la victoire quoi qu'il arrive. Pour lui, elle était une montagne qu'aucune tempête ne pouvait faire plier. L'avoir aujourd'hui à ses côtés le rassurait et le soulageait. Mais pour l'heure, la seule chose dont il avait besoin était une pause.
— Laissons-nous la journée pour y réfléchir, proposa-t-il. Ce soir, nous arrêterons notre décision quant à notre plan.
Les chefs approuvèrent les uns après les autres, ôtant petit à petit le poids qui alourdissait les épaules du pisteur. Il aurait une journée de répit.
Les rebelles quittèrent finalement la salle, laissant les frères seuls avec Sighild et la panthère.
— J'aimerais te parler, petit frère, dit Izril en se levant.
Eivind l'imita et sortit de la grotte avec lui, sous le regard méfiant de Sighild.
— En voilà un que nous allons devoir surveiller, Signe, murmura-t-elle.
À l'extérieur, les frères marchèrent d'un pas tranquille en direction de l'oasis.
— Tu peux m'expliquer, maintenant ? demanda Izril.
— L'hiver dernier, nous étions un petit groupe à avoir suivi Sighild lors d'un périlleux voyage. À un moment, nous avons été obligés de nous séparer et elle n'est jamais revenue. Selon les dires de son futur époux, elle était morte. Mais elle a été sauvée par des nomades. Lorsqu'elle est revenue à Thorov, je n'étais déjà plus là.
— Va-t-elle nous poser des problèmes ?
Eivind fixa son frère, incertain de ce qu'il entendait par là.
— Non, répondit-il finalement. Elle peut même nous faire gagner cette guerre.
— Elle a l'art de se mêler de tout alors qu'elle ne sait rien de nous. Elle n'a rien à faire ici.
— C'est toujours ce qu'elle disait à mon propos, répliqua le pisteur, amer. Si tu n'as rien à cacher et que tu la traites comme elle attend de l'être, elle ne te posera aucun problème. Je ne te conseille pas de la défier.
— Tu penses que je ne serais pas de taille ? sourit Izril, amusé.
— J'en suis certain. Si la force ne marche pas contre elle, la ruse est encore plus inutile.
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