Chapitre 1 - partie 3

Eivind fronça les sourcils et porta discrètement la main à son épée. Il ne savait pas bien où voulait en venir Izril.

— Explique-toi, pressa le pisteur.

Son aîné soupira avant de se redresser et lui fit signe de s'asseoir. Après un instant d'hésitation, Eivind prit place à côté de son frère.

— Amalu t'a-t-il parlé de la révolte des nomades d'il y a trente ans ?

— Oui, répondit son puîné. Mais si tu veux combattre ton Empereur par vengeance, abandonne tout de suite.

Izril resta coi quelques secondes, l'air profondément surpris.

— Comment sais-tu ? demanda-t-il.

— Ce n'est pas difficile à deviner. Pourquoi m'aurais-tu fais venir sinon pour ça ?

— J'aurais pu vouloir te revoir.

— Alors tu serais venu en Sigvald au lieu de courir le risque de me faire venir dans un pays où je ne suis pas le bienvenu. Si tu as les moyens de te droguer, tu les as pour voyager.

— Tu apprends et comprends vite, le complimenta-t-il.

— J'y ai été habitué en Sigvald. Maintenant, j'apprécierais que tu en viennes directement au fait.

Son aîné ferma un instant les yeux avant de les rouvrir et de reprendre :

— J'aimerais réaliser la pire crainte de l'Empereur Sibsab : que les fils de ses anciens opposants signent la fin de sa dynastie.

— Voilà une grande cause. De ce que j'ai entendu, votre Empereur n'est guère apprécié, ça ne me surprend pas. Mais plusieurs questions sont bonnes à poser avant toute action. Outre celle des moyens, il y a celle de la succession : qui mettras-tu à la tête de Faror, mon frère. Toi ?

— Non, voyons !

— Un ami à toi, peut-être ?

— Je ne suis pas encore certain de savoir qui je proposerai, même si j'ai une idée.

— Sois en sûr avant le début du conflit que tu t'apprêtes à faire naître. Qu'en est-il des moyens ?

— J'ai les hommes et les armes mais je n'ai personne pour les mener.

— Ton futur empereur doit faire ses preuves, c'est le moment, affirma Eivind.

— Mes guerriers sont dans le désert, mon ami vit au palais. Il est impossible qu'il le quitte trop longtemps sans éveiller les soupçons.

— Alors nous y voilà, à la raison de ma venue ?

— Je le crains.

— J'ai plutôt l'impression que tu l'espères.

— Peut-être. M'aideras-tu ?

— Révéler un si grand secret à un inconnu est de l'inconscience, t'en rends-tu compte ? Comment peux-tu être certain que je ne vais pas te trahir ?

— Je ne suis pas stupide, j'aime juste prendre des risques, contra Izril. Je n'ai pas envoyé Amalu à l'autre bout du monde sans avoir un minimum d'informations. Dès que j'ai retrouvé ta trace, j'ai minutieusement étudié ce pays qui t'avait accueilli et le village où tu as grandi. La réputation des guerriers de Thorov court jusqu'en Celebrindal. Honneur, courage, détermination...

— Tous les guerriers ne sont pas ainsi. Certains sont peureux.

— C'est pour ça que j'ai envoyé Amalu. S'il ne t'avait pas grandement estimé, il ne t'aurait jamais ramené. Alors, m'aideras-tu ?

Eivind, sceptique, resta silencieux un instant.

— Une chose est certaine : tu as beaucoup de chance, reprit-il. Montre-moi tes hommes et je te répondrai. Je ne dirai rien avant.

— Tu me mets dans une position délicate. Mes guerriers ne voudront certainement pas qu'un étranger soit mis au courant de leur existence s'il n'est pas prêt à se battre à leurs côtés.

Eivind inclina la tête, se releva et remit son ample tunique sombre. Izril le regarda faire en silence, les sourcils froncés d'incompréhension.

— Où vas-tu ? questionna-t-il.

— Je rentre en Sigvald. (Il ajusta son vêtement). Si tu n'es pas prêt à me faire confiance, je pars. Je ne dois rien à personne, ni à toi ni à ce pays.

Le pisteur tourna le dos à son aîné et ouvrit la porte.

— Très bien, entendit-il dire. Va loger chez Malhim, dans le quartier nord de la ville, une chambre t'est réservée. Amalu te guidera demain jusqu'aux portes du Petit Décor. Nous nous retrouverons là-bas.

Un discret hochement de tête suffit à signifier l'accord de son puîné. Eivind s'en alla après avoir correctement refermé la porte.


Eivind avait dû demander son chemin à quelques passants afin de trouver le bouiboui de Malhim. Il commençait à maîtriser la langue du pays, apprise par Amalu durant leur voyage de Sigvald en Faror, et en savait assez pour aller où bon lui semblait ou tenir une conversation banale.

Le patron de l'auberge le conduisit personnellement jusqu'à sa chambre, au dernière étage de la maison, là où les locations étaient trop chères pour la majorité des Faroren. Izril semblait vouloir mettre Eivind dans les meilleures dispositions, espérant certainement le voir rester pour l'aider. Mais ce n'était pas aussi simple.

Le pisteur posa son sac à même le sol dès que Malhim le laissa seul. Il se débarrassa de sa tunique sous laquelle il étouffait et soupira d'aise en sentant l'air sur sa peau. S'il avait toujours maudit le froid intense de Sigvald, il n'était pas certain de lui préférer la chaleur cuisante de Faror. Il songea, avec un sourire amusé, qu'il aurait dû s'arrêter en Celebrindal où le climat était tempéré.

Il s'avança vers le moucharabieh pour observer la foule qui allait et venait dans la rue en contrebas, jusqu'à ce que son estomac proteste vivement ; il n'avait rien mangé depuis le matin. Il sortit de sa chambre et descendit au rez-de-chaussée. Partager un repas avec les autres clients lui permettrait d'apprendre encore un peu mieux la langue du pays et de connaître les malheurs de la population.

Dans la salle au carrelage coloré au centre de laquelle se dressait une fontaine, Eivind fut accueilli par une musique langoureuse. Dans la grande pièce aux nombreuses tables basses, la fumée des Ghelyan se mariait agréablement aux effluves d'alcools sucrés. L'atmosphère était intimiste et le bruit des conversations feutré. Le pisteur prit place à une table, sur un épais coussin bleu nuit, et attendit qu'on vienne le servir.

Depuis qu'il était en Faror, où qu'il aille, jamais un regard méfiant ne se portait sur lui car d'étranger, il était passé à autochtone et se fondait parfaitement dans la masse. Sa peau mate, ses cheveux sombres et ses yeux verts étaient devenus des signes d'appartenance, non de différence.

Le patron s'approcha et lui servit une Ssin'i, boisson du désert à base de plantes Sin, connues pour leur lait épicé et leurs aiguilles redoutables. Le breuvage épais possédait une teinte vert pâle et était accompagné de pâtisseries crémeuses d'un blanc rosé et de fruits colorés. Lorsque Malhim prit congé de lui, un vieillard enturbanné de bleu clair s'avança. Comme tous les hommes de Faror, il se présenta en dévoilant son visage. Deux petites lignes parallèles étaient tatouées horizontalement sur chacune de ses joues.

— Je suis Tyemur Ijia, nomade Hemlu venu vendre du tissu. Puis-je m'asseoir à ta table, mon frère ?

— Je vous en prie.

— Alors tu arrives réellement de loin ? demanda le marchand en prenant place.

— Est-ce si flagrant que cela ? s'amusa le pisteur.

— Dans le désert, les rumeurs filent avec le vent et jamais un nomade Sraez ne vouvoierait un Hemlu. Toutes les tribus des sables sont sœurs. À partir de maintenant, dis-moi « tu » et partageons à boire. (Il leva le bras et interpella Malhim pour lui commander une boisson.) On dit que tu viens de loin au nord.

— De Sigvald.

— Oh ! Ici ce pays est presque une légende, tu sais ! Nous ne voyageons pas aussi loin. Tu es pourtant bien de naissance faro­ren ?

— Mes parents sont d'ici. Ils ont beaucoup voyagé avant de s'installer là-haut, mentit-il. Quant à moi, j'ai eu envie de découvrir ce pays dont ils m'ont tant parlé.

— Tu aurais dû le rêver simplement. Faror est sur le déclin depuis de nombreuses années mais aujourd'hui, poussé par l'Empereur Sibsab, Faror s'écroule.

— Dis-m'en plus.

— Les sédentaires, reprit Tyemur sur le ton de la confidence, ont du mal à vivre décemment tant l'Empereur et sa famille dilapident leur argent. Les gouverneurs des différentes provinces ne se gênent pas pour suivre leur exemple. (Malhim s'approcha de la table, un verre et une carafe en mains.) Et tu penses bien que si les sédentaires n'ont plus le sou, ils n'achètent plus nos marchandises. Et nous voilà nous aussi entraînés dans ce cercle vicieux. Crois-moi, mon frère, retourne au Nord et rêve ce pays comme tes parents te l'ont conté.

Le patron, qui venait de servir Tyemur, fixa Eivind.

— La colère gronde, jeune homme. Le sable appelle régulièrement le sang ; la prochaine fois est pour bientôt.

— Allons, intervint gaiement le vieillard, buvons à la chance que nous avons d'être en vie ! C'est déjà un beau cadeau !

La bonne humeur communicative du vieux marchand fit sourire Eivind. Il trinqua avec lui.

Les deux hommes passèrent encore une heure ensemble avant que le pisteur juge bon d'aller se reposer. Il se lèverait à l'aube, il lui fallait dormir car le voyage qu'il entamerait demain serait certainement long. Les rebelles devaient être cachés loin pour échapper à l'emprise de l'Empereur, les trouver ne serait pas chose aisée.

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