Chapitre 1 - partie 2
Plus rien ne perturba les voyageurs le temps du trajet. La caravane arriva à Sahad lorsque les étoiles apparurent dans le ciel dégagé. Des dizaines de grandes torches éclairaient la façade magnifiquement sculptée de la cité. Des statues hautes comme quatre hommes reposaient dans des niches finement ouvragées et toisaient de leur regard inquisiteur les nouveaux venus. Les huit sculptures de pierre ocre rappelaient le passé glorieux du pays, à l'époque où les Anciens Rois du désert régnaient encore. Mais le temps avait filé, la lignée s'était éteinte et la vie avait continué son chemin, imposant aux Faroren de s'adapter aux changements qu'elle apportait, bons ou mauvais.
Les Trois-cornes pénétrèrent dans la cité par la haute porte principale que rien ne fermait sinon des gardes armés arborant un regard dur. Eivind leva la tête pour évaluer la taille de l'entrée qu'il jugea démesurée avant de baisser de nouveau les yeux. Les sentinelles firent arrêter les dragons et vérifièrent les marchandises durant de longues minutes. Le dragon de tête grogna :
— Hâtez-vous, gardiens. Le voyage a été long et nous avons faim.
— Il nous sera toujours possible de nous faire un repas de ces petits êtres suspicieux, intervint le deuxième Trois-cornes.
Des rires s'élevèrent parmi les caravaniers. Les sentinelles ne répondirent pas et laissèrent les voyageurs libres de circuler dans toute la cité.
Amalu et Eivind confièrent leur monture à un markaz – maréchal ferrant spécialisé en dragons – avant de pénétrer au cœur de la ville. Les rues étroites et encombrées ne permettaient pas le passage de gros animaux. Le long des façades des maisons couraient des étals croulant presque sous le poids des objets et des tissus qu'ils supportaient. Le parfum des encens embaumait cette partie de la cité alors que, des dizaines de mètres plus loin, l'odeur des fruits éveillait les sens des passants.
Le pisteur observa la vie qui habitait l'endroit sans ralentir l'allure qu'Amalu imposait. Le guerrier du désert semblait pressé de terminer sa mission, certainement fatigué par de longs mois de recherches et de voyage.
Eivind s'était laissé embarquer loin de Sigvald pour lever le voile sur le mystère de sa naissance et comptait bien, ensuite, rentrer au pays tenir la promesse faite à Halfan. Il avait juré de rester son guerrier jusqu'à ce que le chef de Thorov cède son titre ou rende son dernier souffle. Après, qui savait ce qu'il ferait ? Si le pisteur trouvait des gens de son sang dans les contrées de Faror, peut-être reviendrait-il ?
Amalu avait révélé à Eivind que la personne qui l'avait envoyé connaissait son passé et sa famille, qu'il souhaitait offrir au chasseur de Thorov les réponses qu'il devait lui manquer. Conscient qu'une chance pareille ne se représenterait pas, Eivind avait accepté, songeant que si quelque chose tournait mal, il aurait quelque part où rentrer.
Amalu bifurqua soudain à droite, s'enfonçant dans une ruelle beaucoup moins fréquentée que l'allée principale. Eivind faillit le perdre tant les venelles qu'ils empruntaient étaient sinueuses et irrégulières. Des volées entières de marches taillées à même la roche séparaient parfois deux passages ou menaient à l'entrée de traboules. Le pisteur pressa le pas pour garder le rythme rapide de son guide, soucieux de ne pas le perdre dans le lacis des ruelles.
Le guerrier du désert s'arrêta brusquement et jeta un regard alentour, s'assurant que personne ne passait. Quand il fut rassuré, sa main frappa vigoureusement à la porte de la maison devant laquelle il avait fait halte. Quelques secondes passèrent avant qu'on vienne lui ouvrir. Amalu attrapa Eivind par le bras et le poussa à l'intérieur, l'imitant prestement.
— Tu voulais le voir, le voici, Izril, dit le guerrier en tendant la main vers l'homme qui lui faisait face.
Ce dernier, le visage caché par un turban, attrapa une bourse au fond de sa poche et la laissa tomber dans la main d'Amalu. L'homme la soupesa avec satisfaction.
— Si tu as encore besoin de moi, tu sais où me trouver.
— Merci, mon ami, répondit chaleureusement le dénommé Izril.
Le guerrier inclina le chef avant de prendre congé. Dès que la porte se referma sur son passage, Izril ôta la partie de son chèche lui couvrant le visage. Eivind découvrit un homme proche de la quarantaine, à la figure amaigrie et fatiguée, qui possédait des yeux presque aussi verts que les siens.
— Je suis Izril Fahanfnan, se présenta-t-il. Quel nom t'a-t-on donné en Sigvald ?
— Eivind Rurik. Qui êtes-vous ? Amalu est resté vague à votre sujet.
— Et tu l'as quand même suivi si loin de chez toi ? demanda Izril, amusé.
— Il n'y a rien de risible à vouloir savoir qui l'on est, répliqua Eivind d'un ton froid. Je vous ai posé une question.
— Et que feras-tu si je ne réponds pas ?
— Je partirai.
— C'aurait été faire un long chemin pour rien.
— Je préfère rester ignorant que perdre mon temps.
La réponse d'Eivind ne permettait pas de douter de la véracité de ses propos. Il était réellement prêt à repartir sur le champ si l'homme qui lui faisait face ne se décidait pas à lui donner les informations qu'il était venu chercher.
— J'aimerais être certain de parler à la bonne personne, reprit Izril. Montre-moi ta cicatrice et je te dirai tout.
Le pisteur hésita. L'étranger qui lui faisait face possédait un teint maladif, causé certainement par la prise de drogues. Il avait pu observer les effets de ces substances lors de son voyage au nord du continent. Cependant, ce travers onéreux était réservé aux plus fortunés, ce qui renseignait sur la position sociale de cet Izril. Alors comment avait-il connu sa famille ?
Il n'avait qu'un seul moyen de le savoir.
Eivind ôta finalement son ample tunique sombre, la jeta sur le sol et leva le tissu pourpre qui couvrait son ventre, dévoilant le long stigmate irrégulier. En face de lui, Izril sembla se sentir mal.
— À Faror, il n'y a qu'une seule personne qui connaisse l'existence de cette blessure, dit Eivind. La seule personne présente lorsqu'elle me fût infligée : celle qui tenait le poignard...
La mine d'Izril s'assombrit. Des larmes discrètes lui échappèrent.
— Mon frère.
La voix d'Eivind n'avait trahi aucune émotion en prononçant ce mot ce qui, certainement, amplifia le malaise de son aîné.
— Pardonne-moi, pleura Izril.
Il porta la main à son visage pour le cacher, pour dissimuler sa honte et ses regrets. Son corps chancelait.
— Pardonne-moi, répéta-t-il, la voix brisée par le chagrin.
Sa respiration se fit difficile, il semblait suffoquer. Tremblant trop pour réussir à rester debout, Izril s'assit sur un épais coussin posé à même le sol et tenta de calmer ses pleurs sous le regard impassible de son cadet.
— Quel est mon vrai nom ? demanda Eivind.
Son frère leva vers lui un regard étonné et perdu, douloureux et implorant.
— Khalil... Khalil Fahanfnan. Tu es le deuxième fils de Taraneh et Ceylan Fahanfnan.
Eivind baissa sa tunique sans manches et considéra son frère durant de longues secondes.
Apprendre son véritable nom fit naître en lui une étrange sensation, comme de voir un monde nouveau se dessiner devant soi, ou comme d'ouvrir une porte derrière laquelle il n'avait jamais pu s'aventurer. La réponse à cette simple question amenait tant d'autres interrogations que le pisteur ne savait pas par laquelle commencer. Pourtant, apprendre l'existence de ce passé seulement aujourd'hui lui laissait penser qu'il ne pourrait jamais l'intégrer à sa vie. Ce nom ne serait jamais le sien, Izril ne serait jamais un homme qu'il pourrait aimer comme un frère. Il ne lui en voulait pas de ce qu'il avait fait, mais il ne l'avait jamais connu et ne le connaîtrait jamais véritablement.
— Huit ans, c'est trop tôt pour être confronté à la mort de ses parents, reprit Eivind. Trop tôt, aussi, pour penser aux autres. N'importe quel enfant aurait pu agir comme tu l'as fait, Izril. Il est facile de tuer sous la pression, tellement facile. (Il posa sa main sur son torse). Le fait que cette cicatrice soit irrégulière suffit à me prouver que ton acte te répugnait. Si c'est mon pardon que tu attends pour trouver la paix, alors je te pardonne.
— Tu ne devrais pas me pardonner. Tu ne devrais jamais me pardonner, mon frère. J'ai failli te tuer il y a vingt-sept ans et si je t'ai fait venir aujourd'hui, c'est certainement pour t'envoyer à la mort.
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