8.

BLESSING


Après avoir bu nos boissons, Billie sort une grande feuille de son sac. Je me rends compte, une fois posée devant mes yeux, qu'il s'agit en fait de l'affiche du Billie's Ice Cream. Elle sort un feutre de son sac pour y ajouter des directives pour trouver le stand à partir du North Paradise.

— Tu veux bien demander à Cameron s'il y a de l'adhésif par ici, s'il te plaît ? Elle me demande pendant qu'elle continue d'écrire sur l'affiche.

— Oui, bien sûr, je lui réponds.

Je me lève et cherche Cameron des yeux. Il n'est pas par ici. Je vois Nelson au loin et décide de me diriger vers lui.

— Dis, tu saurais où est Cameron, par hasard ?

Il me regarde longuement et me sourit, me faisant baisser la tête. Je sais très bien ce qu'il pense.

— Il est dans l'arrière-boutique, je crois, il me lance avec un haussement de sourcils très suggestif.

— M-merci...

Je ne sais trop où me mettre : c'est assez gênant, pour être honnête. J'aimerais pouvoir me cacher dans un trou et ne jamais en sortir. Je sais très bien à quoi il pensait et je me demande si les hommes pensent tous de cette façon. Je veux dire, j'en connais peu personnellement mais quand je les vois sur la plage ou dans la rue... On arrive facilement à les cerner et à savoir ce qu'ils sont en train de penser.

Après qu'il m'ait montré la porte de l'arrière-boutique, je m'y dirige et une fois que j'agrippe la poignée de la porte, j'hésite un instant. Après tout, c'est Billie qui m'a demandé de chercher Cameron, pas vrai ? Aller Blessing, arrête de faire la trouillarde, je me réprimande. J'enclenche la poignée et entre en toquant légèrement avec mon autre main. Lorsque je passe ma tête dans l'encadrement de la porte, je vois Cameron près d'un évier, en train de frotter énergiquement le t-shirt qu'il ne porte plus. Ses bras en action font dériver mes yeux vers ses muscles en mouvement. J'entends des jurons sortir de sa bouche ce qui, sans que je ne sache comment, le rend encore plus attirant. Bon sang, mais qu'est-ce que je suis en train de penser ?

Je secoue la tête de gauche à droite, essayant de me rappeler la raison pour laquelle je le cherchais. Mais en voyant sa tête se tourner vers moi lorsque j'entre entièrement dans la pièce, je perds le fil de mes pensées. Il se focalise à nouveau sur le t-shirt qui porte l'emblème du café ainsi que le nom de celui-ci, puis le lâche dans l'évier, avançant finalement vers moi. Je crois qu'il n'a pas compris que le fait de le voir sans son vêtement me distrait.

— Tu cherches quelque chose ? il me demande en souriant.

Au moins, le fait de le voir sourire me fait détourner les yeux de son torse. Je fronce les sourcils quand je me rappelle de sa question.

— Oui, hum... je- je me demandais si tu avais de- de l'adhésif, en fait... hum... ouais, voilà, je lui annonce, nerveuse.

Il laisse un léger rire s'échapper de ses lèvres entrouvertes et je n'arrive pas à penser à autre chose. Il se retourne et les muscles de son dos attirent mon regard. Plusieurs formes se distinguent. Des traits blancs qui ressortent particulièrement sur sa peau bronzée : des cicatrices. Je fronce les sourcils et essaye de retenir les mots qui veulent franchir la barrière que forment mes lèvres. Je meurs d'envie de lui demander, de savoir. Je suis vraiment trop curieuse. Il m'intrigue. Puis, je me rends compte qu'il doit cacher des choses, lui aussi... comme tout le monde. Il a une histoire, c'est sûr. Quelque chose qu'il traîne derrière lui et qui lui fait du mal.

Les histoires du passé nous mènent souvent la vie dure. Elles nous rappellent qu'à chaque instant, ce qu'il s'est passé peut se produire à nouveau. Il me paraît tout aussi torturé que moi, peut-être même plus. Pourtant, il reste là, il m'aide sans même savoir pourquoi. Et je crois que je finis par accepter le fait qu'il n'est pas méchant. Il ne me veut pas de mal, après tout. Du moins, je ne crois pas.

Lorsque je me concentre sur lui, je me rends compte qu'il s'est tourné vers moi. Il a un rouleau de film transparent entre ses mains. Il le tient devant son visage et mes yeux dérivent à nouveau vers cette petite cicatrice sur sa joue. Ça m'intrigue tellement ! J'ai envie de lui poser tout un tas de questions, pourtant je n'en ai pas le droit. Lui ne m'a jamais posé de questions sur ma vie, sur mon passé, sur quoi que ce soit. Il a toujours pris soin de m'aider sans savoir réellement dans quoi il pourrait s'embarquer si je le laissais entrer dans mon monde.

— Tu ne cherchais pas ça ? il me demande en agitant le rouleau devant son visage.

Je sors finalement de mes pensées, mes joues prenant la teinte la plus rouge possible. Je hoche la tête et tends la main vers lui. Lorsqu'il me dépose le rouleau dans les mains, j'ai l'impression qu'il fait exprès de faire glisser le bout de ses doigts sur les miens. Je baisse la tête et après l'avoir remercié, repars dans la salle où Billie doit m'attendre.

— Enfin ! J'ai cru que tu avais disparu ! Billie s'écrie lorsqu'elle me voit.

— Excuse-moi, je baisse la tête, gênée.

Elle s'approche de moi, toute souriante, pose sa main sur mon épaule et la secoue doucement.

— Je rigole, Blessing, ne t'inquiète pas. On a tout notre temps, après tout on ne fait que la publicité aujourd'hui.

Je hoche la tête et une fois que l'affiche sur laquelle elle écrivait est enfin accrochée sur la porte du North Paradise, nous partons vers le Billie's Ice Cream afin de préparer le stand et mettre les machines en route.

Aujourd'hui est une journée particulièrement chaude, alors je pense que si nous arrivons à faire la publicité nécessaire, nous pourrons vendre un bon nombre de glaces et de boissons fraîches. Un des avantages de travailler dans un stand tel que celui de Billie est surtout le fait que j'ai le droit de me servir pendant le service. Après avoir vécu sans jamais pouvoir me procurer ce dont j'avais besoin, je pense que je vais avoir du mal à m'habituer à tout ce luxe.

*

Après une longue journée à se balader sur la plage, à parler aux passants et à leur distribuer des tracts, je suis retournée au stand où Billie était occupée à servir plusieurs clients. Il semble que la publicité ait fonctionné comme prévu et je souris en me disant que je vais pouvoir garder mon travail.

Il est bientôt dix-sept heures et je suis assise sur un des tabourets blancs qui se trouvent derrière le comptoir. J'observe les gestes et les paroles de Billie, m'en imprégnant pour ma première journée, demain. Au bout d'un certain temps, elle se tourne vers moi et semble étonnée de me voir encore présente.

— Je suis pourtant certaine de t'avoir dit que tu pouvais rentrer chez toi plus tôt ? elle me demande, mais cela sonne plutôt comme une exclamation.

— Oui, je sais, mais je voulais vraiment rester et apprendre.

Je me mordille la lèvre inférieure, gênée et ayant surtout peur qu'elle le prenne mal. Mais elle m'adresse au contraire un grand sourire et semble ravie de que je m'implique réellement dans ce travail.

Après un bon moment, elle me congédie réellement et me demande de rentrer chez moi, car elle va fermer le stand. Je finis par lui obéir et me diriger vers la sortie après lui avoir demandé confirmation pour l'horaire de demain. Une fois dehors, j'aperçois tous ces gens qui rangent leurs affaires sur la plage et je crois que pour la première fois, je prends le temps d'apprécier cette scène. Il n'y a rien de vraiment spécial à cela mais, j'avoue que ce sont des moments que j'aimerais vivre à nouveau. Je me rappelle un souvenir, lors de mon enfance, d'un moment où je suis venue à la mer avec mon père... ça fait un long moment maintenant. Mais ce souvenir reste ancré dans mes pensées. C'était une journée spéciale : je venais d'avoir cinq ans. Les problèmes financiers de mes parents commençaient déjà à peser lourd sur leurs frêles épaules et mon cadeau avait été cette journée à la plage. Ma mère nous avait laissé ce moment entre père et fille. Je me souviens que j'étais très proche de mon père, à cet âge-là.

Je me rappelle de mon père, qui me disait de bien faire attention aux détails de la mer. Elle était agitée ce jour-là et les vagues se faisaient hautes et violentes. Mais j'avais pris plaisir à ça. Je l'entends encore, parfois : « La mer est comme nous. Comme toi, comme moi. Comme tous les autres éléments de cette planète. Parfois elle est en colère, alors elle cherche à ce que personne ne l'approche en créant ces grandes vagues. Puis quand tous les éléments de la nature la soutiennent, ça crée parfois de grands accidents. Mais quand elle est sereine, qu'elle se sent bien, elle veut le partager avec tout le monde. Alors elle reste calme et laisse tout le monde venir se baigner. Tu remarques cette harmonie ? Cette synchronisation des éléments ? Ne laisse jamais cette vision des choses s'échapper. Tout a un lien, Blessy. » Il m'avait dit que je finirais par comprendre, plus tard. Et c'est vrai, je comprends. Je n'ai jamais cessé d'analyser tout et tout le monde et il semble évident maintenant que cette faculté me vient de mon père. Il était sage, et il m'avait promis de mieux m'expliquer quand je serais en âge de comprendre. Malheureusement, c'est une promesse qu'il n'a pas pu tenir.

Lorsque je lève la tête, je me rends compte que j'ai déjà remonté tout le chemin et je me trouve maintenant devant le North Paradise. De l'autre côté des portes transparentes, j'aperçois Nelson et Cameron qui s'activent au vu du nombre de personnes qui sont présentes dans le café. J'hésite un moment à entrer mais, finalement, il vaut mieux que je rentre. Je commence réellement à passer trop de temps dans cet endroit et j'ai le mauvais pressentiment que je vais finir déçue, comme à chaque fois. C'est pour cette raison que j'ai arrêté d'attacher trop d'importance à ce que les gens pensent, à ce qu'il se passe dans ma vie. Je sais qu'aujourd'hui, j'ai certes un travail et tout semble sur la bonne voie pour que je puisse enfin avoir la vie que je me suis promis. Mais je ne me fais pas d'illusions : rien n'est jamais acquis et je peux également tout perdre à nouveau, du jour au lendemain. Je ne cesse de vivre au jour le jour, mais quand on a appris à vivre comme ça pendant tant d'années, comment changer ?

— Blessing ! une voix m'interpelle.

Je me retourne donc et trouve Billie, courant vers moi.

— Excuse-moi, j'étais tellement occupée que je ne me suis même pas rendue compte que je ne t'avais pas donné l'avance dont nous avions parlé, elle dit tout en me tendant une enveloppe blanche.

Je regarde cette enveloppe longuement, ne sachant pas si je dois la prendre et surtout : n'osant pas. Mais j'ai plutôt intérêt à la prendre, si je veux lui faire bonne impression demain. Je ne sais pas comment je vais m'habiller, je vais devoir aller me doucher dans les cabines de la plage très tôt et nous avons beau être en été, il fait tout de même assez frais le matin. Mais après tout, je n'ai pas réellement le choix.

Je tends la main vers la sienne et récupère l'enveloppe en lui souriant. Elle me salue et j'en fais de même, reprenant ma route vers le squat. Lorsque j'y arrive enfin, Jase est déjà devant. Au regard qu'il me lance, je comprends qu'il m'attendait. Il a toujours été celui qui m'attendait le plus longtemps, jusque parfois tard, pour être certain que je rentre saine et sauve. Il a été plus qu'un ami, pour moi. C'est un grand-frère, c'est ma famille.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? je lui demande.

— Je vous attendais, Massey et toi. Elle ne devrait pas trop tarder, d'ailleurs, il me sourit.

— Tu ne devrais pas être avec elle ? je lui lance un regard suspicieux.

— Hum, non, j'ai trouvé un autre endroit où rester, il me dit tout en se massant la nuque.

Je hausse un sourcil en le voyant faire ce geste. Il ne fait ça que lorsqu'il est gêné. Il n'y a rien de mal au fait qu'il ait trouvé un nouvel endroit, mais tout à coup ça me paraît louche. Je commence réellement à prendre peur quand je vois la masse de billets verts qui sort de sa poche. J'ouvre grand les yeux, me rendant compte de ce que je vois.

— Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Jase, ne me dis pas que tu as braqué une banque ! je m'écrie.

Il rit, mais je ne trouve rien de drôle là-dedans. Je ne comprends pas comment il a pu se faire tant d'argent en mendiant ! Ce n'est jamais arrivé, c'est impossible !

— Tais-toi ! Je ne trouve pas ça drôle ! Où as-tu pu te faire tant d'argent ? je reste sous le choc.

— Ne pose pas de questions. C'est juste un endroit où il y a beaucoup de monde. Et c'est pour cette raison que je vous attendais. Ce soir, je vous invite au restaurant ! Après tout, j'ai toujours pris soin de vous, pas vrai ? il me lance un sourire qu'il essaye rassurant, mais je n'en démords pas.

— C'est facile de me dire de ne pas poser de questions ! Je m'inquiète pour toi, Jase ! Rassure-moi et dis-moi que tu ne t'es pas entraîné dans n'importe quoi... s'il te plaît, je le supplie presque.

Tout à coup, son regard change. Je ne saurais dire s'il se méfie ou s'il se sent coupable. Je n'ai jamais su déchiffrer les réactions de Jase. Mais j'ai un très mauvais pressentiment.

Lorsqu'il se rend compte que j'attends une réponse, il me prend dans ses bras.

— Arrête de t'inquiéter. Je ne m'embarquerais jamais dans ce genre de trafic douteux, d'accord ? Tu sais très bien que j'ai ça en horreur.

Une image du petit frère de Jase, Lucas, me revient en tête et je me sens forcée de ravaler mes larmes. Il avait 3 ans de moins que Jase, soit 17 ans. Jase en avait 20 et était en pleine dépression. Lucas s'est mis, du jour au lendemain, à ramener de plus en plus d'argent. Il ressentait ce besoin de faire réagir son frère et il lui apportait chaque jour un peu plus de nourriture ou de vêtements chauds. Puis un jour, un échange de marchandise a mal tourné, et Lucas a disparu. Il avait promis que lorsqu'il rentrerait, tout changerait enfin. Au final, toutes les promesses qui ont été faites depuis mon enfance n'ont jamais été tenues. C'est bien pour cette raison qu'à part celle que j'ai faite à mes parents, je n'en fais jamais. Les promesses sont simplement faites pour être brisées.

Il comprend que je pense à son frère et un soupir s'échappe de ses lèvres entrouvertes. Il tend les bras et me rapproche de lui.

— Ne t'en fais pas pour moi, Bless, il murmure à mon oreille.

Si, Jase... je m'en fais pour toi.

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