5.
BLESSING
Je tourne en rond depuis plus de temps que prévu, vérifiant mes cheveux ou alors le fait que ma tenue soit présentable dans chaque vitrine que je dépasse. Je me sens mal à l'aise. J'aime les vêtements que Massey m'a choisis, certes, mais j'ai l'impression de ne plus réellement être moi. Jean slim noir taille haute, chemisier blanc simple, rentré dans le pantalon et des sandales dorées, ouvertes. Massey m'a attaché les cheveux en queue de cheval haute grâce à un élastique volé sur un portant. Je souffle un grand coup, ferme les yeux. Je vais m'en sortir, je me rassure. Du moins, je tente de me rassurer.
J'inspire profondément et pousse la première d'une –je pense- très longue série de portes.
*
« Non », « je suis désolé, mais nous n'avons pas besoin de personnel pour cette période de l'année », « cela ne va pas être possible, je m'en excuse ». Bon sang !
Je passe mes mains sur mon visage, fatiguée. Est-ce qu'ils vont vraiment tous refuser sans même me laisser une chance de leur prouver que je peux le faire ? Je continue de marcher le long des rues, sans réel but maintenant que je me suis fait rejeter par la majorité des commerces de la ville. J'erre un peu, comme un fantôme. Les passants me bousculent, comme si je n'étais pas sur leur chemin. Au final, je me rends compte que notre apparence importe peu. Nous pouvons tout autant être un sans-abri que la personne la plus riche du monde, ils n'y feront pas plus attention. Quoique, peut-être simplement par intérêt. Mais dans l'ensemble, ils sont tous aveugles, tous autant les uns que les autres. Je soupire à nouveau : je recommence. Je recommence à tout voir de travers, à tout mépriser. A tousles mépriser.
Je lève la tête et me rends compte que je suis devant le North Paradise. Je regarde autour de moi et ne vois que des gens pressés, des enfants qui courent avec des cerfs-volants et encore des gens, au téléphone, en train de se disputer, en train de s'embrasser. Je secoue la tête et entre finalement dans le café, m'installant à une des seules tables libres, près de la baie vitrée. Ils ne font attention à rien. Je vois plusieurs personnes se rentrer dedans et se retourner à peine, continuant leurs discussions. Ils passent à côté de tant de choses.
*
CAMERON
Encore une journée, tout ce qu'il y a de plus normal. J'ai encore fait ce maudit cauchemar. Je me suis encore réveillé en retard. Le patron m'a encore gueulé dessus car j'étais, justement, en retard. Je me suis encore brûlé la main en servant du café. Je me suis encore disputé avec Leila, une des serveuses. J'ai encore pensé à elle. Mais je ne l'ai pas vue, ce matin. Je soupire quand je vois encore des clients arriver. Aujourd'hui est une longue journée, le restaurant est complet et je suis censé rester jusqu'à la fermeture. On manque sacrément de personnel, mais le patron est catégorique et refuse de nous apporter de l'aide. Je passe mes mains dans mes cheveux, frustré. Sale vieux égocentrique.
J'ai déjà essayé, maintes et maintes fois, de changer de boulot mais ici à Miami, c'est plutôt impossible. Ils soutiennent n'avoir besoin de personne, toujours. Et je dois avouer que Rick est le seul à avoir bien voulu de moi, lorsque j'ai débarqué de nulle part.
— Cameron, table onze ! me crie Nelson.
Je regarde cette fameuse table et découvre un groupe de jeunes qui crient et se chamaillent. Je me masse les tempes quelques secondes avant de récupérer mon bloc note sur le comptoir en marbre beige. Je m'approche d'eux, prêt à faire demi-tour dès que possible. Une fois leur commande prise, je la donne aux cuisiniers qui s'affairent à préparer leur déjeuner. Je tourne légèrement la tête et soupire, m'accoudant au comptoir et fixant la salle. En réalité, mon regard se perd dans le vide ; je ne vois rien, je n'entends qu'un brouhaha incessant qui me donne mal au crâne. Je ferme les yeux un instant et revois ces couleurs vives. Jaune, rouge, bleu. Des sons, des alertes, des cris. Des craquements. Encore des cris et des sanglots. Un frisson traverse ma colonne vertébrale tandis que j'ouvre les yeux rapidement. Mes prunelles vacillent de gauche à droite, je ne réussis pas à les arrêter. Cette putain de peur.
Tout à coup mes yeux arrêtent leur danse frénétique et se perdent sur une longue chevelure noire de jais. Une jeune fille est attablée, seule. Elle n'a rien devant elle alors j'en déduis qu'elle n'a pas été servie. Je prends donc l'initiative, malgré moi, de me diriger vers elle. Elle a le visage tourné vers l'extérieur, alors je me racle la gorge une fois devant elle. Elle tourne légèrement la tête, ne me regardant pas. Cependant, j'aperçois tout de même son profil et je crois que c'est à ce moment que ma respiration se bloque. Ces yeux. Ces magnifiques yeux verts.
— Blessing ? je susurre.
J'ai presque l'impression de rêver tant elle est... élégante ? Je décide de m'installer face à elle, croisant ainsi son regard perdu sur l'horizon. Ses mains sont jointes devant elle et elle triture ses doigts. Je ne peux m'empêcher de sourire légèrement. Je m'adosse au fauteuil dans lequel je suis installé et laisse mes yeux parcourir son visage. Elle a les cheveux tirés en arrière, ce qui la rend encore plus belle. Sa peau laiteuse, blanche, n'est plus couverte par ces épaisses mèches noires. Elle paraît plus vivante, aussi. Ses yeux sont perdus devant elle. Ils ont toujours cette profondeur, cette histoire qu'il m'est impossible de découvrir. Je sens toujours de grands murs autour d'elle, mais ils me semblent moins épais, moins hauts. Elle a l'air abattue. Ses lèvres, que je n'avais encore jamais pu admirer, se retroussent. Elles sont abîmées, charnues et forment une moue un peu boudeuse. Son petit nez remonte et ses yeux se ferment comme instinctivement lorsque ses sourcils se froncent.
Puis tout à coup, c'est comme si tout cela n'existait plus. Une grosse mèche tombe devant ses yeux et les murs autour d'elle paraissent encore plus épais qu'avant.
— Tu veux ?
Sa voix reste douce, ce qui me surprend. Elle passe la mèche qui la dérange apparemment derrière son oreille et lève les yeux vers moi. Ma bouche s'entrouvre tandis que je cherche mes mots. Je ne trouve pas, je ne sais pas. Je ne sais plus ? Je fronce les sourcils et secoue la tête de gauche à droite, lui faisant comprendre que je n'ai aucune raison particulière de me retrouver en face d'elle en ce moment-même.
— Cameron ! La commande pour la table onze ! j'entends depuis la cuisine.
Je soupire et lève mon index vers elle, lui demandant juste une seconde. J'apporte leur commande à la table de jeunes et ne reçois pas même un remerciement de leur part. Je secoue la tête, pas d'incompréhension cette fois, mais de dégoût. Saletés de gosses de riches,je raille mentalement.
Je me retourne vers la table où la jeune femme se trouvait. Comme un fantôme. Elle n'est plus là. Je fronce les sourcils, tournant la tête de gauche à droite afin de tenter de l'apercevoir. Mais je ne vois rien. La table est vide, elle s'est volatilisée.
*
BLESSING
Je n'aurais jamais dû m'arrêter là-bas. Cela n'a servi à rien, qui plus est. Tomber nez à nez avec Cameron n'a rien arrangé.
En sortant du café, je tombe sur un stand de glaces. Il est placé près du petit chemin qui longe la plage, derrière les grands palmiers qui cachent la vue sur les restaurants et cafés de l'autre côté de la rue. Ce n'est pas tant le stand de glace qui m'interpelle, bien que j'aie définitivement trop chaud pour être à l'extérieur dans une tenue qui me couvre autant. C'est le petit panneau indiquant qu'ils cherchent du personnel qui attire mon attention. Je n'y réfléchis pas à deux fois et me précipite à l'avant, où un petit bar est installé.
Les lieux sont vides, presque déserts. Cela me surprend d'autant plus que l'intérieur est particulièrement attirant : de jolies couleurs vives, du rose, du bleu, du jaune, du vert. Des distributeurs de bonbons, des étagères remplies de différents gâteaux et biscuits. Des machines à café, des distributeurs de glace pilée et des parfums de glace à n'en plus finir. Je m'approche doucement et touche du bout des doigts le comptoir noir vernis. Un sourire parcourt mes lèvres. Il est tacheté de gris par-ci et par-là, certainement un effet du temps.
— Ce comptoir appartient au propriétaire depuis des années. Il tente de le remettre au goût du jour, mais les souvenirs ont la vie dure.
Je me tourne précipitamment, surprise d'entendre une voix alors que je pensais être seule. Une jeune femme se tient devant moi. Un soupir de soulagement m'échappe. Elle s'approche de moi, attendant probablement que je lui réponde. Elle me détaille rapidement, sans faire trop attention à mes vêtements ou à quoi que ce soit d'autre que mon visage. Je baisse les yeux, gênée. Toujours cette maudite peur de regarder quelqu'un dans les yeux.
Je vois sa main apparaître dans mon champ de vision, tendue vers moi. Je ne veux pas paraître malpolie, alors je tends rapidement ma main en retour, empoignant la sienne.
— Je m'appelle Billie, je m'occupe de ce stand, la jeune femme me sourit.
— Bonjour. Je suis Blessing, je dis avec un léger sourire poli.
— Je peux vous servir quelque chose ? elle demande.
— A vrai dire...
Je baisse les yeux et entonne d'une petite voix :
— Je suis là pour le poste. S'il est toujours libre, évidemment, je m'empresse de rajouter.
Je me mords la lèvre inférieure et du coin de l'œil, je la vois sourire.
— Oui, il l'est toujours ! Installez-vous, elle me montre un tabouret devant le bar d'un vague geste de la main.
Je hoche la tête et m'y installe. Elle se place de l'autre côté et allume les machines à café. Je regarde le moindre de ses gestes. Ils sont fluides, rapides, habitués.
— Quelles sont vos qualifications ? elle demande sans même me regarder.
Je préfère même qu'elle ne me regarde pas, à vrai dire, tant je me sens gênée et inutile. Je fronce les sourcils un instant et soupire, laissant retomber mollement mes épaules.
— Je... je commence. Je n'en ai aucune.
Soudainement, elle se tourne vers moi et m'interroge du regard.
— Aucune ? Vraiment ? Pas même en tant que serveuse ? elle demande, étonnée.
Je secoue la tête négativement, encore plus gênée maintenant. Je ferme les yeux, me préparant au refus qui va suivre.
— Bon, eh bien je vais devoir vous former. Mais ça ne devrait pas être un très gros problème. Quand êtes-vous disponible pour commencer ?
J'ouvre de grands yeux, surprise. Est-elle réellement prête à me former ? Pourquoi ?
— Je... Wow. Tout de suite, je suis prête, je réponds précipitamment. Enfin, si ça vous convient.
— Oui, tout à fait, elle sourit. Et s'il te plaît, tutoie-moi.
Je souris puis hoche la tête, heureuse d'enfin pouvoir me débrouiller par moi-même.
— Tu préfères être payée par virement ou en liquide ?
Un instant, je panique.
— Je... En-en espèce, ça m'arrangerait, je réponds d'une voix qui trahi ma nervosité.
Si elle me demande pourquoi, je vais être obligée de lui répondre que je n'ai pas de compte bancaire.
— Très bien, elle me sourit. On commence ?
Son sourire me fait dire qu'elle ne se doute de rien, alors je lui souris en retour, hochant la tête, le soulagement détendant tous mes membres.
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