46.

CAMERON


J'arrive à l'aéroport JFK en fin d'après-midi. Le monde et le bruit incessant me donnent déjà le tournis. Cette ville a toujours été bien trop bruyante à mon goût. Le calme et la tranquillité de la plage me manquent déjà.

Je soupire quand je me fais bousculer pour la millième fois depuis que je suis sorti de l'avion. Ma mère et ma sœur ne devraient pas être très loin, mais avec tout ce monde, je n'arrive pas à les repérer.

Je survole la foule des yeux, apercevant enfin l'enseigne devant laquelle ma sœur m'a dit se tenir. Elle n'y est pas.

Bon sang, je vais encore mettre trois heures à les trouver !

Alors que cette pensée traverse mon esprit, un corps entre brutalement en contact avec le mien et je me sens projeté en arrière. Il ne me faut pas plus de quelques secondes pour reconnaître ma petite Jessie, plus si petite. Elle n'a pas grandi, mais je vois bien qu'elle n'est plus la même.

Je l'encercle de mes bras, la serrant pour lui montrer à quel point je suis heureux de la voir. Du coin de l'œil, j'aperçois notre mère se diriger vers nous et me sourire tendrement. Revoir ma famille me fait plus de bien que je ne voudrais l'admettre.

— Eh ben, tu fais toujours la taille d'une fourmi ! je ris.

J'entends un ricanement résonner contre mon torse. Elle pince mon bras et lève la tête vers moi.

— Tu as raison, je ne peux plus t'appeler tête d'œuf, maintenant, murmure-t-elle.

Un petit rire m'échappe. Pourtant, je ressens toute la tristesse qui émane de cette déclaration : le temps qui est passé depuis la dernière fois que je l'ai vue a sûrement eu plus de répercussions qu'une simple coupe de cheveux. Je me rappelle vivement de l'adolescente déprimée et sombre que j'ai vue lors de mon dernier séjour ici.

— Tu pourras toujours m'appeler comme tu le veux, je lui murmure à mon tour.

Cet échange, si discret comparé au vacarme qui nous entoure, représente bien plus de choses que les simples mots qui ont été énoncés. J'espère qu'elle comprend ce que je veux lui dire ; c'est la promesse d'un lien indéfectible, d'une protection éternelle. C'est la garantie que son comportement de la dernière fois appartient au passé, et que je serais toujours là pour elle.

Ma petite sœur a toujours été ma priorité, lorsque nous vivions ensemble. Ne pas savoir ce qui lui arrive à la minute près, ne pas connaître les évènements majeurs de sa vie de presque adulte me retourne le cœur. Force m'est de constater qu'elle n'est plus la même. Malgré tout, j'ose espérer qu'elle aura toujours besoin de son grand frère.

Lorsque je tourne la tête vers notre mère, elle soutient mon regard, me détaillant comme si quelque chose qui ne lui revenait pas était changé en moi. Jessie se détache de mes bras, effaçant du dos de son index une larme qu'elle espérait probablement que je ne remarque pas.

D'autres bras se tendent maintenant vers moi et c'est avec un peu plus de réticence que je m'approche.

— Ça me fait tellement plaisir de te voir, mon grand, dit-elle d'une voix chargée d'émotions.

— Moi aussi, 'Man, je réponds.

Son étreinte est familière, mais en même temps si étrange que je n'y reste pas longtemps. Elle me sourit et se détourne pour rejoindre le parking de l'aéroport.

Avec eux, j'ai toujours préféré partir plutôt que revenir. Les retrouvailles sont toujours extrêmement gênantes. Et je ne suis pas au bout de mes peines.

Je sens le bras de ma petite sœur passer sous le mien, et ses yeux qui me fixent me disent qu'elle est là, qu'elle me soutient. Je lui souris et la bouscule légèrement, lui faisant comprendre que ça ira. Nous rions en chœur et suivons finalement notre mère en direction du petit quartier de Newark dans lequel ils se sont installés.

*

— J'ai changé les draps de la chambre d'amis et j'ai fait un peu de place dans le placard, pour que tu puisses ranger tes affaires.

Je hoche la tête, alors que le fait de vider ma valise me rappelle que je ne sais pas combien de temps je vais rester. L'état de mon père est trop important pour que je néglige la durée de mon séjour. Je ne voulais pas arriver ici en sachant déjà quand je devrais repartir, sans savoir si les choses seront arrangées d'ici-là. Je visite ma famille bien trop rarement pour être en droit de me plaindre d'être loin de chez moi.

Je soupire et consulte mon téléphone. Je n'ai aucun message de Blessing, rien depuis son appel, alors que je venais de la quitter, à l'aéroport de Miami.

J'avais été surpris de la voir m'appeler si rapidement, mais la chaleur que j'ai sentie se propager dans tout mon corps a rappelé à mon bon souvenir tous les sentiments que je me refusais encore à lui avouer. Et j'ai bien compris qu'il en était de même, de son côté.

Je pourrais lui envoyer un message, la prévenir que je suis bien arrivé, mais ce serait insuffisant. Je veux pouvoir l'appeler, entendre sa voix. Seulement, j'ai encore quelques petites choses à régler, avant de pouvoir me poser. Et je ne veux pas devoir raccrocher au bout de deux minutes.

Je passe la porte d'entrée et je repère rapidement Nick, notre père, assis à la table du salon, son ordinateur ouvert devant lui. Il continue de travailler, alors que le médecin a été parfaitement clair : il lui faut du repos.

Je m'approche de lui et il lève à peine les yeux pour me saluer. Je m'y attendais.

— Bonjour, je le salue.

— Salut, Cameron. J'espère que tu as fait bon voyage. Je serais bien venu te chercher, mais j'ai beaucoup de travail.

Ses yeux n'ont pas décroché une seule fois de l'écran devant lui, et ses doigts qui tapent frénétiquement sur les touches ne se sont pas arrêtés non plus.

Il a l'air plus vieux. Ses cheveux sont plus gris que dans mon souvenir, ses traits sont plus tirés et les poches sous ses yeux montrent clairement qu'il a besoin de sommeil.

— Oui, merci. Je vois ça, je réponds à son commentaire sur le travail. Ne t'en fais, Amanda est venue.

Il hoche la tête, à peine concentré sur ce que je lui dis.

— Très bien, très bien, dit-il, comme un automate.

Cette réponse me coupe le souffle ; c'est toujours la même rengaine, la même indifférence. Je reste près de lui quelques secondes de plus, attendant une question, une remarque, un regard, même. Mais il ne fait rien de tout ça ; c'est comme si je n'étais pas présent. Évidemment, on reproduit sans cesse le même schéma. Ma présence ne change rien. Je soupire et rebrousse chemin jusqu'à la chambre d'amis.

Depuis qu'ils nous ont recueillis, Amanda et lui, quand Jessie avait cinq ans, nous n'avons pas réellement réussi à nous entendre. J'en avais moi-même 12 et j'ai un souvenir très vague de cette période. Je ne me rappelle que ce qu'on m'en a dit : j'étais un gamin très difficile à vivre. Je ne parlais pas, ne montrais aucune marque d'affection –si ce n'est à Jessie- et j'étais apparemment très en colère, contre tout le monde.

Je n'ai donc jamais tissé de réel lien avec Nick, bien qu'il ait essayé pendant longtemps. Mais quand j'ai décidé de ne pas les suivre à New York, ça a dû être la goutte de trop : il m'en a beaucoup voulu. Depuis, nous ne nous parlons que lorsque je viens les voir, autrement dit : très rarement.

Cette relation me convient très bien, nous n'avons pour ainsi dire rien en commun, lui et moi. Sans savoir comment, ma sœur semble penser que je pourrais lui faire retrouver raison, alors que je sais parfaitement qu'il ne m'écoutera jamais ; la raison de ma visite est déjà compromise.

Une fois dans la chambre, j'entreprends de défaire ma valise, très lentement. Peut-être trop lentement, d'ailleurs. Je n'ai aucune envie de rester ici, mais je ne peux pas me permettre de prendre une chambre d'hôtel et je ne peux pas rentrer sur Miami avant une bonne semaine, au moins, histoire de faire croire à Jessie que j'ai essayé.

Je suis occupé à ranger mes vêtements dans le placard, quand j'entends de petits coups à la porte. Évidemment, la personne n'attend pas mon autorisation pour entrer, et j'ai tout juste le temps de voir Jessie apparaître, qu'elle se laisse tomber sur le lit, où ma valise est grande ouverte.

— Ça va, je ne te dérange pas ? je m'indigne.

Cette gamine est sans gêne...

— Pourquoi ta copine n'est pas venue ? elle demande, ignorant ma question.

Je me renfrogne quelque peu à la mention de Blessing. Non pas que je ne veuille pas parler d'elle, mais ça ne fait même pas une journée que je suis ici et sa présence me manque déjà. Je me demande comment elle vit la séparation, de son côté.

— Ça ne te regarde pas, je bougonne.

— Oh, allez, elle gémit. Je veux tout savoir d'elle ! Tu ne m'as rien dit !

Un petit sourire prend place sur mon visage, indiquant à ma sœur tout ce qu'elle ne sait pas encore et que je ne peux pas lui dire. Seul Nelson sait exactement ce que je ressens pour elle, et c'est bien mieux comme ça, pour le moment.

— Comment elle est ? elle insiste.

Et qu'est-ce que je pourrais bien répondre à ça ? Je m'assois sur le lit, près de ma sœur, et contemple mes chaussures un instant. Je sors mon téléphone de ma poche, le fait tourner quelques fois dans mes mains, puis le déverrouille. Dans ma galerie de photos, j'ai quelques clichés de Blessing. Je les contemple en me demandant lequel je peux bien montrer à ma sœur, pour lui faire comprendre tout ce que je ne sais pas dire. Blessing en train de dormir ? Non, trop intime. De dos ? Pas assez représentatif. Je tombe enfin sur la photo parfaite, et je souris. Je tends alors le téléphone à Jessie.

Pendant un moment, elle ne dit rien. Elle se contente de regarder la photo de Blessing, assise en face de moi, un milk-shake devant elle, m'adressant -ou plutôt à la caméra- un magnifique sourire. Je suis persuadé que l'on peut voir ses yeux qui brillent, même à travers l'écran.

Jessie lève la tête vers moi, un petit sourire aux lèvres.

— Wow ! elle rit. Ça ne rigole pas, à Miami !

Je ris et elle regarde à nouveau la photo, passant cette fois son doigt sur l'écran pour visualiser les autres. Lorsque je la vois faire, je réagis immédiatement en approchant ma main de la sienne. Elle tente de la lever pour m'empêcher d'attraper mon téléphone, mais elle n'est pas assez rapide ; je saisis l'appareil et l'éteint. Elle essaye de le récupérer, mais je le cache rapidement dans ma poche, alors que ma sœur sautille sur place.

— Elle est canon ! Je ne sais pas ce qu'elle te trouve, elle sourit.

Son sourire se transforme rapidement en ricanement, quand je lui jette un regard noir.

— Non, plus sérieusement ; elle n'a rien à voir avec Leila.

Ses yeux en disent plus long que son commentaire désobligeant. Elle n'a jamais aimé Leila et j'avoue que je ne comprenais pas pourquoi. Elle n'a certes jamais fait d'efforts pour être proche de ma sœur, mais je pensais qu'elle n'était pas non plus désagréable avec elle. Maintenant, j'en suis bien moins sûr. J'ai l'impression que je ne la connaissais pas vraiment. Après tout, je n'aurais jamais pensé qu'elle irait jusqu'à me faire renvoyer, aussi simplement.

— Mais honnêtement, je ne sais pas non plus ce que Leila pouvait te trouver, elle ricane à nouveau.

Je grogne et la pousse du plat de ma main. Elle tombe sur le lit en riant.

Je l'observe et rit aussi. Elle a beau être agaçante, c'est agréable de passer ce genre de moment avec elle. Ça faisait bien longtemps qu'on avait pas eu l'occasion de discuter et de rire ensemble. Ces moments m'ont manqué.

Je suis sur le point de lui en dire plus sur Blessing, quand des coups retentissent contre la porte. Lorsque je permets à la personne d'entrer, je découvre Amanda, les bras croisés, mais le regard chaleureux.

— Je peux savoir ce qu'il se passe, ici ? elle sourit.

— Rien, 'Man, je réponds.

— On parlait de la copine de Cam, répond Jessie simultanément.

Je lui lance un regard noir, tandis que son rire ne s'arrête plus. Je lui frappe le bras, elle me frappe le torse, et s'ensuit une petite guéguerre, habituelle entre nous.

— Et pourquoi je ne l'apprends que maintenant ? demande Amanda.

Soudain, le rouge me monte aux joues. En parler avec Jessie est une chose, mais Amanda et Nick ? Je me sens mis à nu, dans une famille avec laquelle je n'ai jamais partagé ces aspects de ma vie. Amanda savait que je fréquentais Leila, parce qu'elle la voyait régulièrement chez nous et qu'elle n'était pas aveugle ; elle avait bien compris qu'il y avait quelque chose entre nous. Pour autant, je ne lui ai jamais expréssément dit que nous étions en couple. Je n'ai jamais eu ce genre de discussion avec elle.

Son regard essaye de soutenir le mien, mais je détourne les yeux sur ma soeur.

— Parce que Jessie est une peste qui ne sait pas tenir sa langue, je marmonne.

Mon commentaire ne fait que renforcer son hilarité.

— Je n'ai besoin de rien dire, ça se voit dans tes yeux. On dirait un idiot amoureux, elle ajoute.

— Jessie ! je m'exclame tout en fronçant les sourcils.

Je suis vraiment si transparent ?

— Amoureux ? demande Amanda d'un ton surpris.

Nous nous sommes exclamés en même temps et Jessie se lève d'un coup, bondissant sur ses pieds. Elle sait qu'elle a dépassé les bornes.

— Je ne fais que dire la vérité, elle se défend en levant les deux mains. C'est flagrant, tu devrais le lui dire, elle ajoute.

— Jessie, je grogne.

Je suis mortifié. Quel culot !

Amanda m'observe et je vois dans ses yeux qu'elle ne me demandera rien, bien qu'elle meure probablement d'envie d'en savoir plus. Ce regard que j'ai senti peser sur moi à l'aéroport est de retour, mais il est plus appuyé, comme si elle savait maintenant ce qui avait changé en moi. Je soupire et Jessie ricanne, prenant enfin la direction de la sortie.

— Elle aurait dû venir, ça aurait été intéressant, elle ajoute avant de passer la porte.

Je récupère un oreiller décoratif sur le lit et l'envoie en direction de sa tête. Il n'a cependant pas le temps de l'atteindre, qu'elle est déjà hors de portée. L'oreiller termine sa course contre le mur.

— Je venais vous prévenir que le dîner est bientôt prêt, rit Amanda. Mais je sens que tu as besoin d'un peu de temps pour te remettre de tes émotions.

Elle m'adresse un sourire taquin et quitte la chambre. J'en profite alors pour me laisser tomber sur le lit.

Voilà pourquoi je n'ai pas demandé à Blessing de m'accompagner. Elle se serait sentie perdue, désorientée, dans cet environnement qui ne m'est même pas familier à moi, alors que ces personnes sont ma propre famille.

Je n'étais pas plus tranquille à Miami, mais au moins, je n'avais pas à faire semblant. Ici, chaque détail de ma vie est scruté au peigne fin et tout est trop étouffant ; l'attention que me porte Amanda, l'attitude de Nick... Si ce n'était pas pour Jessie, je ne serais peut-être jamais revenu, mais elle s'est attachée à eux. Ils sont sa famille, autant qu'elle est la mienne. Elle les considère comme ses parents et je suis heureux de voir qu'elle a de vrais modèles sur qui elle peut compter ; car c'était loin d'être le cas de nos parents biologiques. Elle n'en a gardé aucun souvenir ; on ne peut pas en dire autant pour moi.

C'est pour cette raison que, de mon côté, je n'ai jamais réussi à leur accorder l'amour qu'ils demandaient. Ce qui explique probablement qu'Amanda soit aussi étonnée d'entendre que je sois amoureux. Je n'ai jamais montré de marque d'affection à personne d'autre que Jessie. Elle était ma seule famille.

Maintenant, il faut simplement que je convainque Nick de se faire opérer, et je pourrais rentrer auprès de Blessing.

Auprès de ma nouvelle famille.

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