39.
BLESSING
Nous restons un bon moment dans cette posture. Je n'arrive pas à savoir s'il s'est endormi, mais moi, je m'en sens incapable. Il m'a adressé un seul et unique mot de toute la soirée. J'ai probablement plus parlé que lui, qui s'est contenté de hocher la tête ou de m'éviter, tout simplement. Je n'en ai pas l'habitude. Au contraire, c'est généralement lui qui me parle. Il me rassure, me donne l'impression que je suis importante. J'ai honte de me dire que je m'y suis habituée.
Son silence me donne l'impression que je dérange, que je ne suis pas à ma place. Il me fait me sentir inutile. Je ne peux pas l'aider, puisque je ne sais pas ce qu'il se passe.
Et finalement, un détail me frappe de plein fouet. J'étais si préoccupée par son attitude, que je n'ai pas réalisé tout de suite que généralement, c'est moi qui suis comme ça. Je ne lui dis jamais ce qui ne va pas, je ne le laisse jamais entrer. Est-ce qu'il se sent comme je me sens, actuellement ? Est-ce qu'il a l'impression que je ne veux pas de sa présence ?
Ma gorge se serre brusquement à cette pensée et j'arrête tous mes mouvements. Je suis une ingrate. Je ne devrais pas avoir le droit de dormir dans ce lit, de vivre avec lui, de manger sa nourriture et de partager sa vie. Je ne partage rien, de mon côté. Pourquoi est-ce qu'il me laisse rester, s'il n'a jamais rien en retour ? Massey a probablement raison ; il est temps qu'on lui rende sa liberté, à lui aussi. Je n'ai pas le droit de me montrer égoïste à ce point, de lui enlever sa vie plus longtemps, comme j'empêche Massey de vivre la sienne.
Je suis brusquement tirée de mes pensées par de légères pressions contre mon cou. Comme je le pensais, Cameron ne dort pas. Il est bien réveillé et il doit entendre mes pensées tourner dans tous les sens.
Sa main dans mon dos remonte lentement, relevant mon t-shirt. Elle atterrit dans ma nuque et il la soulève alors, jouant avec mes cheveux. Il ne s'arrête jamais d'embrasser et de mordiller mon cou, et les deux mouvements réunis m'arrachent des frissons incontrôlables.
Tandis qu'il remonte lentement sur ma mâchoire, puis sur mon menton, je me dis que je préfère largement ce genre de comportement, que la distance glaciale à laquelle j'ai eu droit toute la soirée. Et alors, je me promets de faire des efforts pour lui parler.
— Arrête de réfléchir, il murmure. Tu m'empêches de dormir.
Un rire tente de s'échapper de ma bouche, mais il est vite étouffé par ses lèvres. Ses gestes sont lents, contrairement à la veille, au restaurant, quand il m'a embrassée en arrivant. Il prend le temps de frôler mes lèvres, de les taquiner. Aussi légères et douces qu'une plume, il ne les pose jamais réellement. Sa main continue de caresser mes cheveux. Il la descend alors, lentement, taquinant ma colonne vertébrale et remontant, emportant à nouveau ce satané t-shirt sur son passage.
Au bout du troisième passage, la peau rêche du bout de ses doigts entre en contact avec celle, plus délicate, de mon dos. Le contact me fait haleter et subitement, il profite de cet écart entre mes lèvres pour y poser les siennes. Ma lèvre inférieure se retrouve prise au piège par sa bouche, ses dents, sa langue. Ma main, toujours dans ses cheveux, reprends son exploration et la sienne, dans mon dos, se pose entièrement, cette fois, me rapprochant encore de lui, si c'est possible.
Mon ventre se tord et je n'arrive pas à déterminer si c'est agréable ou non. Le petit grognement plein de satisfaction qui remonte dans sa gorge me donne confiance et je l'embrasse à mon tour. Mes gestes sont moins surs que les siens, plus prudents, mais il me montre qu'il les apprécie en me laissant faire. Il me laisse le découvrir.
Quand j'éloigne mon visage du sien, nos yeux se retrouvent et je crois que nos regards échangent plus de mots que nos bouches ne l'ont jamais fait. Je descends ma main sur sa tempe et du bout des doigts, je retrace les lignes de son visage. Ses sourcils, ses yeux, son nez, sa bouche. Je passe doucement mes ongles contre ses joues mal rasées et je l'entends gémir. Je sursaute et retire ma main.
— Qu'est-ce que tu fais ? il me demande.
— Je... je pensais... je commence.
La fraicheur de la nuit remplace subitement la place qu'occupait sa main chaude dans mon dos, et il vient attraper la mienne, la reposant sur son visage. Je comprends qu'il veut que je continue, alors je ne me fais pas prier. Reprenant mon exploration, je retrace le contour de son oreille et revient sur sa joue. De l'autre côté, à l'endroit exact que je touche, je sais que se trouve sa cicatrice. Mon autre main n'étant pas libre, puisqu'elle est bloquée entre nos deux corps, je me rapproche et dépose doucement mes lèvres dessus.
— Comment ? je l'interroge.
Je ne sais pas s'il comprend tout de suite que je parle de sa cicatrice, mais qu'il cherche ses mots, ou s'il lui faut un instant pour réaliser que je mentionne ce petit trait blanc, presque imperceptible, mais pourtant bien présent.
— Tu me reluques, maintenant ? il plaisante.
Bien que son ton soit joueur, je sens déjà mes joues se réchauffer et la honte m'envahir.
— Non, euh, je... Ce n'est pas...
Je ne trouve pas mes mots et lui se met à rire doucement. Malgré moi, je soupire ; son rire m'avait manqué.
— Ça me plaît, il murmure. J'avais peur d'être le seul à ne pas pouvoir détacher mes yeux de toi, il avoue alors.
Et moi, je ne sais pas comment réagir.
— Tu- tu me regardes ? je demande, estomaquée.
— Évidemment. Autrement, comment je saurais que tu as un petit grain de beauté...
Il laisse sa phrase en suspens, approchant son visage de mon cou, à nouveau.
— ... juste ici.
Il y pose ses lèvres, mais je les sens à peine. Le grain de beauté dont il parle doit être minuscule, car je ne savais même pas que j'en avais un, à cet endroit-là.
— Ou alors, il enchaîne, comment je saurais que tu as une fossette, juste là ?
Il embrasse cette fois ma joue.
— Mais juste une, il ajoute. Tu n'en as qu'une, et ça me fascine.
Ses mots me touchent, ils me font plaisir, et me gênent aussi beaucoup. Il remarque des choses que je ne savais pas moi-même ; c'est déroutant.
Cependant, je ne me laisse pas avoir. Je repose alors ma question :
— Et donc ? Cette cicatrice, elle vient d'où ? je m'obstine, curieuse.
— Je ne sais pas, il dit d'une voix rauque.
— Comment ça ?
Il ne peut pas s'être fait quelque chose à la joue et ne pas en avoir le souvenir. Une chute à vélo ? Une bagarre ?
Il soupire.
— Je l'ai toujours eue, du plus loin que je me souvienne. À 8 ans, je me faisais charrier à cause de ça, parce qu'elle était énorme sur ma joue et que sa blancheur contrastait beaucoup avec la couleur de ma peau, il raconte. Surtout en été.
La vision du petit Cameron de huit ans qui prend place dans mon esprit me serre le cœur.
— J'en étais complexé, au point de tout tenter pour la cacher. Je sortais parfois avec les énormes lunettes de soleil de ma mère, si rondes et grandes qu'elles me mangeaient le visage en entier. D'autres fois, je sortais avec mon bandeau de pirate sur la joue, il rit. Autant dire que j'attirais plus l'attention qu'autre chose, avec ces accoutrements. Tout le monde se moquait de moi.
Il s'arrête un moment, se rappelant probablement de cette époque, maintenant révolue. Je n'arrive pas à comprendre comment on a pu se moquer de lui. Il a l'air si sûr de lui, maintenant. Si fort, si fier. Et je trouve personnellement que cette ligne sur sa joue lui donne un air de guerrier. Mon guerrier. Ça me plaît bien.
— Un été, c'était l'anniversaire de ma sœur et on était tous les quatre en extérieur, dans un parc, en train de goûter en famille. Ma sœur jouait avec d'autres enfants et je restais dans mon coin, bien à l'ombre. Je me mettais en retrait tout seul, parce que je refusais de prendre le soleil. Je ne voulais pas que la cicatrice ressorte.
Oh, Cameron... je pense. Mais je ne dis rien, parce qu'autrement, je sais qu'il arrêtera de parler. Je ne veux pas qu'il pense que j'ai pitié, mais j'ai mal au cœur pour ce petit garçon qui s'empêchait de jouer avec d'autres enfants de son âge et de vivre sans le moindre souci, comme le devrait tout garçon de huit ans, simplement à cause de quelque chose qui ne le définissait pas, et ne le définira jamais.
— Ma mère m'a trouvé sous un arbre, en train de lire un livre, et m'a demandé pourquoi je ne me mêlai pas aux autres. Je lui ai dit que j'avais peur qu'eux aussi, se moquent de moi. Et alors, je lui ai raconté ce que je vivais au quotidien.
— Elle ne t'a pas dit d'où te venait cette cicatrice ? je demande.
Il soupire et me serre plus fort contre lui. Je le vois fermer les yeux un moment, puis les rouvrir. Ses prunelles semblent hantées, comme plongées dans son passé.
— Elle m'a dit que je poussais un petit garçon sur une balançoire, quand j'avais 5 ans, et qu'il est tombé. En voulant m'empresser de l'aider, je me suis pris la planche en bois dans la joue et voilà, il dit d'une voix froide.
— Alors pourquoi tu m'as dit que tu ne savais pas d'où elle venait ?
Je suis vexée, maintenant. Il aurait pu me dire ça dès le début. J'ai l'impression d'être prise pour une idiote.
— Parce que je ne crois pas que ce soit vrai, il répond enfin. Je n'ai aucun souvenir de ce moment. Je crois que je m'en souviendrais, si j'étais parti à l'hôpital avec un morceau de bois dans la joue.
Sa voix se fait plus basse, plus rauque. Il replonge dans son passé, je le sens. Alors, je pose mes deux mains sur son torse, pour le garder avec moi.
— Pourquoi t'aurait-elle menti ? je continue.
Et qui est ce « elle », dont nous parlons depuis le début ? Sa mère biologique, ou sa mère adoptive ? J'ai besoin de savoir, d'en apprendre plus sur lui. Après tout, je ne sais même pas à quel âge il a été adopté...
Ses mains attrapent finalement les miennes et il entrelace ses doigts avec les miens, avant d'embrasser mes phalanges, une à une, et de les relâcher. Il prend son temps, attrape mon visage et en embrasse chaque parcelle avec minutie. Je me sens abandonner, fondre entre ses bras, quand il déclare enfin :
— Pour protéger quelqu'un, sûrement.
Je comprends qu'il n'en dira pas plus, alors je laisse tomber.
— Les autres garçons ont arrêté de t'embêter ?
Changer de sujet, mais toujours en apprendre plus sur l'homme qui est entré si brutalement dans ma vie...
— Oui, il sourit. Je leur ai dit que je me l'étais faite en me battant contre des caïds plus âgés qui embêtaient la sœur de l'un d'entre eux. C'est elle qui m'a donné cette idée, alors qu'elle les a vus me charrier, un jour, en rentrant de l'école. Elle était plus âgée et tous les garçons étaient amoureux d'elle. Quand elle a validé l'histoire auprès de son frère et ses copains, je suis devenu une légende, il rit.
Je ris aussi, reconnaissante envers cette fille, à peine plus âgée qu'eux mais déjà tellement plus mature. Elle aura su lui épargner certaines douleurs, au moins.
Je me rends compte que la vie de Cameron n'a pas toujours été facile. Je ne sais toujours pas s'il a perdu ses parents avant ou après cette histoire, mais quoi qu'il en soit, il a vécu beaucoup de choses. C'est un battant ; pour moi, cette cicatrice en est une preuve.
— Plus tard, à l'adolescence, la cicatrice s'est atténuée et les filles trouvaient ça tellement sexy que plus personne ne s'est jamais moqué de moi.
Je tape son épaule de ma main libre et un rire rauque s'élève entre nous. Je ris aussi. Quel arrogant !
— Je n'y peux rien, c'était vrai ! il ajoute, riant toujours. Avec les années, elle a presque disparu. On ne la voit vraiment qu'en été et elle n'a plus aucun effet sur les femmes, maintenant.
— Moi, elle me plaît bien, je lui avoue timidement.
Il me regarde longuement, ses yeux se posent partout sur mon visage et je sais que je rougis. Étant à contre-jour, j'espère qu'il ne peut pas le voir. Il m'embrasse doucement puis se ravise et recule, pour me regarder à nouveau dans les yeux.
— Tu me tues, il annonce d'une voix rauque.
Je m'apprête à lui poser une autre question, mais je n'ai pas le temps de réagir, parce qu'il m'embrasse de plus belle et les mots que je voulais lui adresser meurent sur mes lèvres.
Il a vécu beaucoup de choses, des choses dont je ne saurais probablement jamais rien. Pourtant, c'est toujours le premier à m'aider, moi. Il ne rapporte jamais l'attention sur lui, sur les choses qui le dérangent, sur son histoire. J'aimerais en savoir plus, j'aimerais qu'il se livre plus souvent à moi, de la façon dont il l'a fait ce soir.
Je me promets d'essayer de lui faire plus confiance, à l'avenir, sur ce que je ressens. Et j'espère qu'il comprendra qu'il peut en faire de même de son côté.
Il se bat seul depuis tant d'années... Je voudrais qu'on apprenne à se battre ensemble.
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