37.
CAMERON
L'ambiance est particulièrement tendue, depuis que je suis revenu dans cette salle et que Leila est partie. Blessing, qui était de si bonne humeur, ne me jette maintenant plus un seul regard. J'ai pourtant tenté bien des approches, mais elle détourne constamment les yeux et fait tout son possible pour ne pas se retrouver trop près de moi.
Nous sommes maintenant sur la route de mon appartement et elle marche derrière moi, alors que ça fait des jours qu'on se lâche à peine.
— Bon, dis-moi ce que t'a raconté Leila, qu'on en finisse, j'éclate.
Un hoquet se fait entendre dans la pénombre. Elle ne s'attendait pas à ce que j'aborde le sujet maintenant, mais j'ai bien vu qu'elle lui touchait deux mots, avant que je ne revienne dans le restaurant. Pourtant, elle se tait et continue de marcher, me dépassant maintenant et adoptant un rythme plus rapide.
— Blessing !
Un grognement de frustration m'échappe.
— Je croyais que tu avais fini de fuir !
Ce n'est pas vraiment ce que je voulais dire, mais ça a le mérite de la faire s'arrêter.
— J'en ai assez de rejouer cette scène, encore et encore. Il faut que tu me parles.
Je rends ma voix la plus douce possible, pour qu'elle se sente en confiance. Ce n'est pas facile tous les jours, d'essayer d'avoir une discussion avec Blessing. Elle se braque facilement, elle ne comprend pas toujours tout ce que je veux dire, ou ce que j'aimerais qu'elle comprenne, mais on essaye. On fait des efforts. Enfin, on en faisait, jusqu'à ce soir.
— Je sais que c'est faux, elle murmure, si bas que je l'entends à peine.
— Qu'est-ce qui est faux ?
Elle se tient droite, devant moi. J'aimerais la toucher, la rassurer, mais j'ai fini par apprendre qu'elle est poussée à bout plus facilement, quand nous nous tenons à distance l'un de l'autre.
Ses yeux regardent partout, mais ne s'arrêtent jamais sur moi.
— Rien, elle dit.
Elle sait parfaitement éviter les conversations qui lui déplaisent. Et tout à coup, elle tend la main vers moi. Elle espère que je la prenne, que je la rassure. Mais je ne peux pas la rassurer, si je ne sais pas ce qui l'embête.
Têtue, elle soutient maintenant mon regard. Je la détaille un instant, puis lui tourne le dos.
— Bon, si ce n'est rien, alors...
Je reprends mon chemin et j'entends toute sa consternation, quand elle réalise que je ne prendrais pas sa main.
— Elle a dit que tu te lasserais de moi ! elle crie, comme un cri de rage. Elle a dit que quand ça arriverait, tu retournerais vers elle, comme tu le fais à chaque fois !
Ça m'arrête dans mon élan. Je soupire, réalisant qu'on est retourné au point de départ.
— Je sais qu'elle ment, elle ajoute. Je te crois, toi.
— Alors pourquoi est-ce que j'ai l'impression de toujours être le méchant de l'histoire ? je lui demande tout en me tournant vers elle.
— C'est...
Elle se mord la lèvre et s'avance vers moi.
— Je suis fatigué de toujours devoir me justifier sur les mêmes sujets, je lui dis.
Elle secoue la tête et je crois voir des larmes perler au coin de ses yeux. C'est plus fort que moi ; je pose ma main contre sa joue, arrêtant ses larmes avant qu'elles ne tombent. Elle penche la tête contre ma paume, et quand je m'apprête à l'enlever, elle la retient de sa propre main. Mon poignet est maintenant emprisonné et ses yeux sondent les miens.
— Je ne te demande pas de te justifier, elle murmure. Je suis désolée si tu penses que c'est le cas. Tu as eu une vie, avant que je ne débarque. C'est évident et je ne t'en veux pas pour ça, elle sourit. C'est juste que Leila sait toucher où ça fait mal ; elle m'a fait douter de moi, pas de toi.
Elle hausse les épaules et je comprends que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir. Notamment, il faut qu'elle prenne confiance en elle. Elle a parfois l'air tout à fait à l'aise avec sa nouvelle vie et tout à coup, quelque chose fait qu'elle ne croit plus en elle. J'aimerais lui faire réaliser qu'elle vaut plus que ce qu'elle imagine et que Leila est simplement jalouse.
— Ne m'en veux pas, elle me demande d'une petite voix.
Je soupire et passe mes bras autour d'elle pour qu'elle s'approche. Évidemment que je ne lui en veux pas.
— Je veux juste que tu ne me tiennes pas à l'écart, quand tu penses ou ressens ce genre de chose, je dis tout en enroulant ses cheveux autour de mes doigts.
Je l'entends soupirer à son tour et elle hoche la tête contre mon torse.
*
Je suis affalé dans mon canapé, la télévision allumée sur une chaîne au hasard. Mon téléphone entre les mains, je relis les nombreux messages que j'ai envoyés à Blessing depuis son départ au travail, ainsi que le dernier venant d'elle :
« Je dois travailler, maintenant, alors arrête de m'embêter. Tu penses pouvoir attendre quelques heures avant de me renvoyer un message ? »
À quoi j'ai répondu :
« J'ai hâte que tu rentres. »
Malheureusement pour moi, le fait de lui avoir acheté un téléphone n'a pas arrangé mon cas. Je ne peux plus m'empêcher de lui envoyer des messages chaque fois qu'elle ne se trouve pas dans la même pièce que moi.
Je tourne mon téléphone dans ma main, me retenant de ne pas lui envoyer de message, quand je reçois un appel. Le nom qui s'affiche me fait soudain sourire comme un idiot.
— Jessie ! je m'exclame. Ça fait un bail !
— Salut tête d'œuf ! je l'entends rire à l'autre bout du combiné.
Je grogne de mécontentement à l'entente de ce surnom. J'ai eu le malheur de me raser la tête, il y a des années de ça. Autant dire qu'elle ne l'a jamais oublié.
— Je t'ai déjà dit que mes cheveux avaient poussé, depuis !
— Je sais, elle rit. Mais j'arrêterai de t'appeler comme ça uniquement quand j'en aurais la preuve formelle.
Ça me fait subitement réaliser que je ne l'ai pas vue depuis bien longtemps. Je me suis éloigné de ma famille il y a des années et, alors que j'étais censé les visiter il y a des mois, je me suis retrouvé emporté dans le tourbillon « Blessing ».
— Bientôt, je murmure. Promis.
— Tu as déjà dit ça la dernière fois que je t'ai eu au téléphone, elle réplique de sa voix de petite fille.
Cette voix qui me fait reprendre mon rôle de grand-frère en 2 secondes.
— Tout va bien ? je demande, maintenant inquiet.
— Ça peut aller. J'enchaîne les cours et les profs sont très durs avec moi, mais je m'en sors.
Jessie a obtenu une bourse suite à ses années de lycée. Son deuil l'a plongée dans une routine de révisions et de concours en tous genres. Elle a été acceptée au New York Insitute of Technology en communication et suit depuis assidument ses cours. Je ne l'ai presque jamais au téléphone, mais elle sait à quel point je suis fier d'elle.
— Et les parents ? je demande.
Le soupir que j'entends à l'autre bout du fil ne me rassure pas le moins du monde.
— Maman est fidèle à elle-même. Elle prend toujours des cours de couture et s'amuse à refaire ma garde-robe. Papa... eh bien...
Je retiens mon souffle.
— Son cœur s'est remis à lui jouer des tours. Il s'affaiblit à vue d'œil, mais il refuse de se faire opérer.
Je réprime un frisson tandis qu'elle continue de déblatérer sur les derniers diagnostics des médecins. Évidemment, je n'en attendais pas moins de mon paternel, éternel obstiné. Il n'a jamais voulu passer le cap, ayant bien trop peur de la table d'opération et de l'anesthésie.
— Tu ne veux pas rentrer quelques jours ? elle me demande. Tu pourrais peut-être le faire changer d'avis.
Je sais parfaitement que c'est peine perdue, mais le petit éclat d'espoir que j'entends dans la voix de Jessie me fait culpabiliser. Mon père n'a jamais voulu m'écouter. Notre relation n'est pas exactement au beau fixe, depuis que j'ai refusé de les suivre dans la Grande Pomme.
— Je me renseigne sur les billets et je te tiens au courant. D'accord, ma puce ?
— OK, elle soupire. Tu amèneras ta copine avec toi ?
Sa question et ce changement de discussion me prennent de court. Je fronce les sourcils, pensant tout d'abord à Leila. Mais Jessie sait parfaitement que nous ne nous fréquentons plus.
— Qui ça ? je finis par demander.
— Bah, ta copine ? elle répète, comme si c'était évident. Nelson m'en a parlé ! Je n'arrive pas à croire que tu ne m'aies rien dit !
Je lève les yeux au ciel. Évidemment, qui d'autre que Nelson aurait pu lui parler de Blessing ?
— J'espère que j'aurais l'occasion de la rencontrer, Jessie continue.
Je n'écoute qu'à moitié, essayant d'imaginer Blessing au milieu de ma famille. Je ne suis pas sûr qu'elle se sente particulièrement à l'aise à l'idée de rencontrer mes parents et ma sœur.
— Il faut que tu me dises à quoi elle ressemble, elle s'extasie. Je suis sûre qu'elle est parfaite ! Et Leila en pense quoi, d'ailleurs ? Elle le sait ? Tu la vois toujours ? Elle doit être morte de jalousie ! elle rit.
Je ne dis rien, la laissant s'égosiller. Jessie n'a jamais aimé Leila, alors sa remarque me fait rire. Surtout que, pour être honnête, je suis quasiment certain qu'elle est, en effet, horriblement jalouse de Blessing. Il faut dire qu'il y a de quoi !
Ma petite sœur continue de parler dans mon oreille, quand la porte d'entrée s'ouvre sur Massey, qui sautille presque sur place.
— Cam ? j'entends. Cam, tu m'écoutes ?
— Ouais, je ris. Écoute, on en reparlera, si tu veux, mais je dois filer. Embrasse les parents pour moi, salut !
— Mais, Cam...
Je raccroche, sachant pertinemment qu'elle peut encore parler pendant des heures, si je la laisse faire.
Massey s'approche de moi et se jette sur la place libre du canapé, un grand sourire plaqué sur son visage. Je la détaille, suspicieux, mais elle ne dit rien.
— Balance, je finis par dire.
— Non, elle sourit. Je veux l'annoncer à Blessing en premier !
Je fronce les sourcils, décontenancé. Que peut-elle avoir de si important à lui annoncer ? Après ma discussion avec Jessie, ça a le don de me mettre sur les nerfs. Je ne sais pas si je serais en mesure d'entendre d'autres nouvelles.
*
Une heure plus tard, je suis en pleine préparation du repas, quand Blessing passe la porte d'entrée. Je n'ai pas le temps de l'y rejoindre que j'entends des pas lourds se précipiter dans le salon ; j'imagine que Massey vient de se jeter sur elle.
Lorsque j'arrive dans le salon, les deux amies sont fermement enlacées et Blessing ne semble pas comprendre ce qu'il se passe. Au moins, je n'ai pas encore raté l'annonce de Massey.
— Je peux savoir pourquoi tu es si heureuse ? elle rit.
Massey se détache enfin d'elle et lui sourit comme je ne l'ai jamais vue faire.
— J'ai décroché un job à la librairie du centre ! elle s'exclame immédiatement, n'en pouvant plus d'avoir gardé le secret si longtemps.
Un grand sourire s'étend sur les lèvres de Blessing et sur les miennes aussi, par la même occasion.
— Mais c'est génial, Mass ! Je suis tellement fière de toi !
Blessing prend son amie dans ses bras, sautillant presque sur place. Je suis heureux pour elles, pour Massey et le fait qu'elle puisse être indépendante, à son tour.
— On va enfin pouvoir se trouver un endroit où vivre, toutes les deux ! s'exclame Massey.
À l'entente de ces mots, tout mon corps se raidit et je suis, tout à coup, bien moins d'accord avec toute cette situation.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top