34.

BLESSING


La nuit est tombée depuis longtemps, sur la ville de Miami. Nelson nous a rejoints après son service et nous sommes sur le point de sortir. Il a parlé d'un verre que Cameron lui doit. Massey et moi avons voulu rester à l'appartement, mais Nelson a su la convaincre d'une façon qui me reste encore inconnue.

—  Ce serait une bonne occasion de goûter à la vraie vie, tu ne penses pas ? me raconte-t-elle maintenant.

Je suis sceptique, mais Cameron dit ne pas vouloir sortir si je ne sors pas, alors je fais l'effort de les suivre. Après tout, je refuse de l'empêcher de vivre simplement parce que je ne me sens pas encore à l'aise avec le fait d'avoir une vie « normale ».

Nelson a un sourire à faire peur, plaqué sur son visage pendant tout le trajet. Il est heureux et Cameron a l'air dans un état d'esprit similaire. Il passe son bras sur mes épaules, pendant que nous marchons en direction du bar qu'ils ont choisi, et Nelson en fait de même avec Massey, pour équilibrer notre quatuor, dit-il. Elle ne semble pas mal à l'aise, alors je laisse faire.

Une fois dans le fameux bar, la musique qui s'échappe des haut-parleurs placés dans tout l'espace intérieur m'étourdit un moment. Je peux distinguer quelques coins plus éclairés dans les ténèbres environnantes. Je ne me sens pas à ma place.

Les garçons commandent rapidement à boire et Massey les suit en demandant à son tour une boisson qui me semble alcoolisée. Quand Cameron se tourne vers moi, je lui demande un chocolat-chaud et je crois voir son sourire s'agrandir. Pendant un instant, je pense qu'il va rire, se moquer de moi, mais il secoue la tête et commande pour moi sans commenter mon choix.

Nos boissons arrivent rapidement et tandis que nous nous frayons un chemin entre les corps qui se collent et se bousculent au milieu de la pièce, la main de Cameron se pose dans le bas de mon dos et me montre le chemin. Je soupire de soulagement à son contact ; il est toujours là pour me guider avec douceur. Nous trouvons difficilement une table, mais heureusement, celle à laquelle nous nous installons est éloignée de tout le brouhaha de ce vendredi soir. Les banquettes autour de la table ronde semblent confortables et accueillent mon dos tendu lorsque je m'y affale. J'ai l'impression d'avoir retenu mon souffle pendant tout le temps où nous sommes restés debout.

Pendant que les trois boivent et discutent en élevant la voix pour se faire entendre, je reste murée dans mon silence. Je regarde autour de moi, sans réellement discerner quoi que ce soit. Tout est trop sombre, puis trop lumineux. Les corps bougent rapidement, la musique est trop forte. L'odeur qui se propage dans tout le bar pique mes narines et me donne parfois mal au cœur. C'est ça, la vraie vie ?

Je soupire en attrapant ma tasse. Lorsque je la place devant ma bouche, l'odeur qui s'en échappe me soulage un moment. Ça me rassure, tout comme la main de Cameron, qui se pose soudain sur ma cuisse. Je lève les yeux vers lui, il est concentré sur sa discussion avec Nelson et Massey, mais il pense toujours à moi. Ça me fait sourire.

Je reprends mon exploration des lieux avec plus de bienveillance, tentant d'oublier mes aprioris. Tous les corps qui se mêlent sont en sueur. Les sourires qui sont plaqués sur les visages ont l'air réels. Tout le monde s'amuse ; je devrais donc en être capable, moi aussi.

Mes yeux quittent le centre de la pièce, trop éblouis, pour se poser sur les coins, bien plus sombres. Pendant un moment, je ne distingue rien que des ombres et des flashs de lumière. Mais plus je me concentre et plus je distingue les quelques corps qui sont collés aux murs. Des femmes et des hommes, leurs corps bien trop proches pour qu'ils ne soient en train d'avoir qu'une simple conversation. Bientôt, j'aperçois des mains, des bras, des jambes qui s'emmêlent et bougent sensuellement. Par pudeur, je détourne le regard. Mais ma curiosité l'emporte et je les fixe plus intensément.

Contre ce mur, des couples s'embrassent, se caressent. Je sens le rouge me monter aux joues mais je ne détourne pas les yeux, cette fois. Leurs gestes sont lents, calculés pour certains, et frénétiques, hachés pour d'autres.

Mon regard se reporte brusquement sur Cameron quand je le sens pincer ma hanche. Son bras est passé dans mon dos, je ne sais comment. Il ne me regarde pas ; il parle avec Nelson. Un sourire en coin étire ses lèvres. Il y porte son verre, dont il avale une gorgée qui fait bouger sa pomme d'Adam. Je ne sais pas si c'est ce que je viens de voir qui me met dans cet état, mais j'ai envie de plonger mon visage dans son cou, de sentir son odeur, de me laisser aller contre lui... je déglutis à mon tour. Ma bouche est sèche, alors je porte ma tasse à mes lèvres et avale une longue gorgée de chocolat. Le goût se répand sur ma langue et dans ma gorge, me réchauffe doucement. Je ferme un instant les yeux pour me concentrer, quand j'entends mon prénom. Je relève alors subitement la tête. Ils me regardent tous, attendant probablement que je dise quelque chose.

Cameron approche son visage de mes cheveux et je le sens inspirer leur parfum, avant qu'il ne me répète ce qui s'est dit pendant que j'étais perdue dans mes pensées :

—  Nelson veut qu'on aille danser, il parle normalement dans mon oreille.

Sa voix fait vibrer mes tympans et un frisson me parcours quand sa main, posée sur ma hanche, remonte le t-shirt que j'ai enfilé avant de venir.

Puis, ce qu'il a dit atteint finalement mon cerveau, en baisse de régime, ce soir. La panique s'insinue par tous mes pores et j'éloigne ma tête de la sienne pour lui montrer clairement le mouvement qui s'impose à moi : je secoue frénétiquement la tête. Je ne peux pas. Me glisser parmi tous ces gens, au milieu, dans la lumière ? Ça me terrifie, même en présence de Cameron.

Il pince les lèvres, puis sourit légèrement, avant de hocher la tête à mon intention, me faisant comprendre qu'il accepte mon choix de ne pas vouloir me mêler à la foule. Il se tourne ensuite vers Massey et Nelson.

—  Allez-y, vous. Je reste ici avec Bless, il leur crie presque pour se faire entendre.

Nelson hoche la tête et pose ses mains sur les hanches de Massey pour la pousser hors de la banquette. Elle se remet sur ses pieds avec un entrain que j'ai rarement vu. Elle prend cependant le temps de se tourner vers moi, avant de suivre Nelson : elle me demande si tout va bien, si ça ne me dérange pas. Je lui souris et hoche la tête pour qu'elle comprenne que ça va, tant qu'on ne m'oblige pas à faire ce genre de chose.

Un grand sourire s'étire sur ses lèvres et elle prend la main que Nelson lui tend. Ils disparaissent rapidement dans la foule. Quand je les ai perdus de vue, je récupère ma tasse et bois plusieurs gorgées, ne sachant pas sur quoi me concentrer d'autre. Cameron attrape soudain la tasse, toujours sur mes lèvres, et l'éloigne de mon visage. Je me retrouve forcée à avaler ma dernière gorgée un peu rapidement, ce qui me fait tousser.

Je tourne subitement la tête vers lui, avec pour but de lui demander pourquoi il a fait ça, quand sa bouche se retrouve sur la mienne. Mon souffle se coupe. On ne s'est plus approchés de cette façon depuis notre moment dans la cuisine et je pensais qu'il regrettait un peu. J'ai dû me tromper, car sa langue se fraye rapidement un chemin entre mes lèvres et vient caresser la mienne. C'est doux, un peu mouillé, mais agréable. Il a un petit goût amer qui se mêle à un arrière-goût de menthe. Quand il se détache de moi, il vient souffler à mon oreille.

—  Tu as le goût de chocolat.

J'ai peur que ce ne soit pas une bonne chose, mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir quand il revient à la charge en embrassant mon cou. Je n'ai pas froid, mais un frisson me traverse et ma tête se déplace pour lui ouvrir le champ, instinctivement.

—  Ça me rend dingue.

Il murmure mais c'est comme si tout le bruit qui me dérangeait tant avait disparu. Je n'entends que lui, sa respiration, le son de ses lèvres contre ma peau. Il s'arrête subitement et pose son front contre mon épaule. Son souffle est frénétique, il ne dit rien, ne bouge pas.

—  Désolé, il finit par dire. Pardon, je ne comptais pas...

Il lève la tête pour me regarder et je lui souris. Je secoue la tête pour lui dire de ne pas s'excuser.

—  Je n'avais pas l'intention de te sauter dessus, il continue tout de même à se justifier.

Son pouce passe sur mes lèvres. Il a un sourire taquin collé aux siennes.

—  Tu regardais tous ces gens tellement intensément. Ton regard les enviait presque, tes lèvres appelaient aux baisers. Je n'ai pas pu résister.

Je rougis brusquement à l'entente de ses mots. Je suis donc si facile à lire ? Il se peut que mes pensées aient dévié vers cet endroit, encore nouveau pour moi, où je me sens bien quand Cameron pose ses lèvres sur moi. Je ne sais pas comment gérer cette nouvelle phase de notre relation, est-ce que je dois être plus proche de lui ? Ou jouer les indifférentes ? Tout ce que j'ai observé pendant des années m'a appris des choses parfois contradictoires. J'ai pu analyser le comportement de bon nombre de couples, parfois pour me distraire, d'autres fois parce qu'ils attiraient l'attention sur eux. On n'imagine pas toutes les émotions et les moments de vie qui se passent sur un trottoir.

J'ai pu voir des couples se tenir la main, s'embrasser pour se dire au revoir ou pour se dire bonjour, d'autres qui marchaient ensemble mais qui étaient au téléphone chacun de leur côté, qui se regardaient à peine lorsque leur chemin se séparait. J'en ai vu ivres de bonheur, qui peinaient à ne pas se toucher constamment, et d'autres qui se disputaient pour des choses qui me semblaient parfois futiles, mais parfois pas tant que ça...

Je trouve ça bien compliqué de déterminer ce qui peut m'être utile, dans tous les comportements que j'ai observés. Cameron a l'air de trouver ses marques facilement ; il ne se pose peut-être pas autant de questions que moi.

—  Qu'est-ce qui se passe dans ta tête, Blessing ?

Son visage est enfoui dans mes cheveux, proche de mon oreille. Il n'y a rien de particulièrement intime dans ce geste, il est simplement obligé de s'approcher de moi à ce point s'il veut que je puisse l'entendre. Mais les frissons qui me traversent quand son souffle se pose sur mon cou, me font réaliser que tout ce qu'il fait est toujours plus intime qu'il n'y paraît.

Je me rappelle qu'il m'a posé une question, mais je ne sais pas comment y répondre. Le lieu dans lequel nous nous trouvons n'est pas particulièrement propice à ce genre de conversation et je sais que Cameron s'amuse, je ne voudrais pas le priver d'une bonne soirée avec son ami. Alors, je lui souris et secoue la tête pour lui indiquer que ça va. On pourra en parler plus tard, je lui dis en un regard.

Il prend un air plus grave que le rictus détendu qu'il arborait jusqu'alors et boit plusieurs gorgées de sa boisson. Je le regarde attentivement : cette petite cicatrice le long de sa joue et qui m'intrigue toujours autant, sa barbe qui commence tout juste à repousser, rendant son doux visage un peu plus dur, fatigué ; ses longs cils qui balaient le haut de ses pommettes lorsque ses yeux se ferment pour apprécier sa boisson, ses lèvres qui entourent le bord de son verre. Il a l'air d'y prendre goût et j'ai tout à coup extrêmement soif. Il doit le remarquer, car il me propose son verre, après en avoir bu le contenu quasi-entièrement. Je ne suis pas sûre de vouloir y goûter, mais après tout, il faut aussi que je me fasse de nouvelles expériences, pas vrai ?

Je hausse les épaules et lui prends son verre des mains. Je trempe mes lèvres avec précaution dans le liquide jaunâtre et avale une gorgée qui me fait grimacer ; je retrouve ce goût amer qui était posé sur sa langue, mais il est bien plus intense et désagréable. Je reprends une gorgée pour être sûre de ce que j'avance et j'entends son rire s'élever près de mon oreille, quand il me voit faire la même tête. Je repousse son verre près de lui et le regarde rire, la tête basculée en arrière. Ses dents blanches ressortent dans la pénombre qui nous entoure, son visage est sitôt éclairé par les spots, sitôt effacé par une sombre couleur bleue.

Son rire est rauque, un peu décousu et irrégulier, mais il me fait sourire. Je l'ai rarement entendu s'esclaffer de cette façon. Quand il se calme, un grand sourire s'étend sur ses lèvres et ses yeux se posent dans les miens, si tendrement que ça me gêne. J'ai presque envie qu'il se remette à rire, pour éviter son regard.

—  Je me demande encore comment tu as pu descendre une bouteille de vodka, quand tu grimaces de cette façon en buvant du café ou une simple bière.

Je fronce les sourcils en me rappelant de la sensation désagréable de l'alcool fort dans ma gorge. Ça brûlait, c'était intense, mais aussi parfaitement anesthésiant. Je comprends pourquoi certaines personnes deviennent dépendantes. La brûlure était forte, mais le nuage qui prenait sa place, quelques instants plus tard, était plutôt confortable. Cette boisson-là, la bière, ne brûle pas. Elle n'anesthésie pas. Elle a juste mauvais goût.

—  Pourquoi tu bois ça ? C'est immonde, je grimace à nouveau.

—  Enfin ! il s'écrie. J'ai cru que tu avais perdu ta voix, il me taquine.

Je rougis brusquement, quand je me rends compte que j'ai effectivement été dans mes pensées pendant la majorité de la soirée. Je ne sais pas combien de temps est passé, mais ils ont discuté tous ensemble, sans que je ne prenne jamais part à leur conversation. Je ne sais même pas ce qu'ils se sont dit.

—  Et pour te répondre, eh bien... tu te rappelles de la sensation d'être ivre ?

Je hoche la tête lentement. Je m'en souviens. C'était agréable, au début, puis c'est vite devenu trop intense. Je ne contrôlais plus rien, j'ai paniqué, avant de perdre connaissance.

—  Disons que la bière peut te faire ressentir ce genre de sensation, sans que ça ne soit trop intense. Il n'y a pas de perte de contrôle ou de vertige. Ton corps devient cotonneux, léger, mais c'est progressif. Tu le sens s'installer, il sourit. À moins que tu ne boives sans t'arrêter, dans ce cas, ça peut devenir aussi intense que l'alcool fort.

—  Tu te sens comme ça ? je lui demande en pointant son verre du doigt.

Un petit rire lui échappe et il secoue la tête.

—  Non, pas du tout, il sourit. Pas avec un seul verre, en tout cas.

Je hoche la tête en pensant que si un verre ne le met pas dans cet état, alors il boit ça parce qu'il en aime le goût. À moins qu'il n'ait l'intention de se servir à nouveau. Je pense qu'il a fini de parler, mais il pose son bras sur le dossier et pivote son corps vers le mien. Sa main vient caresser ma joue et il plie la jambe pour pouvoir se pencher vers moi. Son tibia repose contre ma cuisse, ma respiration se coupe. Il penche la tête sur le côté et un petit sourire en coin s'étire sur ses lèvres.

—  En plus, je n'ai pas vraiment besoin de ça.

Je fronce les sourcils d'incompréhension, quand il relève mon menton de son index, le faisant ensuite glisser dans mon cou qui lui est offert. Il approche son visage et je sursaute quand son nez glisse jusqu'à mon épaule, puis remonte vers mon oreille. Est-ce que c'est juste moi, ou il fait soudain terriblement chaud, dans ce bar ?

—  Ton goût et ton parfum m'enivrent bien plus que n'importe quel alcool.

Sa voix rauque s'insinue dans ma tête. La musique perd en intensité, alors que mon sens du toucher se réveille. Je suis brusquement bien trop consciente de tous les endroits où nos corps sont en contact. Des picotements incessants se propagent de mon genou jusqu'au sommet de ma tête. Son souffle caresse ma mâchoire, puis ma joue. Une plainte s'élève dans ma gorge, quand je le sens se détacher de moi sans m'avoir réellement touchée de ses lèvres. J'ouvre les yeux et plonge dans les siens, pleins de malice. Il sait ce qu'il fait. Mais bon sang, est-ce qu'il sait seulement ce qu'il est en train de faire de moi ?

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