31.
BLESSING
— J'ai été en couple avec elle pendant longtemps, il déclare sans préambule.
Même si je m'en doutais, mon cœur se serre d'entendre ces mots sortir de sa bouche.
— Plus de trois ans, pour être exact, il précise.
Cette information ne me réjouit pas plus que la précédente. S'ils ont été en couple si longtemps, elle le connaît probablement bien mieux que moi.
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
Sa question me laisse pantoise.
— Je ne sais pas, Cameron ! je m'exclame. J'essaye juste de comprendre pourquoi on me met en garde contre elle en permanence et pourquoi elle me déteste autant.
Je m'installe sur un tabouret, de mon côté du bar. Nous sommes maintenant face à face, mais ses yeux se posent partout, sauf sur les miens.
— Ok, il soupire. Tu as le droit de savoir.
Il regarde ses mains entrecroisées par-dessus son téléphone. Quand il se lance enfin, sa voix est chargée de souvenirs :
— Nous étions amis, au lycée. On se voyait plus ou moins régulièrement, on...
Je le pensais lancé, mais il s'arrête subitement et détourne les yeux vers la porte du restaurant. Un instant, j'ai peur qu'un client soit arrivé. J'ai vraiment besoin de savoir, maintenant qu'il a commencé. Mais lorsque je tourne la tête, je ne vois personne, alors je repose mes yeux sur lui. Ses joues ont rougi, c'est peut-être la première fois que je le vois si gêné.
— On couchait ensemble, il se racle la gorge, mal à l'aise. On se contentait bien de cette relation.
Il lève les yeux vers moi, s'excusant presque. Je ne dis rien, après tout je le savais déjà, c'était évident. Il soupire longuement et attrape une de mes mains dans la sienne. Quand il est sûr que je ne le repousserai pas, il se met à en caresser le dos de son pouce.
— Quand je n'étais pas avec elle, je traînais déjà avec Nelson. On rêvait d'entrer dans une école de médecine. On voulait être infirmiers, sauver des vies, soutenir les gens, toutes ces choses.
— Ça ne s'est pas fait ? je lui demande.
— Pas vraiment, il rit tristement. Entre-temps, vers le milieu de la deuxième année de lycée, notre relation avec Leila est devenue plus sérieuse. On passait la majorité de notre temps ensemble et on a fini par se mettre réellement en couple. Elle cherchait une vie dorée et s'était mis en tête que je deviendrais chirurgien, même si je lui répétais sans cesse que mon but était d'être infirmier. Elle travaillait déjà ici, pour son père. Elle n'arrêtait pas de dire qu'une fois que je serais diplômé, on ferait un enfant et elle resterait à la maison, que je gagnerais assez pour subvenir à nos besoins.
Plus Cameron avance dans ses souvenirs et plus je réalise à quel point Leila est une opportuniste. Ça explique notamment toutes les piques qu'elle me lance concernant ma situation. Ma vie est aux antipodes de ce qu'elle prévoit pour elle-même.
— Elle me mettait une pression dingue et pourtant, j'ai fini par y croire. J'ai été accepté dans l'école que je visais, Nelson suivait les mêmes cours que moi. Une vie plus stable que ce que je n'ai jamais connu se profilait et j'y ai réellement cru. Alors, quand j'ai été reçu avec brio à tous mes examens en fin de première année de médecine, je lui ai demandé de m'épouser.
Les larmes me montent aux yeux, mon souffle se coupe, mon cœur s'arrête de battre. J'ai l'impression que tout mon corps me lâche lentement, puis toutes ces sensations reviennent me frapper à pleine puissance. J'ai terriblement mal.
Je réalise instantanément que Cameron a eu une vie, avant moi. Il allait se marier, avoir des enfants. Il allait devenir infirmier, ou chirurgien, ou que sais-je encore. Les larmes se mettent à couler toutes seules et subitement, ses mains lâchent les miennes et viennent se poser autour de mon visage.
— Blessing, s'il te plaît, il me supplie.
Il me supplie de le regarder, mais je ne peux pas. Je secoue la tête pour faire tomber ses mains ; ça ne fonctionne pas, alors j'attrape ses poignets et les pousse loin de moi. Du coin de l'œil, je le vois serrer les lèvres. Je ne peux pas le regarder, mais maintenant il faut que je sache.
— Et ensuite ? je lui demande d'une voix rauque.
— Blessing... il tente de me raisonner.
— Ensuite, Cameron ? je m'entête.
Je veux savoir.
Il soupire et pose ses coudes sur le comptoir, tandis que je regarde mes mains, posées sur mes cuisses. Il doit probablement passer les siennes sur son visage.
— Ensuite, mes parents ont déménagé pour New York et j'ai refusé de les suivre. Ils ont embarqué ma petite sœur et j'ai dû me débrouiller pour trouver un travail et un appartement. Pour le travail, Leila m'a recommandé à Rick, son père, et j'ai été embauché ici. Ce n'était pas grand-chose, mais ça faisait l'affaire. Au début, je n'avais pas assez d'argent de côté pour me trouver un logement, alors je vivais chez elle, dans son appartement, il soupire. Tout s'est enchaîné. Je ne supportais plus de vivre avec elle, alors je travaillais des heures infernales pour mettre le maximum d'argent de côté. Je travaillais tellement que j'en oubliais mes cours et sans surprise, j'ai raté ma deuxième année. J'ai redoublé et je me sentais comme un moins que rien, donc je me suis donné pour mission de réussir à faire fonctionner mon travail avec mes études et avec la vie de couple. J'ai réussi, pendant un moment. Mais c'est à ce moment-là que ma sœur...
Sa voix se brise. Je relève la tête pour le regarder ; mes larmes ont séché, mais ses yeux brillent maintenant avec la même intensité que les miens, quelques minutes auparavant. Il prend une grande inspiration et continue :
— Elle a eu quelques problèmes de fréquentation. Mes parents ne savaient plus quoi faire et moi, à près de 1300 miles, je n'avais plus aucune emprise sur elle ou sur son comportement. J'étais dépassé, j'ai tout arrêté.
La fin de sa phrase sonne comme une déclaration. C'est solennel. Il a tout arrêté. Qu'est-ce que ça veut dire, exactement ?
J'analyse son visage et j'y trouve des remords, du chagrin, de la peine. Il a souffert, terriblement. Un rire, un peu triste mais aussi un peu sinistre, s'échappe d'entre ses lèvres.
— Leila m'a quitté quand j'ai arrêté mes études. Je me donnais corps et âme au North Paradise. Je dormais presque ici, je faisais les ouvertures et les fermetures. Tout pour ne plus penser, il hausse les épaules, indifférent. J'étais si productif que son père m'a gardé, même quand elle partait pleurer dans ses bras. Elle m'a évidemment viré de chez elle, il rit à nouveau. Heureusement, je travaillais tellement que j'ai pu me trouver l'appartement dans lequel je vis encore aujourd'hui.
Il soupire longuement et j'en veux terriblement à Leila de l'avoir quitté à ce moment-là de sa vie. Il avait besoin de quelqu'un, n'importe qui, mais elle l'a abandonné. Et elle en paie les conséquences, encore aujourd'hui.
— Après ça, j'ai repris ma vie en travaillant ici. Je ne pouvais pas retourner à l'école. Nelson a eu son diplôme, il a été infirmier quelques temps et il a arrêté, lui aussi. Je l'ai recommandé à Rick et il a été embauché.
Il pose les paumes de ses mains contre le bord du comptoir et pousse sa chaise en arrière.
— Voilà, tu sais tout, il déclare.
— Et Leila ? je demande quand même.
Espèce d'idiote, je me réprimande mentalement. Est-ce que j'ai réellement envie de savoir ? Il pose ses yeux dans les miens pour la première fois depuis de longues minutes et dans son regard, je comprends sa question : quoi, Leila ? J'hésite presque à énoncer mes pensées, mais j'ai besoin de boucler la boucle.
— Où en est votre relation, aujourd'hui ?
Il rit. Au début, je pense qu'il se moque de moi, mais plus je le regarde et plus je m'aperçois que c'est de lui, qu'il se moque.
— Elle revenait souvent vers moi, surtout quand l'un de ses mecs du moment lui prouvait qu'il n'était pas aussi ambitieux que ce qu'il avait pu laisser paraître, au premier abord. Elle cherche toujours une vie de luxe, mais quand elle se retrouve seule, elle revient vers moi. Je ne suis pas riche, je ne suis pas issu d'une famille aisée, mais je suis ce qu'elle a vécu de plus vrai. J'imagine que c'est pour ça qu'elle revient toujours.
Je sens les bras de la jalousie m'étreindre au niveau de la gorge et de la poitrine. C'est intense et c'est insensé, mais je suis jalouse de Leila. Elle a eu quelque chose de vrai, de puissant, avec Cameron. Ils allaient se marier ! Ça en dit long sur la relation qu'ils construisaient.
— Je la laissais faire parce que j'étais seul et déprimé. Mais Blessing...
L'entendre dire mon nom me fait lever la tête. Je sais tout de suite qu'il voit la jalousie se refléter dans le moindre pore de mon visage. Un petit sourire s'étend alors sur ses lèvres, le premier depuis que nous avons commencé cette conversation.
— Elle ne m'a plus touché depuis longtemps. Plus comme ça, il précise.
— Pourtant, vous aviez quelque chose de vrai, je m'entends dire.
Il rit, cette fois réellement. Son rire est plus léger, j'ai comme l'impression que la tempête est maintenant passée. Au même moment, des clients ouvrent la porte du restaurant. Nous tournons tous les deux la tête, mais je l'entends quand même dire :
— Non, ce n'est pas ce que j'ai dit.
— Si, je fronce les sourcils.
Il secoue la tête et se lève d'un coup, mettant fin à cette conversation. Mais, enfin...
— J'ai dit que j'étais sa relation la plus vraie. Je n'ai pas dit qu'elle était la mienne.
Il se retourne pour installer les clients et prendre leur commande, mais j'ai le temps de voir le petit sourire qui s'étire sur son visage.
*
— Tiens donc, ça faisait longtemps que je ne te voyais pas. Trop occupée à traîner dans la rue ?
Le rire que j'entends ne laisse pas de doute : Leila vient d'arriver pour prendre son service. Avant de me tourner vers elle, je regarde au loin Cameron qui sert une table éloignée de l'entrée. Il ne l'a pas encore vue. Je me tourne vers elle, plaquant un faux sourire sur mon visage.
Je l'observe longuement. Son commentaire ne me fait ni chaud, ni froid. Ce qu'elle dit ne m'atteint plus, parce que la seule façon dont elle pouvait réellement me faire du tort était de prévenir Billie de ma situation. Maintenant qu'elle en est informée, je n'ai plus rien à craindre d'elle. Pour cette raison, je continue donc de faire mon travail, sans lui porter la moindre attention.
— Tu pourrais au moins avoir l'air intéressée, tu sais, puisque je peux prévenir ta chère patronne à tout moment...
Elle tape de ses ongles parfaitement manucurés sur le comptoir, mais ce bruit ne m'énerve pas autant que le son de sa voix, alors je ne dis rien. Je ne veux pas lui dire que Billie est au courant, je préfère la laisser penser qu'elle a encore une certaine emprise sur moi.
Du coin de l'œil, je l'observe un peu plus longuement que d'habitude. L'abondance de bijoux autour de son cou et de ses poignets, ses cils parfaits en éventail -évidemment faux-, son maquillage impeccable, ses dents blanches, ses vêtements hors de prix... elle me ferait presque de la peine, maintenant.
Cameron, qui a dû s'apercevoir de l'arrivée de Leila, apparaît près de moi et passe son bras autour de ma taille. Je prends également le temps de l'observer, lui aussi : son t-shirt gris taché de café, son jean foncé posé de façon nonchalante sur ses hanches, ses bottes usées, ses cheveux en désordre. Je peine à les imaginer ensemble et cette fois, ça n'a rien à voir avec la jalousie. Bon, peut-être un peu quand même, me dis-je.
Il se penche vers moi, son visage dans mes cheveux, sa bouche au niveau de mon oreille. Mon souffle se coupe, comme chaque fois qu'il initie un rapprochement.
— Il n'y a rien de vrai, il murmure.
Puis aussi rapidement qu'il est arrivé, il me lâche, non sans laisser ses lèvres trainer contre mon cou dénudé. Une fois qu'il est loin, je regarde enfin Leila dans les yeux et ce que j'y vois me fait sourire. Elle bout sur place, ses doigts qui tapaient contre le marbre sont maintenant serrés en poings et ses lèvres forment une ligne si fine que son rouge à lèvre carmin disparaît. Elle n'a pas pu entendre ce que Cameron a dit, mais ses yeux lancent des éclairs sur son dos tandis qu'il s'est remis à servir les clients.
Elle pose ensuite ses yeux sur moi et je suis décontenancée par le rouge de ses joues. J'ai presque l'impression qu'elle va se mettre à pleurer. Elle tourne subitement les talons et se dirige vers l'arrière salle.
Après quelques minutes, Cameron revient pour me donner les nouvelles commandes. Son air espiègle a disparu pour laisser place à un regard soucieux.
— N'hésite pas à me le dire, si elle pose un problème.
Je le regarde longuement, essayant de déceler une émotion que je reconnais, puis je hoche la tête. On est reparti au point de départ : je suis la pauvre petite fille malheureuse qu'il veut aider à tout prix. Sa main se pose contre ma joue et il me sourit légèrement. Notre conversation a dû l'ébranler plus qu'il ne le laisse paraître. Je détourne le regard et je croise celui de Leila : un regard qui pourrait me tuer sur place s'il en avait le pouvoir.
— Leila est arrivée, je murmure, alors je vais vous laisser gérer, maintenant.
— Blessing, attends !
Il attrape le haut de mon bras, me forçant à me retourner. Un vieux réflexe surgit alors et je réprime le cri qui ne demande qu'à sortir de ma bouche. Je mords violemment ma lèvre et pivote de nouveau en sa direction. Quand ses yeux plongent dans les miens, tout comportement de survie me quitte et je me détends.
— Est-ce qu'on pourra finir notre conversation, après ?
Pendant une fraction de secondes, qui me paraissent pourtant être des heures, je ne réponds pas.
— Quand j'aurais fini, il ajoute. Quand je rentrerais à la maison. S'il te plaît ?
Sa supplique a presque raison de ma volonté.
— Demain ? je propose.
J'ai besoin de répit, la journée a été longue et elle est loin d'être finie.
Il hoche la tête et lâche finalement mon bras. Je m'échappe alors rapidement dans l'arrière-salle. Une fois changée, je prends soin de passer la porte du restaurant sans que personne ne me voie. Je ne veux pas tomber sur qui que ce soit d'autre. Il y a eu assez de révélations pour la journée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top