24.

CAMERON


Une heure plus tard, dans le salon en compagnie de Massey, j'entends la porte de ma chambre s'ouvrir et Blessing passer sa tête endormie par l'entrebâillement. Lorsqu'elle nous voit tous les deux assis sur le canapé, elle scanne la pièce rapidement et hoche la tête d'un air entendu lorsqu'elle ne repère pas Jase.

— Il est parti, lui dit Massey avant même qu'elle ne pose la question.

À ces mots, elle tourne la tête vers moi. Sûrement parce que je lui ai promis que tout irait bien et que je viens de jeter son meilleur ami à la porte.

— De lui-même ? elle demande.

Je sais que cette question m'est directement dirigée, c'est pourquoi je lui réponds :

— Non. Je lui ai demandé de partir.

Je ne lui sers aucune excuse, car je n'en ai pas. Massey sait ce qu'il en est, mais Blessing n'a rien vu. Étonnement, elle hoche la tête. Stupéfait, je la regarde se diriger vers la cuisine sans rien dire.

Je mets un moment avant de la suivre, mais une fois dans la pièce, je la vois en train de mettre en marche la machine à café et cela me fait sourire. Son chocolat est déjà prêt ; elle porte la tasse à ses lèvres, ses deux mains l'entourant, se réchauffant. Lorsqu'elle me voit, elle baisse la tasse et ses joues prennent une teinte rosée.

— Je te préparais ton café, m'informe-t-elle.

Touché de cette attention, je ne dis rien et m'approche d'elle. Elle est appuyée au comptoir, alors je me place devant elle et pose mes deux mains de chaque côté de son corps.

— Merci, je chuchote.

Elle ne dit rien et baisse la tête, comme je m'en doutais. Je lève alors la main droite et relève son visage, détachant son regard de la tasse bleue et le redirigeant vers moi.

— Tu sais que tu peux me dire comment tu te sens, n'est-ce pas ? je lui demande.

— Ça va, elle hausse les épaules. Tu as bien fait de lui demander de partir.

— Pourquoi ?

Malgré mon insistance et ma présence tout autour d'elle, son regard m'échappe à nouveau et va se perdre sur le sol de la cuisine. Cette réaction m'inquiète un peu, et je me demande à quoi elle pense.

— Il se drogue, elle me murmure, si bas que je l'entends à peine. Tu le savais déjà et je m'en doutais également, mais je refusais de le voir, de l'accepter.

Elle ne cesse de me surprendre.

— Je suis désolée de ne pas avoir voulu te croire.

Je vais pour la couper, mais elle me devance.

— J'ai vu assez de personnes bourrées et droguées pour savoir ce que ça fait et quel effet ça a sur les gens. Je me suis longuement cachée et j'ai toujours fermé les yeux quand des toxicomanes passaient dans le squat. Je ne voulais pas voir cet aspect-là des gens, elle soupire. Mais hier, Jase... il n'était pas lui-même et il ne l'était pas non plus la fois où je l'ai croisé dans la rue.

Des larmes se forment dans ses yeux et je ne peux m'empêcher de rapprocher mes bras de son corps. Mes mains tiennent fermement le plan de travail derrière elle, m'empêchant de la toucher. J'ai peur qu'elle cesse de parler et qu'elle se braque, si jamais je le faisais.

— Le regard fuyant, je connais, et Jase n'est pas comme ça d'habitude. Je l'aime énormément, il nous a aidées Massey et moi de nombreuses fois. Nous l'avons aidé aussi, autant de temps qu'on a pu. J'ai l'impression de le laisser tomber, mais j'ai aussi le sentiment qu'on ne peut plus rien faire pour lui...

Je ne m'attendais pas à ce déferlement d'émotions, mais je suis heureux qu'elle me parle, qu'elle tente de se détacher de ses démons. Je comprends la bataille qui fait rage en elle. Je l'ai vécue, je sais à quel point il est difficile de vouloir aider une personne qu'on aime, mais savoir que tout ce qu'on peut dire ou faire n'a aucune incidence sur leur façon de se comporter.

— Tu ne m'en veux pas, alors ?

Subitement, ses yeux se retrouvent de nouveau fixés sur les miens. Je crois que c'est la première fois qu'elle soutient mon regard aussi longtemps.

— Pourquoi je t'en voudrais ?

Je suis sur le point de répondre lorsqu'elle me devance.

— Tu nous héberges, tu nous soutiens, tu nous protèges. Tu fais beaucoup plus que tu ne le devrais et bien plus que personne n'en a jamais fait pour moi, et rien que ça, ça veut dire que je ne pourrais jamais t'en vouloir de quoi que ce soit.

Le poids que je ressens dans ma poitrine depuis la veille au soir, lorsque j'ai retrouvé Jase devant ma porte, vient de s'enfuir à grandes enjambées. Le soulagement qui le remplace me fait comprendre que j'étais bien plus inquiet de la réaction de Blessing que ce que je voulais bien admettre.

Sans réellement y réfléchir, ma main passe doucement de son menton à ses tempes, en caressant sa joue délicatement. Je n'arrive pas à m'en empêcher, maintenant qu'elle me laisse la toucher et être plus proche d'elle. Je la sens se crisper.

— Tu peux me le dire, si tu trouves que je deviens envahissant, ou que ça te dérange que je te touche, je tente de la rassurer.

— Non, elle murmure. Non, pas du tout. J'aime bien ça, en fait. Il faut juste que je m'y habitue, que ça ne m'étonne plus que tu sois si gentil avec moi.

Je me demande un instant si elle s'imagine que c'est quelque chose de normal, si tout le monde se touche de cette façon. Elle a bien dû remarquer que je ne me comportais pas de la même façon avec Massey. Elle doit bien voir qu'elle est spéciale, pour moi. Non ? Le fait qu'elle ait été si mal traitée par tout le monde –et pas seulement les hommes- me rend fou de rage. Mais la bonté et l'innocence qui s'échappent de ses yeux quand elle pense que je ne la regarde pas me fascinent et me font penser qu'elle n'a pas totalement perdu foi en la race humaine. Elle a gardé une âme d'enfant.

Un peu plus tard, lorsque Massey s'est endormie et que Blessing est dans ma chambre, mon téléphone sonne.

— Ah enfin ! Ça fait 15 fois que je t'appelle ! Tu es sur la route ? j'entends la voix de Nelson.

— Bonjour à toi aussi, je marmonne et je l'entends rire.

— Je n'ai pas le temps de dire bonjour, je dois bosser moi !

Je lève les yeux, mais quand je réalise quel jour nous sommes, je me rappelle que je devrais être en train de travailler. Pas lui.

— Putain, Nels, je suis désolé, j'avais complètement oublié que j'avais promis d'ouvrir aujourd'hui.

— Je m'en doutais, il marmonne. Ne t'en fais pas, je t'ai couvert. Tu me le revaudras !

— Oui, je soupire. Oui, pro...

— Désolé, Cam, mais je dois y retourner, il me coupe. Passe le bonjour aux demoiselles et n'oublie pas de ramener tes fesses à 11h !

Je n'ai pas le temps de lui répondre ; la communication se coupe. Je passe ma main sur mon visage. Complètement dépassé par tous les évènements récents, j'ai oublié d'aller travailler. Tout est tellement embrouillé dans ma tête que je n'arrive plus à me reposer quand je suis chez moi. Les sacs noirs que je trimballe sous mes yeux vont bientôt encercler mon visage entier et j'ai l'impression de ne rien pouvoir y faire. Je ne suis apparemment même plus capable de savoir quand je suis censé travailler. Je soupire et me retourne pour aller me préparer, quand j'aperçois Blessing appuyée contre l'encadrement de la porte. Elle ne me regarde pas vraiment –en vérité, son regard est dirigé tout droit sur le mur derrière moi- mais je sais qu'elle a entendu cette conversation et que, de surcroît, elle se sent coupable.

— Je t'interdis de dire quoi que ce soit, elle me coupe avant même que je n'ouvre la bouche.

Je fronce les sourcils mais suis sa volonté : je ne dis rien. J'attends. Ses yeux ne se posent jamais sur les miens lorsqu'elle répond enfin à ma question silencieuse.

— J'essaye de me persuader que je n'y suis pour rien, elle murmure si bas que je peine à l'entendre. Je te jure que j'essaye, elle dit plus fort, cette fois. Mais savoir que toute ta vie est chamboulée à ce point-là, à cause de moi...

— Ce n'est... je commence, mais elle me coupe.

— Si, c'est de ma faute. Tu ne peux pas dire le contraire, c'est de ma faute.

Elle parle de façon presque frénétique et se retourne d'un coup, portant ses mains à ses cheveux et me cachant son visage. Je m'élance vers elle, attrapant son poignet et la retournant vers moi. Je ne suis pas surpris quand je vois des larmes perler aux coins de ses yeux.

— Ok, je soupire, me rendant à l'évidence. Tu veux entendre que c'est de ta faute ? Ça l'est.

Je la vois ouvrir de grands yeux devant mon aveu et quelques larmes s'échappent pour rouler le long de ses joues. Après tout, si elle pense pouvoir entendre la vérité, alors soit. Elle a le droit de la connaître.

— Oui, c'est de ta faute si j'oublie que je dois aller travailler, parce que je suis trop inquiet pour toi pour pouvoir dormir et que ce qui se passe dans ta vie me semble tellement démesuré que j'en oublie ma propre vie. C'est de ta faute, autant que c'est de la mienne. J'aurais dû me rappeler que j'ai promis à Nelson d'ouvrir le restaurant pour lui laisser sa matinée avec sa mère qu'il ne voit jamais, mais j'étais tellement occupé à gérer la situation avec Jase, que ça m'est sorti de la tête.

Je soupire et passe mes pouces sur ses joues, effaçant les larmes qui s'accumulent sur son visage.

— Mais bon sang, Blessing, est-ce que tu sais au moins à quel point tu me fais du bien ?

Elle hoquète quand je pose mon front sur le sien, nos nez se frôlent, s'amusent, se caressent. Je reprends, d'une voix plus basse, plus douce.

— Je dors mieux, depuis que je te sais en sécurité. Je me sens de meilleure humeur quand je te vois déambuler dans mon appartement, préparer mon café ou poser une couverture sur les épaules de Massey pour qu'elle n'ait pas froid lorsqu'elle s'endort sur mon vieux canapé.

— Cam... elle me supplie de sa voix enrouée.

— Non, Blessing. Cesse de te dévaloriser sans arrêt. Tu fais beaucoup de choses pour moi sans le savoir et oui, chambouler ma vie en fait partie. Tu as brisé ma routine et tu es entrée dans ma vie en envoyant promener tout ce qui se mettait sur ton chemin. Tu m'as montré la force, le courage et l'abandon en même temps. Je ne contrôle plus rien depuis que tu es entrée dans ma vie...

Je soupire encore et passe mes bras autour de sa tête, la serrant si fort contre moi que je pourrais presque l'étouffer.

— ... et putain ce que c'est bon de ne plus rien contrôler.

Et tout à coup, je réalise que c'est vrai. Je ne contrôle plus rien. Pas même mes sentiments.

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