2.
BLESSING
Je plisse les yeux lorsque les rayons du soleil qui traversent les planches de bois accrochées maladroitement aux fenêtres se posent sur mon visage. Ces fenêtres dépourvues de séparation avec le monde extérieur sont bien inutiles. La chaleur qui passe entre les morceaux de bois et la mauvaise odeur du lieu viennent de perturber mon sommeil agité. Mes membres sont engourdis et mon dos me fait souffrir. Je dors mal, ce qui est plutôt logique étant donné les conditions dans lesquelles nous sommes installés. Mais à partir de cinq heures, voire six heures du matin, cela devient bien plus compliqué encore. Notamment en été, saison pendant laquelle les températures dans cette ville atteignent parfois des records.
Je me lève et repose mon dos contre le mur, essayant de dissiper les courbatures que je ressens. Un regard autour de moi m'apprend que Massey et Jase sont déjà partis. Ils sont probablement à la plage. Mes yeux scannent l'endroit où je me trouve comme si je ne le connaissais pas et je vois Joey allongé, en train de boire à même une bouteille de whisky : c'est répugnant. Je détourne les yeux, l'odeur environnante me monte à la tête et me donne des haut-le-cœur : transpiration, saleté et urine se mélangent pour s'infiltrer dans mes narines. Je me lève rapidement et sors de cet endroit. Une fois dehors, je me réfugie dans une ruelle et me penche en avant. Je n'ai rien dans l'estomac, mais je vomis. Je n'ai jamais réussi à supporter les matins. Ils sont un rappel à la réalité, une claque dans le visage après les désillusions que nous apportent nos rêves. La déception est plus grande chaque matin. Alors, on se dit que l'on devrait trouver un moyen de sortir de cette galère : avoir un travail, mettre de l'argent de côté, demander de l'aide... trop d'orgueil ? Au contraire. Je crois que l'on ne peut pas trouver d'orgueil à devoir supplier chaque passant pour avoir ne serait-ce que 10 centimes. De la honte, oui, c'est sûrement cela.
Après m'être reprise en main, je sors de cette maudite ruelle et me dirige vers la plage. Je ne supporte pas l'odeur que je transporte sur moi, alors je me résous à utiliser les douches publiques qui entourent la plage. Je me rappelle soudainement que cela fait bien longtemps que je n'ai pas senti un parfum doux et rassurant, que ce soit sur moi ou sur ce qui m'entoure.
— Mademoiselle ? Vous allez bien ?
J'entends cette voix qui s'adresse à moi, mais je lève à peine le regard, trop accaparée par mes pensées négatives. Je continue de marcher sans savoir où mes pas me mènent, jusqu'à ce que je distingue la plage, au loin. Le sable est extrêmement fin, presque blanc. J'observe longuement l'eau de la mer qui fait de grandes vagues sur lesquelles j'aperçois quelques surfeurs courageux, de si bon matin. L'eau paraît froide, mais sa couleur –un bleu translucide- donne envie de s'y jeter sans trop réfléchir. Mes yeux s'attardent sur différents points lorsque j'aperçois enfin les cabines de douche, surmontées de traits de peinture représentant des vagues d'un bleu presque vert. Alors, je me mets à courir.
Une fois sous le jet d'eau tiède, je tente de relâcher toute la pression que je ressens. Mes cheveux se collent à mon dos, le jet d'eau emportant avec lui toutes les saletés qui s'y sont accumulées pendant la nuit. Lorsque j'ouvre les yeux, la tête relevée vers le ciel, je vois un shampoing posé sur le haut de la paroi. J'imagine qu'il y a quelqu'un de l'autre côté. Je prends le temps d'y réfléchir deux secondes, avant de me mettre sur la pointe des pieds et de tendre le bras pour attraper l'objet que je convoite le plus rapidement possible, priant pour que la personne ne se mette pas à crier. Je prends un peu de shampoing dans la paume de ma main, puis le repose tout aussi vite que je l'ai emprunté. Mes mains se faufilent rapidement dans mes cheveux, frottant mon crâne avec mes ongles pendant plus de temps qu'il n'est probablement nécessaire. Mes doigts se prennent dans mes mèches et je tire dessus pour démêler mes longs cheveux autant que possible. Je n'ai pas souvent l'occasion de vraiment me laver correctement, rares sont les personnes qui laissent traîner leur gel douche ou leur shampoing sur les parois des douches. Parfois, certains magasins nous donnent des produits d'hygiène lorsqu'ils sont abîmés et qu'ils ne peuvent plus se permettre de les vendre. Dans ces moments, nous nous partageons la récolte, mais elle ne dure jamais bien longtemps.
Après quelques minutes sous l'eau, je remets mes vieux vêtements et je pars rejoindre Massey et Jase qui demandent de l'argent dans une rue adjacente, près de la plage. Seulement, en arrivant, j'ai la surprise de ne trouver que Massey.
— Où est Jase ? je lui demande en m'asseyant près d'elle.
— Je ne sais pas, elle soupire. Il est parti.
— Où ça ? Et pour quelle raison ?
— On s'est... en fait...
Elle baisse la tête, incertaine.
— On s'est disputés.
— Pourquoi ? je demande.
J'ai toujours été curieuse. Elle le sait, alors je pense qu'elle fait intentionnellement durer ses réponses. En plus du fait qu'à sa tête, elle ne doit pas être très fière de la raison pour laquelle ils se sont disputés. Je sais par habitude que Massey ne cherche généralement pas les problèmes. Si vraiment il lui arrive de s'énerver et de devenir violente, c'est quand quelque chose lui tient vraiment à cœur. Je l'ai vue une unique fois dans un état... clairement déplorable. Je veux dire par là qu'elle criait à s'en arracher les cheveux, elle pleurait, elle se débattait. Elle était extrêmement blessée. Je frissonne. J'ai un mauvais souvenir de ce jour-là. Et j'imagine que son souvenir à elle est bien pire.
— Je ne sais pas, Bless. Je parlais avec lui et sans dire un mot, il est parti.
— Tu as bien dû dire quelque chose, non ? j'insiste.
Jase s'emporte rarement lui aussi. Il est calme, peut-être même un peu timide et renfermé parfois alors pourquoi réagirait-il si vivement ? Ils ont, tous les deux, vécu beaucoup de choses et ils se comprennent, s'épaulent.
— Bless... elle soupire. Je ne voulais pas, je te le jure. Mais comprends que j'en ai marre de cette ville. De cette vie, en fait. J'ai juste parlé de partir. Un peu, pas longtemps. Le temps d'essayer de trouver quelque chose pour me sortir d'affaire. Pour en finir avec tout ça. Ici, c'est impossible. Nous sommes pour ainsi dire connus de tous les gens qui vivent ici et jamais ils n'accepteront de nous offrir un travail ou un toit. Alors... s'il ne veut pas venir et que toi non plus...
— Tu veux partir seule ? je la coupe.
Elle prend une longue inspiration, visiblement gênée et atteinte par nos deux réactions. Mais à travers ses tremblements, je crois entrapercevoir un hochement de tête. Je hoquette. Elle compte vraiment nous laisser ? Elle ne peut pas !
— Tu nous abandonnes ? je demande, la voix faible, tremblante.
— Je... pas vraiment ! Blessing, comprends-moi s'il te plaît, elle me supplie.
— Non !
Je me lève, déçue. Sa trahison me fait mal. Elle n'a pas le droit de m'abandonner à son tour. Après toutes les personnes qui m'ont déjà abandonnée ? Elle, qui disait qu'elle serait toujours là pour moi ? Non !
— On vit ça ensemble ! Comment tu... tu n'as pas le droit ! je m'écrie.
Je lui jette un regard peiné, désabusé. Elle ne lève toujours pas la tête et je le prends comme de la lâcheté. Elle ne dit rien. Elle nous laisse.
Je recule, pas à pas et m'en vais comme l'a apparemment fait Jase plus tôt. Peut-être que je réagis excessivement, mais Massey est tout ce qu'il me reste. Elle parle de partir sans même se donner les moyens de réussir ici, dans cette ville que l'on a toujours connue. Certes, les habitants ont l'habitude de nous voir, ils pensent peut-être que nous ne nous en sortons pas si mal si nous sommes toujours là. Mais croit-elle vraiment qu'il n'y a personne d'assez bienveillant pour nous aider ?
Perdue dans mes pensées, je me fais bousculer par une bande de jeunes en roller. Ils ne doivent pas avoir plus de quinze ans. Leur insouciance ajoute à mon chagrin. Ils me rappellent que je n'ai jamais eu une enfance normale : ma mère ne m'a jamais emmenée au parc, elle ne m'a jamais lu d'histoires pour que je puisse m'endormir, ni chanté de chansons. En tout cas, pas depuis mes six ans. Depuis qu'on s'est retrouvés à la rue.
J'arrive dans mon coin de prédilection plus vite que prévu et comme d'habitude, je m'assois par terre près d'un kiosque à journaux peint d'un vert foncé. Le vendeur me jette toujours de drôles de regards ; je n'y fais plus attention. Il est mauvais, vieux et aigris, mais il me laisse m'installer à l'ombre de son kiosque de temps à autres, alors je ne me plains pas lorsqu'il m'insulte ou me jette des regards désobligeants. Je soupire. C'est reparti pour de longues heures à quémander.
*
Un jeune homme
Dans un appartement situé dans les quartiers pauvres de Miami.
Un cri strident, assourdissant, emplit les quatre murs de ma chambre. Je me réveille en sursaut, la respiration saccadée et le cœur battant beaucoup plus vite que la normale. Je soupire et passe une main le long de mon visage, atterrissant dans mes cheveux en bataille. Je devrais être habitué, pourtant. C'est devenu mon quotidien. Je me réveille tous les matins après avoir fait ce cauchemar. Ce cauchemar qui me hante, alors que je ne sais pas d'où il vient. Généralement, un cauchemar représente une peur ou un souvenir que l'on tente de refouler, non ? Au départ, tout cela ne me disait rien de précis. Mais plus le temps passe et plus j'ai l'impression d'avoir vécu les scènes qui se rejouent dans ma tête toutes les nuits. Seulement voilà, je ne les ai pas vécues. Je vais devenir fou.
Je prends une grande inspiration et me recouche. Je suis encore fatigué. Je tourne légèrement la tête, tentant d'apercevoir le cadran de mon réveil. Mes yeux encore endormis s'ouvrent comme des soucoupes, sous le choc. Je suis en retard. Et merde ! Mon patron va me tuer.
Je passe quelques minutes à courir dans tous les sens et je me retrouve devant ma porte d'entrée, où je récupère mes clés et mon portefeuille. Mes pieds me portent dans une démarche assez rapide vers les escaliers de mon immeuble et bien vite, je me retrouve dans la rue.
Je range les clés dans ma poche et me mets à courir sur les trottoirs, traversant la route ou bousculant quelques passants qui n'ont rien demandé. Les rues défilent et je m'insulte mentalement de ne pas m'être réveillé plus tôt. Voilà ce que je gagne à m'endormir dès que je rentre : j'en oublie de mettre mon réveil. Le chemin est long, mais j'arrive presque au coin de la rue où est situé le North Paradise. Seulement, une fois devant elle, je me sens comme obligé de ralentir. C'est plus fort que moi : j'enfouis ma main dans ma poche et en sors un billet de dix dollars. C'est surement peu, mais je tiens à le faire quand même. Je me sens parfois idiot de ne pouvoir lui donner que ça ; ce n'est pas exactement comme si j'étais riche. Pourtant, je me sens tout de même une sorte d'obligation de l'aider. Elle a besoin de cet argent plus que moi.
Une fois devant elle, sa tête est toujours baissée et je me rappelle soudain de l'impact qu'ont eu ses magnifiques yeux verts sur moi, hier. Ils m'ont figé, envouté. Je n'ai rien su faire d'autre que la regarder en attendant qu'elle s'en aille. Elle a des yeux fabuleux. Non seulement leur couleur est magnifique, mais ils permettent de lire en elle facilement. J'ai immédiatement décelé la peur, la tristesse, la haine, la surprise... toutes les émotions qui l'ont traversée. Et le spectacle était magnifique, bien qu'il fût immensément triste.
Je me baisse devant elle et dépose directement le billet dans sa main. En me baissant, je sens une agréable odeur fruitée se dégager d'elle et je souris. Je pousse alors doucement ses doigts avec les miens pour les refermer sur l'argent. Ensuite de quoi je me relève, n'attendant aucune réaction venant d'elle. Cependant, un hoquet surpris rompt le silence. Mon léger sourire ne me quitte pas.
— Merci, s'élève une petite voix dans le brouhaha de la rue.
Je pivote dans sa direction et l'analyse un instant. Elle a le billet étiré entre ses deux mains et le caresse de ses pouces. Elle a l'air vulnérable. Mon sourire s'agrandit un peu. L'aider semble m'aider également, en quelque sorte. Elle me fait ressentir des choses alors que cela fait bien longtemps que je ne me contente que de vivre au jour le jour. Merci à toi. Je ne fais que le penser, me détournant d'elle pour continuer ma route, encore plus en retard qu'au départ. Bon sang, mon patron ne va pas seulement me tuer, il va surtout me renvoyer ! Et à ce stade, je ne sais pas ce qui est pire.
*
BLESSING
Je suis surprise. Oui, ce n'est pas la première fois qu'il me laisse de l'argent, mais ça me surprend toujours. Pourquoi ? Pourquoi fait-il cela ? J'avais cru pouvoir me convaincre que tous les êtres humains étaient égoïstes, mais il est toujours là pour me rappeler qu'il y a quelqu'un qui se soucie du sort des personnes comme moi... comme nous.
Je regarde le billet étiré entre mes deux mains. C'est tellement ! Pour moi, du moins, ça l'est. Et c'est toujours quelque chose que j'ai du mal à comprendre. J'ai l'impression que tout le monde a toujours vécu sans se rendre compte de la valeur de l'argent. Il faut toujours tant de choses ! Je vis avec le strict minimum... non, à vrai dire, je n'ai même pas droit au strict minimum. Je suis consciente que je ne suis pas heureuse, mais ce qui me manque, ce n'est pas une penderie pleine à craquer ou le tout dernier téléphone High Tech. C'est un toit, une famille. De l'amour. Les choses qui nous rendent heureux sont souvent celles auxquelles on ne porte plus autant d'attention lorsque que l'on sait que c'est là, que nous les avons. Qui se soucie d'avoir blessé sa mère en lui parlant mal le matin, car on est de mauvaise humeur, quand on sait que l'on va la revoir le soir même ? Qui jette un regard compatissant à une personne vivant dans un carton, quand on sait que l'on a un lit douillet et un toit qui nous attend le soir ? Qui se soucie de perdre dix dollars, quand on a un compte en banque plein à ne plus savoir quoi en faire ? C'est vrai, les habitudes finissent par nous rendre mauvais. Tous autant que nous sommes. Mais quand tout nous est retiré, on comprend. On comprend que l'on peut tout perdre rapidement. Sans nous laisser le temps de réagir ou même de comprendre, tout s'effondre. Comme ça a été le cas pour moi.
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