19.
BLESSING
Nous avons commencé le service de Cameron depuis quatre heures environ. J'ai décidé de l'accompagner, car bien que je ne travaille pas directement pour son patron, je suis employée par sa fille, et après ce qu'il s'est passé hier, je me suis dit qu'il aurait besoin d'aide.
Leila était déjà présente et j'ai eu droit à plusieurs commentaires, notamment un « Ah, tu es venu avec ta salope. J'espère que tu paies bien, parce qu'elle a vraiment besoin d'argent ». Cameron est devenu si rouge et a serré les poings si fort que j'ai cru qu'il allait faire un scandale. J'ai dû lui expliquer qu'elle était au courant pour ma situation. Il s'est contenté de serrer la mâchoire et hocher la tête.
Par la suite, elle n'a pas cessé de lui tourner autour. Bien que cela m'embête, ce qui m'énerve encore plus, c'est le fait qu'il n'arrête pas de me jeter des coups d'œil, alors qu'elle se tient à son bras comme une pimbêche et qu'il ne fait rien pour la repousser. Je ne comprends pas son petit manège, mais s'il compte rester avec elle après tout ce que je lui ai dit, et bien qu'il le fasse. Je demande simplement qu'il ne me mêle pas à tout cela. Je suis venue pour lui donner un coup de main, mais après m'avoir rapidement expliqué le fonctionnement du café-restaurant, il s'est empressé de me laisser sa place, en profitant pour aider Leila sur son propre service. Ça m'apprendra à vouloir aider les gens. Après tout, je n'ai pas mon mot à dire. J'ai remarqué qu'ils se connaissaient depuis longtemps, et pour dire vrai, il y a au moins un avantage à cette situation : je n'existe plus aux yeux de Leila. Elle m'a oubliée, et c'est tant mieux.
Après avoir fini de nettoyer le comptoir et avoir apporté l'addition aux derniers clients présents, j'en profite pour passer dans l'arrière-salle et souffler un peu. C'est à ce moment-là que j'entends la voix affreusement haut-perchée de Leila, qui doit certainement être au téléphone.
— Je t'assure, il m'a tourné autour toute la soirée !
Je grince des dents, en proie à une rage qui ne me ressemble pas. Quelle menteuse !
— Finalement, peut-être qu'il n'en a rien à faire, de cette fille... [...] Elle rit. Bien évidemment que j'y ai pensé, il passe d'ailleurs à l'appartement ce soir. Il ne voulait pas, mais j'ai insisté sur le fait que papa serait très heureux de nous voir nous retrouver. Comme avant, tu sais. Donc tu devrais sortir, faire quelque chose de ta soirée.
J'entends encore son rire. Il m'insupporte tellement que je décide de retourner dans la salle. Les derniers clients sont partis et Cameron s'occupe de nettoyer leurs tables et de monter les chaises dessus. Lorsqu'il m'entend arriver, il me lance un sourire auquel je ne réponds pas. Il fronce les sourcils, mais je lui tourne le dos pour finir de nettoyer les machines du bar.
La soirée se termine dans le silence, encore plus depuis le retour de Leila. Je ne suis pas d'humeur à les voir se tourner autour, alors je lance le torchon que je tenais dans l'évier et pars d'une démarche rapide à l'arrière pour me changer. Lorsque je vais pour passer la porte surmontée d'un panneau indiquant « fermé », je me fais interpeller par Cameron, qui arrive derrière moi en trottinant.
— Où est-ce que tu comptes aller ?
Je le regarde longuement, me demandant si je dois lui répondre. Mais après tout, c'est bien lui qui nous prête son appartement.
— Je rentre chez toi, je lui dis tout simplement.
— Et tu ne m'attends pas ?
Ses sourcils sont froncés, mais le reste de son visage reste inexpressif. Je n'ai plus la force de jouer à ce genre de jeu, alors je soupire et lui tourne le dos.
— J'ai cru comprendre que tu serais occupé, cette nuit.
Je sens mon corps arrêter d'avancer, mais je ne comprends pas immédiatement pourquoi, jusqu'à ce que le poids de la main de Cameron se fasse sentir dans le creux de mon coude.
— De quoi est-ce que tu parles ?
Le ton de sa voix, suppliant, me laisse presque espérer que Leila ait menti. Mais pourquoi espérer ce genre de chose ? Je n'attends rien de lui. Il devrait pouvoir faire ce que bon lui semble.
Je ne réponds pas à sa question et il perd patience, m'entraînant à l'extérieur après avoir crié à Leila de fermer le restaurant derrière elle. Il ne compte donc pas passer la soirée avec elle. Ou peut-être va-t-il la rejoindre plus tard ?
— Tu peux me parler, maintenant ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
Je hausse les épaules, refusant d'admettre quoi que ce soit. Nous marchons en silence pendant un moment, mais il est le premier à céder.
— Je suis désolé de t'avoir délaissée, ce soir, mais Leila...
Il passe les mains dans ses cheveux, les ébouriffant. Je suis subjuguée par la façon dont ses mèches tiennent sur le haut de son crâne. Certaines retombent sur son front, presque assez longues pour lui tomber devant les yeux. Il a l'air dépassé par la situation.
— Leila et moi, c'est compliqué, il finit simplement par dire.
J'ai l'impression que je n'aurais droit à rien d'autre, alors je ne dis rien non plus. Je le sens qui s'agite et s'impatiente près de moi. Je ne réagis pas.
— Blessing...
Je suis tentée de ne pas relever, mais je réalise que ce sont deux voix qui ont prononcé mon prénom. Je me tourne à la hâte, apercevant dans le noir de la rue une silhouette que je connais bien : celle de Jase. Je cours dans sa direction et m'élance dans ses bras.
— Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Ça fait des jours qu'on te cherche ! je m'exclame.
— Je ne peux rien te dire, Blessing... simplement, dis-moi que Massey et toi allez bien, il me supplie presque.
C'est à ce moment précis que je prends le temps de le regarder, de le détailler. Il n'est pas en si mauvais état que je me l'étais imaginé. Cependant, on ne peut pas non plus dire qu'il soit au meilleur de sa forme. Je le dévisage longuement, essayant de remarquer un changement quelconque. Rien. Mais il ne me regarde pas, et cela m'inquiète.
— On va bien, Jase, je lui assure. Mais toi ? Pourquoi on ne te voit plus ?
— Un homme est venu.
Je fronce les sourcils. Effectivement, un homme est venu, mais j'ai l'impression qu'il est déjà au courant. Cela ressemblait à une affirmation, et non à une question.
— Oui. On s'en est occupés, mais il te cherchait, Jase. Et...
— Je ne devrais pas être là, il me coupe.
Je ne sais pas quoi lui dire. Son regard est fuyant, il ne cesse de regarder autour de lui. Je comprends alors qu'il s'assure que personne ne soit dans les parages, afin qu'il ne soit pas vu avec moi. Ou que je ne sois pas vue avec lui. Il panique lorsqu'il s'aperçoit de la présence de Cameron. Dans ma hâte, j'ai oublié que j'étais avec lui.
— Tu as des problèmes ? je lui demande, même si je connais déjà la réponse à cette question.
Je veux simplement détourner son attention de Cameron. Je ne veux pas qu'il le reconnaisse, qu'il lui apporte plus de problèmes.
— Je ne devrais pas être là, il répète.
— Arrête ! je m'exclame, peut-être un peu trop fort.
Son comportement fuyant m'inquiète et sa paranoïa m'atteint quand je commence à me demander s'il n'a pas été suivi. Je regarde partout autour de nous, mais ne voit que Cameron, qui attend loin de nous. Cependant, il fait trop noir pour que je puisse apercevoir quoi que ce soit d'autre et Jase s'en rend rapidement compte, lui aussi. Affolé, il me regarde avec des yeux suppliants avant de prendre mon visage entre ses mains et de me murmurer « je suis désolé » tandis que je ferme les yeux, en proie à une crise de larmes.
Lorsqu'il me relâche, j'ouvre les yeux et m'aperçois qu'il a disparu. Cameron le remplace. Son regard reflète de la gêne, teinté de peine. Je lui fais de la peine. Je suis tellement énervée que je reprends le chemin de son appartement sans l'attendre.
Il est toujours derrière moi lorsque j'arrive devant chez lui. Je pensais qu'il s'arrêterait là, qu'il continuerai son chemin jusque chez Leila, mais il me suit à l'intérieur de la cage d'escalier et entre les clés dans la serrure, puis ouvre sa porte d'un rapide mouvement de la main. Il me laisse passer et se glisse dans son salon juste après moi. Je ne comprends pas bien ses intentions, mais lorsqu'il passe devant moi pour se diriger vers sa cuisine, je vois sa mâchoire se contracter. Je m'étonne même à penser que les traits de celle-ci sont plutôt attirants, avant de secouer la tête en vue de me remettre les idées en place.
J'avance dans le salon et découvre que Massey s'est endormie dans le canapé. Je souris et prends la couverture qui est posée sur le dossier, la recouvrant pour qu'elle n'ait pas froid. Cameron arrive derrière moi, un verre d'un liquide ambré dans les mains, duquel s'échappe une odeur bien trop forte. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre qu'il s'agit d'alcool. J'ai bien trop souvent vu Joey apporter et boire des bouteilles contenant des liquides d'une couleur et d'une odeur similaire.
— Tu ne devais pas passer la soirée autre part ? je lui demande sans pouvoir m'en empêcher.
Il ne me regarde toujours pas, les yeux fixés sur le canapé où dort Massey, les dents toujours aussi serrées.
— C'était Jase ?
La question est froide, et je me demande ce qu'il peut bien lui arriver pour m'agresser de cette façon. Surtout, je ne vois pas en quoi ça le regarde. Mais une chose est sûre : il change de sujet. Pourtant, je hoche la tête, répondant silencieusement à sa question.
— Il se drogue, il me dit simplement, sur ce même ton froid.
Un rire sarcastique s'échappe d'entre mes lèvres tandis que je recule, étonnée. Qu'est-ce qui lui prend ? Je secoue la tête et lui tourne le dos.
— Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ne le connais pas, j'affirme.
— Je connais les réactions d'un drogué, Blessing.
Mes bras se serrent autour de mon corps. Non, je refuse de croire que Jase s'est laissé entraîner si loin.
— Ok, j'ai compris, il me dit en me tournant le dos à son tour. Bonne nuit.
Puis il s'en va, me laissant plantée là sans savoir quoi dire ou quoi faire. Cette soirée est décidément de plus en plus bizarre. Tout cela m'a épuisée. J'essaye de me faufiler dans un recoin du canapé qui n'est pas occupé par Massey et je m'endors au bout de quelques minutes, toujours angoissée d'avoir revu Jase, et de ne pas savoir dans quelle situation il s'est encore mis.
*
Je ne sais pas quelle heure il est, ni où je suis, mais la première chose dont je prends conscience, c'est que je suis en mouvement et que j'ai affreusement mal au dos et aux jambes. La seconde chose qui me vient, c'est une odeur. Un parfum musqué, sucré, qui m'empêche d'ouvrir les yeux tant il m'envoûte. Lorsque le sommeil se dissipe un peu, je comprends que je suis dans les bras de Cameron et qu'il me porte probablement vers sa chambre.
Je relève la tête vers lui, ouvrant péniblement les yeux. Les siens sont petits, rougis. Il n'a pas l'air d'avoir dormi. Ses cheveux tombent sur son front et sont relevés à des endroits improbables de son crâne, mais il est toujours beau. Je ne sais pas comment il fait. Lorsqu'il s'aperçoit que je suis réveillée, il baisse la tête vers moi et me sourit doucement, avant de me glisser sous la couette, dans son lit. Il se laisse ensuite tomber à son tour, dans la place libre à côté de moi. Je suis face à lui et il me tourne le dos, jusqu'au moment où je pose ma main sur son épaule. Il bouge pour être face à moi.
— Je suis désolé, il chuchote. Je ne sais pas ce qui m'a pris, tout à l'heure... j'étais énervé, et te voir avec lui...
Il soupire et ferme les yeux, avant de continuer.
— Je ne le connais pas. J'aurais dû lui laisser le bénéfice du doute. Mais je ne voyais rien d'autre que le fait qu'il allait te faire souffrir... j'avais peur pour toi.
Je fais un geste qui ne me ressemble pas : je passe ma main dans ses cheveux. Il a l'air si désemparé, comme si quelqu'un m'avait vraiment fait du mal. Lorsque ma main entre en contact avec ses cheveux, ses yeux se ferment. Il soupire. Je balaie doucement les quelques mèches qui tombent sur son front. Elles lui donnent l'air d'un enfant. Je souris, parce que malgré moi, j'apprécie ce moment. Il est en train de faire tomber les murs que j'ai érigés autour de moi, brique par brique et bientôt, quand je l'apercevrais de l'autre côté du mur, je sais que je ne pourrais plus faire machine arrière.
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