14.
BLESSING
Une fois que nous passons la porte du restaurant, je ne remarque que Nelson, derrière le comptoir. Ni Leila, ni Cameron, ne semblent être présents.
Je me focalise de nouveau sur Massey et la vois observer le sol carrelé, tacheté par le temps. Elle me semble inanimée, vide, et cela me terrifie. Je l'entraine vers une table et nous nous asseyons, pendant que j'essaye encore de trouver les mots adéquats afin de la faire réagir, mais rien ne me vient. Je me sens perdue, peut-être pas autant qu'elle, mais toutes ces histoires m'oppressent particulièrement. Et j'aimerais me dire que je ne parle que de Jase, seulement je sais au plus profond de moi que je pense encore à Cameron. Il semble toujours trouver un moyen de se faufiler dans mes pensées.
— Avoue que tu m'as emmenée ici dans l'espoir de le voir. Je ne t'en voudrais pas, tu sais... Massey me sort de mes pensées.
Je relève la tête rapidement, fronçant les sourcils.
— Je ne suis pas stupide, je sais que tu as dormi chez lui. Tu es toute propre, tu sens bon et en plus de ça, tu sembles reposée comme si tu avais passé la meilleure nuit de ta vie.
Je ne réponds pas, prise au dépourvu. Je ne pensais pas que ça serait si flagrant.
— Et je sais aussi que tu essayes du plus profond de ton cœur de le rejeter, mais que tu n'y arrives pas, elle ajoute.
Cette fois, je lève les yeux vers elle et l'interroge du regard. Elle me sourit. Un léger sourire, certes, mais un sourire quand même, et regarde le comptoir d'où Nelson nous observe, un air indéchiffrable imprimé sur son visage. Depuis quand je n'arrive plus à déchiffrer les traits d'une personne ?
— Tu as peur. Je le sais et c'est normal. Je suis désolée de t'avoir reproché de passer du temps avec lui. Mais autant qu'il te fait peur, je sais aussi qu'il te rend heureuse. Et ça, tu ne peux pas le nier.
Elle prend ma main dans la sienne et je sais alors qu'elle tente de me dire bien plus que je ne suis prête à en entendre.
— Tu n'as pas le droit de te refuser d'être heureuse, Bless. Je refuse de te laisser croire que tu ne vaux pas mieux que tout ça. Tu as le droit de tout tenter pour t'en sortir, tu as le droit de t'attacher et par-dessus tout, tu as le droit de faire tout ça sans nous. Nous n'avons pas à te tirer dans notre misère.
— Je t'arrête tout de suite, je la coupe. Vous ne me tirer dans aucune misère ! J'y reviens seule, sans arrêt. Je n'ai pas besoin que l'on me refuse le droit de vivre mieux, je me le refuse toute seule...
— Au moins, tu l'avoues, c'est déjà un grand pas. Mais tu devrais laisser une ouverture, te laisser la possibilité d'être vraiment heureuse, pour une fois.
Je ne dis rien, assimilant ses paroles. Je comprends ce qu'elle veut me dire, mais je n'arrive pas à me dire que j'ai cette discussion avec la même Massey qui pleurait à cœur ouvert il y a de ça vingt minutes.
Je me demande comment son humeur a pu changer à ce point, si rapidement. Puis je me rends rapidement compte qu'elle fait ce pour quoi je l'ai amenée ici : elle tente de se changer les idées. Alors, je décide de continuer sur sa lancée, bien que cette conversation ne m'enchante pas.
— J'ai du mal à lui accorder une chance, je lui avoue.
— Parce que tu as peur d'être déçue et, sincèrement, si tu lui étais tombée dans les bras dès le début, je me serais posé des questions. La vérité, c'est qu'avant de te demander si tu dois lui laisser une chance, tu dois d'abord t'en accorder une à toi-même.
Elle me fait un léger sourire, encourageant, mais aussi –et je l'aperçois- désespéré. Elle ne sait plus quoi faire pour me faire réagir, je le ressens.
Tout à coup, elle lève la tête et perd peu à peu le léger sourire qui était apparu sur son visage. Lorsque je me retourne, mes yeux tombent dans ceux –noirs et pleins de rancœur, de Leila. Elle est accompagnée d'un homme qui la tient à la taille, qui lui sourit. Un homme que je pensais commencer à connaître. Cameron, la main toujours posée sur la hanche de la première personne que je pourrais considérer comme une ennemie, ne semble pas m'avoir vue, et il l'entraîne dans l'arrière salle.
Je me retourne vers Massey et tente de lui sourire, mais je le sens, mon sourire ne ressort que comme une grimace. Elle me regarde tendrement, avec compassion presque, et pose doucement sa main sur la mienne, immobile sur la table grise. C'est ce moment-là que choisit Nelson pour venir vers nous, me souriant. Je tente de reprendre mes esprits avant qu'il n'arrive à notre table.
— Bonjour Blessing, comment tu vas ?
Ce devrait être la question la plus normale du monde, mais son ton compatissant me fait comprendre qu'il est ici pour détourner notre attention.
— Bien, je réponds simplement.
Il me sourit puis se tourne vers Massey.
— Qu'est-ce que je peux vous servir ?
— Nous n'avons pas d'argent sur nous, déclare Massey sans préambule.
— Je sais, ne t'en fais pas. Choisis juste quelque chose sur le menu et une fois fait, tu n'auras qu'à m'appeler et je viendrais prendre votre commande.
Elle hoche la tête et s'empresse de jeter un œil au dit-menu, tandis que je prends le risque d'observer Nelson pour lui accorder un regard reconnaissant. Il me sourit, me lançant un clin d'œil discret. Je sais qu'il fait ça pour aider et je sais aussi qu'il ne se rend certainement pas compte d'à quel point c'est important pour moi.
Voir Massey sourire en se demandant ce qu'elle va bien pouvoir manger, pour la première fois depuis certainement bien trop longtemps, est une satisfaction qui dépasse toutes les déceptions que j'ai pu vivre ces derniers jours.
Et c'est en ayant cette pensée que je me rends compte que je l'ai trop délaissée, récemment. Elle mérite que je me batte pour elle également, et pas seulement pour moi.
— Je vais devoir partir travailler, Mass, mais demande ce que tu veux à Nelson. Je m'occuperais du reste, d'accord ?
— Tu es sûre de ça ? elle me demande en relevant subitement la tête.
— Oui, ne t'en fais pas, je lui souris.
Je me lève et me déplace vers le comptoir où est toujours Nelson.
— Merci, je lui dis en arrivant devant lui.
— Pas de soucis, je le fais avec plaisir.
— Non, merci, vraiment. Tu ne te rends pas compte d'à quel point tu peux l'aider en faisant ça.
Il me sourit et hausse les épaules, comme si ce n'était rien pour lui. C'est surement le cas, mais tout de même, c'est important pour moi.
— Je lui ai dit de prendre tout ce dont elle avait envie, je lui annonce en grimaçant légèrement. Si elle en demande trop pour toi, je payerai ce qu'il faut, d'accord ?
— Ça ne va pas, il rit. Laisse tomber Blessing, je m'occupe de tout.
Je lui lance un léger sourire et le remercie à nouveau, ce qu'il décline en secouant la main et en riant toujours. Son rire est communicatif, il me donne envie de sourire, à défaut de rire aussi.
Je fais ensuite demi-tour et rejoins le Billie's Ice Cream le plus vite possible, afin d'être sûre de ne pas arriver en retard. Quand j'arrive sur place, Billie est déjà présente et commence tout juste à ouvrir le stand. J'arrive à sa hauteur pour l'aider à ouvrir la grille et lui souris.
— Prête pour une nouvelle journée ? elle me demande.
— Plus que prête, je souris.
La journée passe rapidement et le nombre de clients augmente au fur et à mesure que les jours se font plus chauds. Billie est déjà rentrée, me laissant pour la première fois fermer le stand. En regardant la grande pendule, je m'aperçois qu'il est déjà 18h30 et décide de fermer, puisque le nombre de personnes présentes sur la plage diminue à vue d'œil. Je décide également de prendre l'argent présent dans la caisse et de le mettre dans la sacoche prévue à son transport. Il faut que je la dépose au North Paradise avant de rentrer au squat.
Une fois que tout est bien fermé, je remonte le long de la plage pour me retrouver dans la rue du restaurant. Il est bien évidemment ouvert, et on peut voir qu'il y a déjà beaucoup de monde à l'intérieur, pour l'heure qu'il est. Je repère Nelson, Cameron et Leila. Puisqu'on est vendredi soir, je pense qu'il est logique qu'ils soient tous présents. Ça va certainement être une longue nuit pour chacun d'eux.
Je soupire pour me donner un semblant de courage, puis entre dans le restaurant et me dirige directement vers l'arrière salle, où se trouve le coffre du stand de Billie. Elle m'en a donné le code avant de partir tout à l'heure et j'ai été très touchée qu'elle me fasse confiance si rapidement. C'est pour cette raison que je saisis le code le plus rapidement possible et dépose la sacoche avec l'argent à l'intérieur, refermant ensuite le coffre tout aussi vite. Une fois fait, je souris. Une bonne chose de faite.
Je rejoins l'entrée du restaurant et m'apprête à partir lorsque j'entends une voix prononcer mon prénom. Et bien évidemment, ce n'est pas n'importe quelle voix. Je ferme les yeux un instant, puis me retourne pour le confronter. Après tout, je le lui dois bien.
— Comment tu vas ? il me demande en arrivant à ma hauteur.
— Bien.
Je le regarde longuement, tout en évitant de croiser ses yeux. Il est gêné, je le ressens. Et ça se voit encore plus lorsqu'il vient passer sa main dans sa nuque.
— Je... Enfin, je me demandais...
Il hésite, et je me sens abandonner, petit à petit. Je ne peux pas être froide face à lui. Je me décide donc à le regarder dans les yeux, l'encourageant à poser sa question. Il ouvre légèrement la bouche, puis la referme aussitôt.
— Non, rien.
— Dis-moi ? je l'encourage à nouveau.
Il me fixe, puis fronce les sourcils.
— Je... il soupire. Ne le prends pas mal, mais... Tu comptes dormir où, cette nuit ? il demande très rapidement.
Sa question me prend de court. En réalité, je ne sais pas exactement à quoi je m'attendais, mais une chose est sure ; je ne m'attendais pas à ça.
— Eh bien, au squat. Avec Massey, j'imagine.
J'aurais voulu ajouter que je n'ai pas d'autre choix, mais je m'abstiens. Il risque de le prendre mal –bien que ce soit quelque part la vérité- et je n'en ai pas envie.
— Hum, tu sais que... Enfin...
Je sais déjà ce qu'il compte dire et je n'ai pas envie de prolonger cette conversation plus que nécessaire.
— Merci. Mais non, c'est gentil, je lui souris légèrement.
Je ne peux pas continuer à faire ça. Il faut que j'arrête de revenir chez lui à chaque fois que quelque chose ne va pas bien. Je dois me débrouiller seule.
Après ma réponse, son sourire se fane doucement. Il hoche la tête, il semble déçu. Je ne sais pas quoi dire, alors je lui fais un signe de la main et décide de m'éclipser.
Sur le chemin du squat, je me demande pourquoi il revient sans cesse m'apporter son aide, alors que je ne fais que le repousser, constamment. C'est vrai, après tout, je ne l'aide pas du tout avec mon attitude. Et pourtant, il est toujours là, il se fraye un chemin dans ma vie.
Je secoue la tête en arrivant et m'arrête rapidement en voyant ce qu'il se passe sous mes yeux. Un homme, grand et vêtu de noir, tient fermement Massey par les épaules et la bloque contre le vieux mur tout suintant. D'où je suis, je ne parviens pas à entendre ce qu'il lui dit, mais j'imagine qu'il ne s'agit pas d'une visite de courtoisie.
Je cours dans leur direction et essaye de tirer l'homme vers l'arrière. La surprise le fait basculer et Massey en profite pour s'échapper de ses mains. Très vite, l'homme reprend malheureusement ses esprits et se tourne vers moi. Il a un visage carré, très marqué. Il a l'air âgé, et ses yeux noirs me déclenchent un long frisson le long du dos. Son sourire en dit long sur ses intentions. Il part d'un rire jaune et passe une de ses grandes mains sur mon cou, me cognant brutalement la tête et le dos contre le mur.
Dans un acte désespéré, j'essaye de m'accrocher à son bras pour qu'il me relâche, mais il n'en fait rien. Il appuie un peu plus fermement sa main sur ma gorge et approche son visage du mien, tandis que j'essaye de trouver un semblant d'air.
— Petite conne, il rit. Dis bien à ta copine là-bas...
Il tourne la tête vers Massey, toujours assise par terre, reprenant son souffle, mais ne manquant pas une seconde du spectacle. Elle nous observe, apeurée.
— ... que si elle ne me dit pas où se trouve son petit copain avant demain, vous y passez toutes les deux.
— Je... je ne sais pas... de quoi...
J'essaye de parler, de savoir ce qu'il cherche, mais je commence à manquer d'air et sa main ne se fait pas plus légère.
— Demain, même heure. Sinon...
Il sourit et se rapproche de moi, passant sa main libre sur mon visage, dégageant mes cheveux.
— Lâchez-la ! hurle Massey. Arrêtez !
L'homme rit et l'ignore, gardant toujours ses yeux sur moi, comme si la présence de Massey n'importait pas.
— Quelque part, ce serait bien dommage que je ne puisse pas profiter de ce joli minois, il rit.
— Je ne sais pas où il est ! Je... Je vous l'ai déjà dit ! elle s'écrie, sanglotant.
— La ferme !
Il se tourne vers elle pour le lui crier et le fait de ne plus avoir ses yeux sur mon visage me permet de laisser mes larmes couler. J'ai peur, terriblement peur, je ne peux pas le nier. Il se tourne à nouveau vers moi en m'entendant sangloter.
— De toute façon, vous manqueriez à qui ? il sourit. Vous n'êtes rien.
Il appuie un peu plus fermement sur sa main et apporte l'autre au-dessus de celle qui maintient déjà mon cou. Je pleure, mais rien n'y fait, il n'arrête pas. Je sens doucement mes jambes arrêter de se débattre et peut-être que moi aussi, finalement. Il a raison après tout ; je ne suis rien. Je ne manquerais à personne. Alors, j'abandonne.
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