1.

BLESSING


Un long soupir m'échappe. Les passants qui parlent ou crient, le bruit des vagues. Les voitures qui klaxonnent, les conducteurs qui écoutent leur musique les fenêtres ouvertes. Tous ces bruits produisent un brouhaha incessant dans ma tête.

Je pourrais être heureuse, mais en réalité, c'est loin d'être le cas. Je passe mes journées assise ici, sur ce sol bouillant de neuf heures à vingt-deux heures à cause du soleil. En été à Miami, les jeunes filles s'occupent généralement en allant à la plage entre amis, mais pas moi. Je reste tranquillement assise, tête baissée et main tendue à longueur de temps. C'est fatiguant, humiliant et dégradant. La raison pour laquelle je ne regarde personne ? J'ai une peur bleue de ce que je peux apercevoir dans leurs yeux : mon reflet, misérable, sale.

Je ne me rappelle pas vraiment avoir vécu dans une maison. Aller à l'école, dormir dans un bon lit douillet... ce sont des choses qui ne me sont pas familières. Mes parents ont toujours été à la rue. Du plus loin que je me souvienne, du moins. Nous avons trouvé un squat où dormir assez rapidement. Il est occupé par d'autres SDF, de qui je suis maintenant assez proche pour les considérer comme ma seule et unique famille : Jase et Massey. Toute autre personne extérieure me fait plus ou moins peur. Jase est grand, très grand et fin. Il a des cheveux bruns qui se placent à leur guise sur sa tête, des yeux marron et des lèvres parfaitement dessinées. J'ai toujours eu des doutes quant à l'attirance de Massey pour lui. Elle a toujours aimé les garçons grands et fins, surtout car ils sont totalement opposés, physiquement. Elle est plus petite que moi, elle a également plus de formes et elle est très jolie. Ses origines asiatiques rendent ses traits de visage très fins et elle a les mêmes cheveux noirs que moi, à l'exception que les siens sont lisses et beaucoup plus courts. Des yeux marron et de longs cils viennent balayer le haut de ses joues lorsqu'elle ferme les yeux. Elle est ce que j'ai de plus proche d'une meilleure amie. D'une sœur, même. Je me sens bien avec eux. Ce sont les seuls moments où j'oublie un instant ma situation pour le moins difficile.

Il fut un temps où j'eus l'impression d'être heureuse ; en effet, j'ai vécu pendant deux ans dans un foyer. Mais je me suis bien vite rendu compte qu'aucune famille ne voudrait jamais de moi. J'avais seize ans, j'allais de toute façon bientôt pouvoir m'en aller. Les familles cherchaient généralement des enfants plus jeunes. Elles voulaient construire quelque chose de stable... tout ce que je n'étais pas. Je ne le suis toujours pas, d'ailleurs. Je suis restée dans ce foyer jusqu'à ce que j'atteigne la majorité, jusqu'à ce que je me sauve. Arrivée et repartie aussi vite, comme un coup de vent, invisible. Je suis retournée à ma vie : la rue. C'était tout ce que j'avais toujours connu.

J'ai de plus en plus chaud. Avec mon seul pantalon noir, troué de toutes parts et mon pull en laine, j'ai clairement l'impression de fondre. En regardant autour de moi, je remarque que je suis seule : les rues sont désertes. Aucune chance, donc, de gagner de l'argent. Il est temps pour moi de rejoindre le squat.

— Alors, Bless ? me demande Massey dès que j'apparais devant elle.

— Vingt dollars, ce matin.

Il est rare que l'on gagne plus de dix dollars, le matin. L'être humain est si pressé qu'il ne prend aucunement le temps de s'arrêter pour nous. Comme si c'était trop dur. Ils ne prennent pas le temps de regarder tout ce qui se trouve autour d'eux. Pourtant, il y a tant de choses à voir, à analyser. Avec le temps, je crois que j'ai fini par cerner chaque personne plus ou moins facilement. Mon passe-temps à moi est d'essayer de savoir comment vivent les êtres humains. Il y en a certains, hautains, qui font paraître chaque personne qu'ils croisent insignifiantes. Ils se baladent avec leurs sacs au bout du bras, leurs vêtements sont parfaitement lisses, intacts et ils ont un pas lourd et confiant. Il y en a d'autres, cependant, qui sont plus simples : ceux qui marchent en regardant le sol ou leur téléphone en riant. Ce sont ceux qui m'intriguent le plus. Ils peuvent être bien habillés, c'est sûr. Si j'avais l'argent nécessaire je m'habillerais comme eux, je pense. J'ai toujours eu un certain goût pour les beaux vêtements. Mais ce n'est pas tant leurs vêtements qui attirent mon regard. C'est leur sourire. Ils paraissent si heureux... Ils attisent généralement une forte jalousie, dont la mienne.

— Bless ? m'appelle Jase.

— Pardon. Oui ?

— On va manger au petit café à l'angle de la rue. Tu veux venir ?

— Je...

J'hésite. Dois-je vraiment utiliser mes vingt dollars dès maintenant, ou attendre un moment où j'aurais plus faim ? Il faut que je mange, mais avec cette chaleur, il est presque suicidaire de sortir. Je soupire. Je crois que je ne fais que ça, constamment : soupirer. Une façon de montrer mon mécontentement à la vie... en quelque sorte. Mon ventre répond pour moi.

— Oui, je viens.

Ils sourient et Massey embrasse ma joue. Nous partons donc en direction de l'unique restaurant qui accepte que l'on s'y installe, parfois même sans rien commander, mais uniquement pour pouvoir profiter de la climatisation lorsque les journées se font trop chaudes. Les autres cafés pensent directement que l'on va tout voler ou bien faire un hold-up. Je trouve ça pathétique. De toute façon, le café North Paradise est moins cher que tous ces arnaqueurs. L'endroit est tenu par des personnes respectables et humaines, ce sont des qualités que l'on ne retrouve malheureusement plus assez. Parfois, ils nous offrent le déjeuner, quand ils ont beaucoup de monde et qu'ils sont certains de rattraper ce petit trou dans les affaires. Seulement, aujourd'hui, le soleil tape si fort sur la ville que les clients restent chez eux, au frais. Je sors donc mes vingt dollars au garçon qui s'occupe de la caisse, payant évidemment pour Massey et Jase. Ils m'offrent souvent à manger, eux aussi, je peux bien faire ce petit geste pour eux. Ces vingt dollars ne couvrent que deux petits sandwichs et un plateau de frites à se partager. C'est peu, mais cela nous fera la journée et certainement celle de demain également. Après tout, c'est ce à quoi se résume notre vie.

Le serveur vient très rapidement nous apporter nos commandes. Je sens le coude de Massey percuter mes côtes.

— Mais... Aïe !

Lorsque je lève les yeux vers elle, elle lève son menton vers l'homme qui se tient près de nous. D'accord, je crois que j'ai compris. Je lui lance un regard noir et baisse la tête, comme je sais si bien le faire. Je me concentre sur mes doigts qui jouent entre eux tandis qu'il pose deux plateaux sur la table. Dans ces moments, j'ai envie de me cacher dans un trou, comme une souris et de ne jamais en sortir.

— Il te regardait, Bless ! s'écrie Massey lorsqu'il fut enfin parti.

— Je n'en ai rien à faire, putain. Tu veux bien te taire et manger, Mass ?

Je me renfrogne, puis attrape une frite et la porte à mes lèvres. Je l'entends marmonner quelque chose et elle se met à manger, elle aussi. Elle n'aurait pas réagi de cette façon si elle ne le trouvait pas à son goût. Il est sûrement beau garçon. Mais moi, je n'y porte aucun intérêt.

Intriguée malgré tout, je tourne légèrement le visage, observant la pièce. Je me concentre sur tant de détails que je mets un certain temps avant de poser mes yeux sur qui je pense être le serveur. Je regrette presque de ne pas avoir pris plus de temps pour analyser la pièce et toutes les personnes qui la composent, car en effet, il me regarde. Immédiatement, je baisse la tête. Le rouge me monte sûrement aux joues, à en juger par la chaleur que celles-ci dégagent. Je déteste le regard des gens. Mange et va-t'en, Blessing. Rien de plus, rien de moins, je me commande mentalement. Je pivote vers Massey qui, comme à son habitude, dévisage Jase comme si elle préférait le manger lui plutôt que ce qui se trouve sur son plateau. Je souris. Elle est tellement folle de lui.

— Demain, je vais essayer de gagner de l'argent près de la plage. Le samedi, il y a toujours plein de monde, énonce Jase tout en mangeant son sandwich.

— C'est une bonne idée. Moi, je crois que je vais rester au même endroit, dis-je malgré moi.

Sans le vouloir, peut-être même sans plus y faire attention, ma voix est monotone. Faire la même chose, jour après jour, pour pouvoir vivre... c'est fatiguant. J'ai besoin de me reposer, de faire quelque chose de constructif. Toute ma vie, j'ai cherché à survivre et me dire que je ne pourrais jamais être autre chose que cette pauvre fille que je suis aujourd'hui me déprime.

Je regarde à nouveau autour de moi. Le peu de personnes présentes dans ce café ont l'air trop occupées pour remarquer que trois SDF sont venus encombrer leur espace. Finalement, je hausse les épaules : ils sont tous pareils. Le devoir m'appelle ; je dois retourner m'asseoir dehors, par terre, sous cette chaleur insupportable. En jetant un œil à la pendule du restaurant, je m'aperçois qu'il est plus de quinze heures. J'ai déjà perdu tant de temps... Je calcule mentalement les heures que je vais passer à l'extérieur et l'argent que je pourrais en tirer, lorsque je me rends compte que Massey et Jase m'observent, mais ne bougent pas. Je leur fais alors un signe de tête et me dirige vers la sortie. Pendant que j'ai le dos tourné, je sens que les yeux du serveur sont toujours posés sur moi. Il me dérange, alors je le regarde à mon tour et le regrette aussitôt, tandis que ses yeux s'agrandissent subitement. Je dois le dévisager d'une façon qui ferait se détourner plus d'une personne... pourtant, ses yeux sont doux. Je fronce les sourcils. Il faut que je parte.

*

J'ai passé mon après-midi ainsi qu'une partie de ma soirée à mendier. En m'apercevant que le soleil commence à se coucher, je me dis qu'il doit être plus de vingt-et-une heure et je suis à bout. Je viens d'arriver au squat où Massey, Jase et d'autres sont déjà. Ils sont tous couchés par terre. Certains parlent, d'autres dorment déjà. Mon ventre réclame à manger. Après toutes ses années pendant lesquelles j'ai appris à me nourrir une seule et unique fois par jour, je ne suis toujours pas habituée. J'ai faim... Je soupire et prends place dans un coin de la pièce. Il fait horriblement chaud et le fait que nous soyons tous entassés par terre comme des animaux n'arrange rien.

— T'as de l'argent, Blessy ?

Je reconnais cette voix aux sons incohérents qui s'en échappent : il s'agit de Joey. Il est le genre de SDF que tout le monde redoute et qui fait notre réputation. En d'autres termes, il met tout son argent dans des bouteilles d'alcool.

— Non, Joey. Laisse-moi tranquille.

Je soupire lourdement. Tous les moyens sont bons pour avoir de l'argent. Il va parfois jusqu'à nous proposer de boire avec lui, considérant qu'il s'est acheté cette bouteille avec ses propres sous et qu'on a donc une sorte de dette envers lui pour avoir bu son précieux liquide ambré. Mais pas avec moi, ça ne marche pas.

— T'en es sûre, bébé ?

Sa voix est traînante, il est à deux doigts de perdre connaissance. Un frisson traverse mon dos, il me dégoûte. Il tente de s'approcher de moi, mais je lance mon bras dans sa direction, pas assez loin pour le toucher, cela dit.

— Barre-toi, putain ! Gros porc, je murmure.

Il a les sourcils froncés. Il ne voit probablement pas grand-chose avec tout cet alcool qui annihile ses sens. Il titube un instant vers moi, puis se détourne, en quête d'une autre personne à embêter, une autre cible. Il sait très bien qu'il n'aura rien de ce qu'il veut avec moi.

— Bless, chérie, ça va ? me demande Massey.

— Ça va, Mass, ne t'inquiète pas.

— Il te demandait de l'argent ? susurre-t-elle.

— Ouais... je soupire. Il ne lâchera jamais, j'ai l'impression.

— Tu sais... On en parlait avec Jase. On pourrait toujours partir ?

Un grand sourire étire son visage. Sa voix est haut perchée, comme envahie d'excitation. Je la détaille un instant, jaugeant le sérieux de sa déclaration. Je n'ai aucune réaction. Partir ?

— Et pour aller où ? On n'a nulle part où aller. Et ce n'est pas comme si on avait l'argent pour. Laisse tomber... C'est impossible.

Je l'entends soupirer. Je sais, tout cela est triste. J'aimerais partir, moi aussi, mais je ne veux pas être plus perdue que je ne le suis déjà. C'est bien assez difficile dans une ville que l'on connaît, alors aller dans un endroit inconnu ? Ça ne changera rien.

Elle finit par repartir près de Jase tandis que je me couche correctement. C'est vite dit, évidemment. Le sol est inconfortable, plein de trous et de bosses. Je ferme les yeux, essayant de penser à quelque chose de rassurant. Tout à coup, des prunelles dorées apparaissent dans mes pensées. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne cesse de repenser à ce garçon. En repensant à sa réaction lorsque je l'ai regardé, mes lèvres s'étirent. Puis, au moment où je me rends compte de ce qu'il se passe, je les laisse retomber. Je ne veux pas y accorder d'importance, mais j'ai souris. J'ai souris, un soir, avant de m'endormir. Je pourrais me concentrer sur ce qui semblerait être une victoire, mais je me reprends rapidement. Je suis SDF, il a un travail. Cesse de rêver, je me réprimande. Je soupire. Mes mains se portent à mes cheveux, les éloignant de mon visage. Le sol, dur et froid sous mon dos, me ramène subitement à la réalité. Je ne serais jamais rien d'autre qu'une pauvre fille à la rue.

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