Chapitre 9
Hello ! Chapitre un peu plus long que d'habitude, j'espère qu'il vous plaira ! :D
Bonne lecture <3
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Je vais là où mes pas me guident.
Quand je réalise où je suis, c'est dans le petit parc du Washington Square, face à la fontaine. Le soleil se réverbère sur l'eau et une brise fait voleter des gouttelettes jusqu'à mes joues brulantes. Mon cœur ralentit progressivement, bercé par le fond sonore de tous ces individus qui m'entourent. Dans ce parc, il y a toujours des artistes ; des gens dessinent sur des carnets ou vendent des croquis, d'autres jonglent sur les pelouses tondues, des musiciens se postent ça et là pour faire profiter de leur mélodie aux passants. Je trouve les lieux reposants, je me sens à ma place.
Distraite, je prends le petit chemin menant à notre appartement. Un jeune homme s'est posté derrière un étrange piano ambulant, en bois polis et monté sur roulettes. Un drapeau LGBT orne le devant et une douce mélopée s'échappe des notes délicates convoquées par les doigts habiles du musicien.
L'esprit vide, je m'installe sur un banc, aux côtés d'un grand père à demi assoupi.
Et je reste là, longtemps. Incapable de stopper mes souvenirs. Je me revoie, plus jeune, dans toutes ces relations avec des garçons. Ce besoin, constant, de compter pour quelqu'un. De représenter à ses yeux l'objet de toutes ses attentes. À moins que ce soit pour répondre à mes attentes...
Fébrile, je tâtonne la poche de mon jean en soufflant de soulagement : j'ai bien emporté mon téléphone, malgré l'abandon de mon sac à la galerie. Mes doigts pianotent sur l'écran tactile et en quelques secondes une tonalité tente de se frayer un chemin dans le brouhaha du parc. Je colle le petit boitier à mon oreille en basculant ma tête vers l'arrière pour observer le ciel au travers des branchages.
— Holà, chica ! réponds gaiement ma sœur après deux bips sonores. Et moi qui commençais à me dire que cette fois, j'allais être la première à t'appeler ! Mais faut croire qu'on ne change pas une équipe qui gagne, hein ? Alors, tu te souviens de ta famille campagnarde ?
Entendre sa voix fait immédiatement surgir des larmes aux coins de mes yeux. Elle me manque terriblement. Je refrène mes sanglots pour paraître le plus neutre possible, tout en devinant que ça ne passera pas.
— Tu rêves, je me serais auto-reniée si tu m'avais appelé la première !
Ma sœur glousse, puis je l'entends s'adresser à quelqu'un d'autre à l'autre bout de la ligne « Attention, Aurora, la mousse va déborder ! ».
— Elle est toujours là ? demandé-je, un sourire sincère se déployant sur mon visage.
Je me sens déjà mieux.
— Ta copine ? Bien sûr ! Elle prend ses marques...
Je discerne le non-dit sous-jacent.
— Elle a du mal, hein ? parié-je.
Aurora est une des premières connaissances que je me suis faite dans la meute de ma sœur. Elle est aussi radicalement opposée à moi que peuvent l'être le beurre et la tartine. Cela dit, j'ai tendance à apprécier les gens qui ne me ressemblent pas. Jeune, timide et extra-sensible, Aurora s'est vue embaucher au service de Bastet quand nous sommes rentrés d'Espagne et que la boutique de ma sœur croulait sous la demande. Kanvael, le Primum de la meute, a eu l'idée de fourguer la ratte-garou dans les pattes de Bass en espérant que celle-ci la déride et qu'un job « l'ouvre un peu au monde ».
— Disons que je me croyais asociale, mais elle m'écrase à plat de couture ! s'amuse Bass en évitant de parler trop fort. Cela dit, elle fait des miracles avec mes plantes. Et même Lor l'apprécie, c'est dire !
Lor est notre oncle. Lorenzo. Il a la particularité d'être atteint d'un trouble du spectre de l'autisme en plus d'être un garou au passé désastreux. Ça donne un homme extrêmement dangereux capable de se transformer en jaguar. Sans surprise, ma sœur l'a pris sous son aile. Elle a un lien particulier avec lui, et ils semblent s'apporter autant l'un à l'autre. Moi je pense que ma sœur aime se noyer dans la responsabilité d'autrui : ça lui permet de ne pas s'occuper d'elle-même. Entre Lor et Macha, le bébé sorcière orpheline qu'elle a recueillie, son appartement se transformera bientôt en Arche de Noé version âme égarée.
— Et toi, comme ça se passe dans la ville ?
Je soupire.
— Ça schlingue, tu n'imagine même pas.
Elle éclate de rire, avant de s'écrier en éloignant le téléphone de sa bouche : « Lor, je te vois ! Si tu abîmes ce livre, je cache les tablettes de chocolat pendant un mois ! ».
— Honnêtement, je ne sais pas comment tu fais, m'avoue Bass. Tout ce béton...
— Ouaip... fais-je en frottant mon jean de l'ongle, distraite.
— Tu m'appelais pour une raison précise ?
Je retiens ma respiration un instant, indécise. Oui, peut-être, sans doute. Mais une boule se forme dans ma gorge et tout ce que je parviens à dire c'est :
— Je voulais entendre ta voix.
Elle soupire. Soudain, son ton se fait plus tendre :
— Tu peux revenir si c'est trop dur, hein ? On trouvera une solution pour...
— Stop ! N'en dis pas plus.
— Je suis sincère, les gars, là-bas, ils ont pas l'air de très bien vivre ton absence, je m'inquiète un peu pour toi...
Cette fois, mes boyaux se tordent pour former un nœud pesant.
— C'est pour ça que tu me harcèles de messages ? la taquiné-je pour ignorer la bulle de stress offensive qui m'oppresse de toute part.
— Je suis désolée, j'ai pas une minute à moi, entre la boutique, le bébé, Lor et... Kanvael, je ne m'en sors pas. Excuse-moi, j'essaierai de t'appeler plus souvent.
— T'inquiètes, la rassuré-je. T'as toujours pas de nouvelle de Karaen ?
Karaen, la sorcière de la meute et tante du bébé Macha, est partie depuis de longues semaines dans une quête improbable. Elle a confié la petite à ma sœur qui apprend à être une mère de substitution. Toutefois, le temps se fait long, et Bastet commence à s'inquiéter, d'autant plus qu'avant de partir, la sorcière l'a prévenu qu'il n'était pas impossible que ce soit un aller simple. Le problème, c'est qu'elle n'a pas daigné prévenir où elle partait, ou plutôt qu'elle s'y est refusé en prétendant qu'on lui enverrait la cavalerie.
Ladite cavalerie va bientôt s'appeler Bastet si la tante du bébé ne donne pas signe de vie. Ma sœur adore Macha, mais au point de devenir mère à temps plein ? J'en suis pas sûre.
— Non, soupire-t-elle. Je ne m'inquiète pas tant pour cette peau de vache, elle sait se débrouiller... ce qui m'embête c'est qu'elle avait l'air de dire qu'il lui serait plus compliqué de revenir avec sa sœur que de la rejoindre. Si elle est restée coincée quelque part, on ne peut pas la laisser là-bas et attendre qu'elle revienne.
— Ouais, surtout quand on sait que sa propre sœur a disparu dans ce « là-bas » depuis vingt-ans, acquiescé-je.
Détail que Karaen avait fini par dévoiler à ma sœur.
— Alors, comme ça t'as décroché un job ?
Mon cœur se serre, mes entrailles se retournent.
— Comment tu sais ? fais-je d'un ton trop crasseux même à mes oreilles.
— Aaron me l'a dit.
— Tu communiques avec lui ? m'étonné-je.
Malgré leur connexion assez puissante, la distance devait les empêcher d'être en lien. Sauf si...
— Oui, il me donne de tes nouvelles. Il s'inquiète un peu...
Je soupire en fermant les yeux très forts. J'entoure mes genoux repliés contre moi sur le banc et y enfonce mon menton.
— Laisse moi deviner, il trouve que j'ai changée ?
— En même temps, c'est le cas, affirme ma sœur, et je reconnais l'effort qu'elle fait à paraître le plus tendre possible dans ses propos.
Elle n'est pourtant pas connue par sa délicatesse. Comme je ne réponds rien, elle ajoute :
— Et c'est normal, hein. Je veux dire, tu ne peux pas être exactement la même avec ce qu'il s'est passé. J'ai tenté de lui expliquer qu'il te fallait du temps. Et qu'il doit s'adapter.
— C'est gentil, marmotté-je.
Je n'ai pourtant aucune envie de déblatérer des mots doux. J'ai juste mal. Mal de ne plus savoir qui je suis. Qui je suis supposée être. Et ce foutu Volk n'a rien trouvé de mieux que de tartiner une nouvelle couche.
Après tout, il ne sait rien de moi.
Un silence malaisant s'installe au bout du fil, durant lequel j'écoute malgré moi les bruits parvenant de la boutique de ma sœur. Je perçois la musique jazz de fond. Ma sœur et sa passion pour le jazz...
— Sis... chuchoté-je presque à contre-cœur.
— Vas-y, m'encourage-t-elle, et je comprends qu'elle n'attend que ça depuis le début.
— Tu crois...
Les mots se bousculent, m'écorchent la bouche, me laisse un goût de cendre. Ah ! Je ne dirais pas à non à une clope. Au moins j'aurai une raison d'être obstruée.
Elle me laisse le temps. Elle m'a rarement portée une oreille aussi attentive. De nous deux, je suis sans doute celle qui écoute le mieux. Tout en parlant le plus. Le comble sans doute.
— Tu penses que c'est bizarre que j'aime... trop souvent les garçons ?
Voilà, c'est dit, ça ne peut pas être retiré.
Bass garde le silence, et ça me tue.
— Je pense que tu as un cœur plus gros que toi. C'est dans ta nature. Tu es drivée par l'amour.
J'enfuis mon visage dans mes genoux. Dans ma nature. Et c'est quoi, ma putain de nature ?
— Merci, on se reparle vite, besos.
Et je raccroche sans lui laisser le temps d'ajouter quelque chose.
Mon téléphone sonne aussitôt, mais je le verrouille sans décrocher.
Je passe tant de temps dans le parc qu'à l'approche de la soirée, le musicien s'en va sans que je m'en rende vraiment compte. Un moment il est là, puis le silence et le vide le remplacent. Les heures coulent, aucune ne m'atteint, jusqu'à ce qu'une silhouette bondisse sur mes genoux pour me fourrer sa longue langue dans la bouche. Mais pas de panique, ce n'est qu'un chien. Loki, pour être exacte. Et non le vieux papy assis à côté de moi comme je l'ai cru un fugace instant. De toute façon, il n'y a même plus de grand père ; pour ce que j'en sais, il est peut-être parti depuis des lustres.
— Ne lui en veux pas trop, ça fait dix minutes que je le retiens pour l'empêcher de venir voir si la statue figée sur le banc est toi ou non.
Je lève les yeux vers Ambre en écartant vaille que vaille la bête canine à moitié vautrée sur mes cuisses. Bras croisés sur son débardeur noir couvert de graffiti à la fausse peinture blanche, mon amie me jauge de ses iris à la couleur du cognac liquide. Encore un détail qui nous assemble. Nos yeux ont une teinte similaire, si ce n'est que les siens semblent toujours luire d'une lueur magique là où les miens restent inertes.
La voir me fait du bien. C'est immédiat.
— On a profité de la balade pour venir te chercher à la Galerie, mais ton boss nous a dit que t'étais partie. Mon odorat a fait le reste.
Elle ne me demande pas si ça va, mais, avec Rescue à ses pieds, elle s'avance pour s'accroupir devant moi avec beaucoup de tendresse dans le regard. Loki saute à terre pour barbouiller sa joue de salive, mais cesse très vite sans qu'Ambre n'ai rien besoin de dire. Une simple crispation dans sa mâchoire à suffit, ainsi qu'un micro coup d'œil.
La communication entre Lycanthropes et canidés ne cessera jamais de me surprendre. Aaron tente de m'expliquer la complexité de ce langage à part, paraverbale, tout en me répétant que seul l'entrainement et la pratique me permettront de bien en saisir les rouages. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si je partageais mon esprit avec un loup en permanence, je n'aurais pas besoin de ces connaissances. Ce serait inné. Pour l'instant, lorsque je me connecte à l'esprit de la louve dans le Cosmos, je ne suis pas assez consciente pour comprendre ce qu'il se passe. J'adorerai, pourtant. J'imagine que, lorsque je parviendrai enfin à être maîtresse de moi au cours de nos échanges métaphysiques, je communiquerai avec la louve comme mes amis garous le font avec leur Anam Cara.
— Tu rentres avec moi ou tu veux continuer à fixer le vide toute la nuit ?
Je souris. Déjà parce que son ton moqueur m'amuse. Et puis surtout parce que je ne sais pas exposer mes peines en claquant des doigts. C'est un truc de famille de garder tout pour soi jusqu'à craquer. Mamá se plonge dans ses pensées, Bass fait comme si de rien n'est ou maugréer en silence... Moi, je continue à paraître exaltée sous l'attention des autres. Jusqu'à ce que le barrage cède. Et quand il craque, je suis pas belle à voir. Je ne veux pas faire subir ça à Ambre.
— Le vide, je sais pas, mais la nuit ça me plaît bien.
— On peut s'installer sur le balcon en buvant un mojito, sinon. C'est quand même plus sympa.
— De toute façon, on voit pas les étoiles à New York, soupiré-je en me levant malgré tout.
Cette proposition de mojito me tente foutrement bien.
— Je t'en dessine au plafond, si y a que ça pour te faire plaisir, rigole Ambre.
Je lui jette une œillade amusée tandis qu'on s'éloigne du parc, épaule contre épaule, les deux lévriers reniflant en cavalant autour de nous.
— Je ne suis pas sûre qu'Eli apprécie cette attention.
Ambre ne me contredit pas, mais une fois à l'appartement, elle ne met pas sa proposition à exécution. Ou seulement la première. Elle nous sert deux grands verres de mojitos qu'on savoure sur des poufs installés sur les fameuses issues de secours métallique, collées aux fenêtres. À notre arrivée dans le quartier, j'avais été en joie de voir ces échelles typiques que j'ai toujours envié dans les films américains. Je prévoyais d'en envahir de plantes – je ne suis pas aussi maboule que ma sœur à ce niveau, mais le manque de végétation dans la ville me rend limite névrosée – jusqu'à ce que j'apprenne qu'il était interdit de les emprunter où d'y disposer de la flore, à cause de leur vétusté. Ne parlons même pas de les emprunter où d'y prendre le petit-déjeuner...
Mais bon, on sait combien Ambre et moi aimons respecter les lois. Et puis Elisa nous a assuré qu'ils étaient maintenus en bon état. C'est donc sans crainte qu'on y pose nos derrière – princiers, comme dirait Volk – en sirotant nos boissons jusqu'à tard dans la nuit. J'enterre ma morosité pour passer un bon moment et oublier les doutes qui ont gangrené mon humeur toute l'après-midi. C'est tellement plus simple...
Comme souvent avec Ambre, on discute de tout et de rien, de sujets qui nous tiennent à cœur, de nos projets, de nos valeurs. Ce que j'adore par-dessus tout avec la louve-garou, c'est que nos points communs sont sans limites. On se correspond sur absolument tout, sauf le caractère. Ambre dit que j'ai une personnalité survoltée, solaire. Elle se considère comme quelqu'un d'intimiste et solitaire, mais adore s'associer aux gens qui me ressemblent, avec qui « tout semble plus facile » dit-elle. Avec Elisa, elle ne sait jamais sur quel pied danser. À mon humble avis, elle ne fait pas beaucoup d'effort, car Elisa est une fille sensible et ouverte, toujours dans le respect et la bienveillance. Peut-être que c'est ce qui la dérange le plus : elle doit culpabiliser inconsciemment de la repousser en permanence.
On est d'ailleurs à notre quatrième – ou sixième ? – mojito quand on se fait la réflexion qu'Elisa devrait déjà être rentrée, à cette heure tardive.
— Elle devait voir ses potes extrémistes ? demandé-je.
— Aucune idée. Tu veux qu'on bosse ?
Je frissonne à cette idée. Quand Ambre me propose de travailler, c'est pour mettre en place des exercices mentaux supposément conçu pour m'aider à naviguer dans le Cosmos. Le but ultime ? Faire en sorte de contrôler mes métamorphoses, consolider mes capacités psychiques pour éviter que les esprits animaliers – toujours les mêmes, allez savoir pourquoi – ne viennent foutre le bordel dans ma vie. Accessoirement, pouvoir dormir en paix la nuit sans m'attacher à mon lit.
Mais ce soir, je n'ai envie de rien. Surtout pas de me filer la migraine. Heureusement, je suis sauvée par le Gong lorsqu'on entend une voiture se garer en trombe devant notre appartement. Des voix nous parviennent, étouffés pour moi, sans doute très claires pour Ambre qui hausse un sourcil avant de les froncer et de se pencher comme si elle pouvait voir à travers toute la ferraille nous masquant le trottoir. Elle fini par jurer en français, un gros mot que je connais bien dorénavant puisqu'il échappe souvent à mes colocatrices. Plus à Ambre, davantage portée sur les insultes faciles.
Je n'ai pas le temps de lui demander ce qui lui arrive qu'elle a bondit dans la pièce en sautant avec grâce par-dessus la fenêtre. Je la suis plus lentement tandis que les lévriers s'égosillent dans le salon en fixant la porte d'entrée qu'Ambre a ouverte. Elle ne se rue pas dans le couloir puisque, quelques secondes plus tard, des pas lourds grimpent les dernières marches et qu'Elisa débarque, supportée par deux hommes.
Le trio fait peine à voir. Si on omet leur accoutrement de voleurs prêt à cambrioler une banque (ceux qu'on a vu il y a quelques jours portaient presque la même chose), ils ont la tronche de ceux qui sortent d'une sacrée dérouillée. Puis je comprend pourquoi ils soutiennent Elisa. Elle saute sur un pied, l'autre ensanglanté et enrubanné de gaze élastique. Un de ses bras a subi le même sort. Elle dégueule de sang et son visage blanc semble sur le point de rendre son dernier repas.
Mon propre sang ne fait qu'un tour et, en parfait miroir d'Ambre, je me précipite à son niveau pour la soutenir. Sans parler et sans demander leur avis, on déloge brutalement les deux types pour secourir notre amie qu'on installer clopin-clopant sur le canapé. Le nettoyage sera pour plus tard.
— Dégagez, gronde aussitôt Ambre à l'adresse des « amis » d'Elisa.
Le duo n'a pas bougé de l'entrée, maintenu à bonne distance par les deux chiens qui grognent et montrent les crocs, tout hérissés sur le dos, leur queue battant l'air avec frénésie.
— Euh, c'est que...
Ambre se dresse sur ses jambes et pivote vers eux à la manière d'une reine folle de rage. J'aperçois sa lèvre supérieure tressauter sur ses superbes dents tandis qu'un son inquiétant s'échappe de tout son corps. Son aura palpite, l'odeur lupine s'invite dans la pièce et une pression supplémentaire s'ajoute à l'atmosphère.
— J'ai dit : du balai !
Son ordre claque si fort que je serre les dents et que Rescue et Loki disparaissent dans la chambre en jappant. Cette fois, les deux types s'excusent en balbutiant : je ne sais même pas si leurs paroles sont destinées à Ambre ou Elisa, mais ils quittent les lieux en fermant délicatement la porte derrière eux.
— Bon sang, Ambre, un peu de délicatesse ne fait pas de mal, ronchonne Elisa, la douleur perçant dans ses propos tandis qu'elle ajuste un coussin dans son dos.
La sueur perle sur son front, ses beaux cheveux n'ont de beaux qu'un lointain souvenir tant ils se hérissent tel un halo autour de son visage, poussiéreux. Surtout, Elisa empeste. Le sang, le stress, la peur, ainsi qu'un ensemble de fragrances indescriptibles.
— Toi, t'as intérêt à la boucler où on te bazarde par la fenêtre et tu te démerdes avec tes blessures !
La colère d'Ambre flambe l'oxygène et je déglutis, aussi surprise qu'Elisa par la violence de ses paroles. Le regard de la louve enragée n'a plus rien d'humain, et le visage de mon amie s'est allongé tant l'émotion la gagne, sa louve à fleur de peau. Ambre a une maîtrise exceptionnelle de son Anam Cara alors qu'elle n'est pas née avec. Si sa condition de Sang-Neuf l'a aidé dans l'assimilation de sa part animale même après tant d'année à vivre seule dans sa tête, je me dis que tout est lié à sa force intérieure. Avec un passé comme le sien, rien d'étonnant.
Elisa cherche mon regard, à la fois penaude et désemparée. Je m'empresse de m'asseoir à ses côtés et en profite pour poser une main délicate sur le bras tatouée du volcan en éruption.
— Ambre, ce qui est fait et fait, dis-je doucement. C'est trop tard pour déverser ta colère. Je sais que tu es inquiète mais elle est rentrée, maintenant, et on s'occupe d'elle. Tu veux bien nous ramener la trousse de secours ?
Les mâchoires saillantes sous ses joues exsangues par la rage, Ambre se détend peu à peu sous mon contact. Elle tourne les talons en emportant son tourbillon d'émotions négatives. Elisa laisse échapper un soupire brulant, sa tête retombant contre l'appuie-tête du canapé.
— La vache, elle ne plaisante pas, elle m'a foutu les jetons, murmure Elisa. Je n'ai connu que mon père capable de me filer la nausée en m'engueulant.
— Ca, c'est plutôt la faute au sang que t'as perdu, ricané-je.
Mon amie baisse les yeux sur son bras, puis sur sa jambe en grimaçant.
— T'as bien de la chance de pas avoir d'Anam Cara en fin de compte, continue-t-elle. Je sais que j'ai une bonne position hiérarchique, mais devoir encaisser la puissance des garous supérieur, ce n'est franchement pas la joie.
— Oh, mais je ressens tout, lui assuré-je.
Elle secoue la tête.
— Si c'était le cas, t'aurais pas osé la toucher. Moi j'avais qu'une envie, c'est justement passer par le balcon !
La lycanthrope parvient à en rire un peu, tandis que je l'observe, en pleine confusion. Est-ce que le fait de ne pas partager mon esprit avec un Anam Cara me protège vraiment ? Pourtant, je vois et ressens les attaques mentales. Est-ce qu'une partie de moi est immunisé ?
Je repousse ses questions et hausse les épaules, avant de me pencher sur mon amie pour l'aider à retirer son pantalon.
— Attend ! Tu veux pas plutôt le découper ? Ça fait un mal de chien... se plaint-elle.
— Comment tu t'es fait ça, au juste ? grogné-je.
— Balle... chuchote-t-elle.
Je la foudroie du regard.
— Dans quoi tu t'es fourrée, sérieux ?!
Mais elle n'a pas le temps de me répondre : Ambre revient, bien plus assagie, accompagnée de ses fidèles toutous. Elle dépose l'énorme trousse que tout bon garou se doit d'avoir chez soi. Ce qui pourrait paraître idiot quand on sait qu'ils guérissent en trente minutes d'une blessure mettant des mois à disparaître chez un humain. Sauf que là où l'humain se blesse parfois, un garou y passe tout le temps. On attire la poisse. Notre mode de vie n'est pas connu pour être pacifiste. Enfin, « notre mode »... On m'a comprise.
Pourtant, passer entre les mailles du filet n'est pas si compliqué si on évite les ennuis. Manifestement, Elisa a fait tout le contraire ce soir, vu sa tenue...
Ambre s'attèle à la tache de déchirer le pantalon comme si elle avait fait ça toute sa vie, révélant le beau trou sanguinolant d'une blessure par balle partiellement guérie. Une balle toujours dans la cuisse d'Elisa.
— Va falloir rouvrir, donc la balle n'est pas en argent, remarque Ambre sans regarder notre amie.
Elisa déglutit. Ouais, les garous guérissent vite mais sentent la douleur.
— On n'a pas un anesthésiant ? pleurniche-t-elle.
— Non, soupire Ambre, légèrement adoucie.
— Si la balle n'est pas en argent, c'est que vous vous êtes frotté à de l'humain ? demandé-je, l'air de rien.
Elisa me lance un coup d'œil implorant.
— On peut faire l'interrogatoire après ?
Je lève les yeux au plafond avant de me lever.
— Ok, je vais te chercher un remontant, tu en auras besoin...
Une heure plus tard, on tourne au whisky – souvenir de ma sœur qui me manque tant... - toute blotties dans le canapé, avec une Elisa en bien meilleure forme. On a extrait la balle de sa jambe et nettoyé correctement la plaie du bras où des résidus de bois s'y étaient incrustées, allez savoir comment. Ambre a géré comme une chef, preuve que ce n'était pas son premier rodéo. Limite comateuse, embuée par la redescente de l'adrénaline, Elisa nous a dévoilé toute sa catastrophique soirée sous l'attention ténébreuse d'Ambre qui ne l'interrompt pas une seule fois.
L'explication raccourcie, c'est qu'Elisa et ses compatriotes extrémistes se sont rendus dans un hangar de Brooklyn suspecté d'être une plaque tournante pour le traffic illégal d'ailerons de requin, en partance pour l'aéroport. L'équipe suicidaire devait prendre des photos et récupérer la marchandise, intervention qu'ils ont, apparemment, déjà mis en place une fois. Même si le lieu était différent, l'organisation attaquée était la même. Cette fois, ils étaient préparés en renforçant la sécurité : et le matériel de défense. Le groupuscule d'Elisa est pacifiste de manière générale. Des gentils garous à la Greenpeace, en fait, sauf qu'ils fonctionnent en comité réduit et qu'aucun de ses membres n'est humain.
— Ma parole, ce que tu peux être conne, fini par exploser Ambre, me surprenant moi-même.
L'alcool aidant, Elisa lui répond du tact au tac, mais en français. S'ensuit alors un échange enflammé où je ne pige pas un traitre mot, et me retrouve à faire la navette de mon regard entre mes deux copines, sirotant mon verre avec une paille réutilisable.
— Est-ce que je dois investir dans un traducteur ? finis-je par m'exaspérer lorsqu'elles se taisent enfin, toute aussi en pétard l'une que l'autre.
Enfin, Ambre sans doute plus puisqu'Elisa semble proche de tourner de l'œil.
— J'ai dit qu'elle se met en danger, et que la meute de New York peut lui tomber dessus à bras raccourcis à tout moment, gronde Ambre en montrant ses dents en une expression hargneuse.
Elle me fait soudain penser à Vi, l'héroïne à la tignasse rose dans le jeu vidéo League Of Legends. Incroyable que je ne fasse le rapprochement que maintenant !
— Et j'ai répondu que ça me faisait une belle jambe ! réplique Elisa.
— Ouais, et je lui ai fait remarquer qu'en effet, elle est bien belle sa jambe maintenant, avec ses conneries !
Je souris en secouant la tête, amusée.
— C'est trop facile de m'accuser alors qu'au moins, je fais quelque chose, s'énerve Elisa, plus blessée qu'autre chose. Je défends la planète plutôt que de lancer de belles paroles !
Ambre bondit sur ses pieds et me pointe du doigt sans ménagement.
— Parce que Ariel et moi, on ne la défend pas, peut-être ?! Rappelle-moi qui est végétarienne dans cette pièce ?
— Oh, trop facile, je suis une garou depuis ma naissance ! Me passer de viande serait une hérésie. Toi et Ariel êtes des Sang-Neuf !
— Ah oui, et maintenant, je suis quoi ? Une aubergine sur patte ?!
Je pouffe sans pouvoir m'en empêcher.
— Oh ben c'est sûr que ne manger de la viande que sous ta forme animale, ça semble te réussir ! T'es maigre comme un clou, je te casse en te roulant dessus !
Je visualise Elisa passer Ambre sous un rouleau à pâtisserie et me fait la réflexion que dans une rixe, je mise tout mon argent sur ma seconde amie. Air anorexique ou pas, Ambre est une battante.
— Tu veux parier ? lui propose Ambre en se rapprochant d'elle, menaçante.
Elisa, elle, ne bouge pas du canapé, malgré qu'elle a repris des couleurs. Son corps a probablement guéri la majorité de ses blessures et assimilé l'alcool. Pour autant elle doit se dire qu'en restant sur le canapé, elle échappe au pire. Je plussoie totalement cette tentative d'évitement car Ambre semble ne pas plaisanter. À vrai dire je la trouve encore plus remontée que quand les mecs nous ont emmerdé dans le bar l'autre fois.
— Si je puis me permettre, commencé-je en prenant une voix de crécelle sensée imitée la bourgeoisie Londonnienne : Est-ce vraiment le sujet de discussion le plus approprié pour...
— Ariel ! me hurlent les filles en cœur.
— Oh ça va, j'essaie de calmer le jeu, bande de rabat-joie. On est en terrain neutre ici, tout le monde accepte tout le monde. MAIS je me range du côté d'Ambre pour te dire, très chère Elisa, que c'est blessant de dire qu'on ne fait rien pour la planète : regarde, je ne tire plus la chasse après chaque pipi, comme tu me l'as dit.
Pour la peine et pour appuyer mes propos, je finis mon verre d'une traite sous le regard lourd d'Elisa, qui ne réplique pourtant rien. Ce n'est que du chiqué, mon blabla, bien entendu, puisque notre amie lycanthrope ici présente a parfaitement conscience qu'Ambre et moi faisons bien plus attention à la planète que la grande majorité des gens sur cette même pauvre planète victimisée. Ce qu'Elisa veut dire, c'est qu'elle pense – à tort, à mon humble avis – que les grandes causes font les grandes actions. Ou le contraire. Je m'embrouille. J'aurais pas un peu trop bu ?
— De toute façon, s'immisce Ambre, ça ne change rien au fait que tu dois arrêter ça. Vous êtes que des garous et vous mettez notre existence sous les projecteurs. Si la meute de New York s'en rend compte, vous êtes grillés, et c'est en taule qu'il faudra qu'on te sorte.
— En taule humaine ou garou ? demandé-je, sincèrement curieuse.
— Aucune idée, j'ai pas grandi ici, je te rappelle, mais c'est déjà pas un vrai pays libre pour les humains, alors imagine avec la politique thérianthropique. Je sais pas si nos meutes en Europe arriveraient à la sortir de prison.
Elisa hausse les épaules en poussant un énorme soupir, repliant ses jambes pratiquement impeccables contre son buste.
— Je m'en fous, c'est juste scandaleux que le King laisse ce traffic avoir lieu. On s'est renseigné, hein : nos informateurs nous assurent qu'il est parfaitement au courant. Mais il ne fait strictement rien. Pourquoi ? Parce que ça fait du fric qu'il se met dans la poche.
C'est au tour d'Ambre d'agiter ses épaules.
— C'est pas nouveau non ? C'est toi qui nous a dit en arrivant, qu'ici, c'est la pègre qui dirige le monde thérianthropique, que tout le monde le sait mais personne ne dit rien parce qu'elle est dans les plus hautes sphères de la ville.
— Le fric gangrène tout, soupire Elisa. On laisse faire par impunité juste parce que les garous en tête sont méga haut placés et qu'ils sont arrivés au sommet après avoir écrasé la concurrence. Ils protègent les traffics, on en est certain.
— Encore mieux, fais-je remarquer. S'ils vous tombent dessus, vous êtes carrément cuit.
— On s'en fou de ça, si les gens cessent de défendre une cause pour le risque, c'est même plus la peine d'avoir des valeurs !
Ambre retourne s'asseoir à côté de moi pour attraper son verre et me le tendre tandis que je remplis le mien. J'en profite pour faire une tournée et Elisa me remercie.
— Pas besoin de risquer sa peau pour avoir des valeurs, c'est n'importe quoi ce que tu dis, l'accuse Ambre.
Elle n'obtient de la part de la louve-garou qu'un regard noir.
— De toute façon, je ne m'attends pas à ce que vous me compreniez. Laissez-moi juste gérer ma vie en paix.
Elisa se lève en me donnant un coup de genoux sans le vouloir – ce qui la fait se rependre en excuses – avant d'engloutir le contenu de son énorme verre. Elle grimace en se rendant compte de la quantité que je lui ai servi sans se plaindre, et s'éloigne pour rejoindre sa chambre d'une démarche mal assurée.
Ambre me tire de ma rêverie en expulsant bruyamment l'air de ses poumons tout en se pinçant l'arrête du nez de sa main libre. Je me tourne vers elle et constate avec amusement qu'un mélange de tristesse et d'exaspération s'entrecroisent sur ses traits.
— Elle va nous filer un ulcère avec ses conneries, ronchonne-t-elle. Je comprends pas pourquoi elle s'acharne comme ça...
— Tu ne saisis vraiment pas ? m'étonné-je, mon envie de la taquiner sur son inquiétude recalée en second plan face à son incompréhension.
— Parce que toi oui ? Je veux dire, t'as une explication à part le fait qu'elle soit naïve et influençable à mort ?
— Ça paraît pourtant évident.
— Mais je t'en prie, éclaire ma lanterne !
Me demandant si la miss n'est pas en train de nous écouter, je jette un œil du côté de leur chambre comme si je pouvais voir à travers les murs. Je me penche à l'oreille d'Ambre en m'écroulant à moitié contre elle. J'ai surement trop bu. Mais c'est pas nouveau chez moi. Je lui murmure au plus bas :
— À cause de ses parents.
Je me recule sous les yeux médusés de mon amie. Incroyable qu'il faille que je lui explique ! Avec un sourire moqueur, je me lève en chancelant et la laisse méditer mes propos.
— Aller, bonne nuit hein ! lancé-je alors que mon amie ne bouge plus, plongée dans ses pensées.
Elle risque de passer une nuit agitée. Et moi aussi, vu les rodéos que mon estomac débute déjà. Je devrais peut-être le vider maintenant... ?
En Français.
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