Chapitre 6
[Illustration de AniaJay ]
Dire que je suis à l'heure pour mon rendez-vous est un euphémisme. Non, une litote. Mm, toujours pas, un pléonasme ?
Ok, clarifions : je suis en retard, c'est un fait. Je viens de claquer la porte de l'immeuble à l'heure où j'aurais dû me tenir devant celle de la galerie. Heureusement, c'est à pied, et à peine à dix minutes, voire moins, voire encore encore moins en courant. Mais je ne vais pas courir. Courir signifie arriver transpirante, et ça, c'est tout sauf glamour. Je suis même presque tentée de faire un détour au Starbucks pour ramener une boisson à celui que j'espère être mon nouveau patron, tout en justifiant mon retard par la queue interminable - tout aussi imaginaire - du café.
Bon, l'idée n'est pas si bonne que ça, je vais juste me contenter d'y aller d'un bon pas et...
— Mademoiselle De Soto ?
Hééééé... Joder.
Je fais crisser la gomme de mes chaussures en pivotant sur mes talons, me retrouvant face à la fliquette du hold-up. Zut alors, qu'est-ce qu'elle fait dans notre rue ? Est-ce qu'elle m'attendait, cachée derrière la poubelle ?
Je dégaine mon plus beau sourire de parade.
— Madame... Madame ! me rattrapé-je en réalisant que je ne peux pas terminer mon salut correctement sans savoir son nom.
— Inspectrice Faust. Vous auriez une minute à m'accorder ?
Je l'observe en soufflant sur une mèche qui me tombe devant les yeux.
— Pas vraiment non.
Elle fait la moue. Et sur son visage sévère aux traits tirés, elle ressemble à une institutrice prête à envoyer un vilain garnement au coin. Heureusement pour moi, j'ai passé l'âge d'avoir peur des professeurs. En admettant qu'ils m'aient déjà fait un quelconque effet, d'ailleurs.
— J'ai préféré passer vous poser quelques questions plutôt que vous convoquer au poste...
Ah ouais, carrément, elle m'a donc bel et bien attendue plutôt que sonner chez nous ? C'est drôlement manipulateur de sa part. Comment a-t-elle su que j'étais celle à qui elle pourrait tirer les vers du nez ? Et bien, qu'elle s'accroche : Je vais lui en donner, du vers ! Et il fera la taille de mon bras quand on en aura fini.
— Trop aimable, en effet, minaudé-je.
Et si je la laisse en plan et pars en courant, ça craint ou bien ?
— J'ai regardé les caméras de la banque, figurez-vous. On voit bien un chien apparaître, mais il disparaît dans un angle mort ensuite.
Intraitable cette nana ! Une acharnée qui ne se laisse jamais distraire. Pourquoi il faut que ça tombe sur moi ?
— Ah, c'est vraiment pas de chance.
À son expression, j'en conclu que j'ai loupé la mimique désolée. L'inspectrice plisse ses yeux sombres. Ils ont exactement la même couleur que ses cheveux. J'aimerais bien lui dire qu'avec son visage tout en angles droits, ce n'est pas la meilleure idée d'arborer une coupe au carré, presque au bol. Ça lui donne un air de boîte aux lettres. Je décide pourtant, dans un éclair de génie, de garder la bouche fermée. Si je finis au poste de police, je peux dire adieu à mon entretien.
— À qui le dites-vous, acquiesce-t-elle. Toutefois, nous avons vu un homme nu apparaître sur les caméras, un peu plus tard, juste après qu'on ait évacué les braqueurs. Il est sorti avec les premiers otages mais s'est perdu dans la foule et nous ne l'avons jamais revu.
Je pouffe sans pouvoir m'en empêcher. Le stress, sans doute, et son air trop sérieux.
— Un homme nu, hein ? Décidément, vous autres américains avez de drôles de fantasmes.
Je me moque oralement mais je n'en mène pas large. Les garous, quand ils passent d'une forme humaine à une forme animale, puis vice-versa, ne récupèrent pas leur fringues. Ils finissent cul-nu à la Adam et Eve.
Si on avait un doute quant à l'idée du fameux « chien », ça paraît maintenant évident qu'il est des nôtres.
— Vous ne savez donc rien de cet individu ? Vous ne l'avez pas vu ?
Des questions fermées, hein ? Pas très pro pour une inspectrice ! Je fonce dans l'ouverture.
— J'étais occupée à me remettre de mes émotions avec les filles, vous savez, mais si je croise un exhibitionniste avec un chien, je vous l'envoie, promis. Est-ce que je peux y aller ? S'il vous plaît ?
La flic pousse un long soupir. Je devine qu'elle a cerné mon personnage et comprend ne pas pouvoir en tirer grand-chose. Elle fourre ses mains dans ses poches, en retire un vieux téléphone qui a probablement vécu au moins une guerre, puis une carte de visite de l'autre main, qu'elle me tend.
— Si vous trouvez quoi que ce soit dans votre mémoire, contactez-moi. Je ne manquerais pas de vous recontacter si cela s'avérait nécessaire.
Je devine en un instant que c'est une menace, et que je ne suis pas parvenue à étouffer sa méfiance envers nous. Je suis définitivement une très mauvaise menteuse. La gorge asséchée par la culpabilité de ne pas avoir su dévier le projecteur qu'elle a braqué sur moi, je bloque la trajectoire de sa carte en offrant un vrai sourire contrit.
— Désolée, je suis abonnée zéro déchet, votre carte va finir à la poubelle, inutilisée, donc offrez-la plutôt à quelqu'un qui prévoit de s'en servir. Sur ce, je vous quitte, vous avez terminé de me mettre en retard.
Je pivote, convaincue de lui fausser compagnie, quand une idée me vient. Faisant volte-face, je récupère sa carte qu'elle n'a pas eu le temps de ranger et l'agite en débutant un moonwalk.
— Je la garde, finalement, preuve à l'appui pour mon patron que cet odieux retard n'est la faute qu'aux forces de l'ordre.
Je crois discerner un semblant de sourire à la commissure de ses lèvres avant que mon dos ne lui offre son plus beau profil.
— À bientôt, Mademoiselle De Soto.
Sa voix finit de me convaincre qu'on n'en a pas fini avec elle. Si seulement je n'étais pas équipée de mes chaussures, j'aurais croisé mes orteils de pieds pour prier qu'à la prochaine occasion, je ne sois pas seule avec l'inspectrice.
La galerie d'art, bel et bien nommée « Warlord » se situe dans une des rues parallèles à l'Université de New York Steinhardt où Elisa passe son doctorat sur l'environnement, et où je prévoie - peut-être - de m'inscrire, car ils offrent un cursus artistique. J'espère pouvoir la voir pendant mes pauses.
J'ignore si on est toujours à Greenwich Village ou si nous sommes à Soho, étant donné que les deux quartiers se ressemblent, même si ce dernier est plus chic et huppé que le premier, notamment grâce à ses artères mariées aux boutiques souvent luxueuse. Encore quelque chose qui ne m'attire pas à New York : on pourrait se demander ce que j'y fous... J'y resterais sans doute moins longtemps que je l'imaginais en premier lieu en débarquant avec les filles.
Je lève le regard sur la partie basse de la galerie, occupée par une baie vitrée où sont exposés des tableaux de street-art. Mon regard s'en prélasse, détaille les coups de pinceaux, le choix des couleurs et... je me mets un coup de fouet, me rappelant que j'ai vingt-minutes de retard. Sans café pour me faire pardonner - c'est pas faute de savoir que l'un d'eux se trouve dans une rue adjacente.
Je pousse la porte, vitrée elle aussi, et me retrouve nez à nez avec un chien, au-dessus de deux courtes marches. Je sursaute légèrement, puis me fige. Il est longiligne : avec son pelage noir, ses oreilles bien droites et pointues, il a un air d'anubis. Avec son poil soyeux et son immobilité, je me demande un instant si ce n'est pas une statue décorative. Autour de son cou, une épaisse chaîne d'or tombe sur son poitrail puissant.
Avant, j'étais plutôt une experte féline, grâce aux connaissances de ma sœur et de Minuit. Depuis que je fréquente Aaron, dont la mère possède un cheptel de chien de race, mes connaissances envers la gente canine ont explosé. Connaissances que j'ai pu mettre en pratique avec les whippets d'Ambre.
Première règle : on n'approche pas un chien de face, c'est perçu comme une agression, ou, tout du moins, une sale présentation. Doutant encore de sa réalité, je le contourne donc légèrement par la gauche malgré l'espace réduit de l'entrée, en l'observant du coin de l'œil. Je finis par me convaincre que c'est une statue lorsque je vois enfin ses prunelles suivre mon mouvement. Il fait flipper. Est-ce qu'il va me sauter à la gorge pour me punir de mon retard ?
— Salut mon tout beau, je suis une copine, tu me croques pas hein ? Il est où ton...
Le chien se lève avec mollesse et me tourne le dos. Il disparaît en quelques secondes au fond de la galerie.
— ... papa. Ravie aussi de faire ta connaissance !
Je parcoure les lieux du regard. Comme souvent dans les galeries d'art, la luminosité vient majoritairement des nombreux mini spots surplombant les œuvres d'art pour les mettre en valeur. La galerie est profonde et en forme d'entonnoir, et se décompose en trois parties, séparée par des murs comme différentes entrées d'un labyrinthe. Un étage me fait face en empiétant sur l'entrée, protégée par une rambarde en plexiglas mat et soutenue par deux larges piliers arborant à chaque surface des œuvres plus petites. Je discerne d'autres tableaux en amont.
Un bar en forme arrondie, sur ma gauche, occupe l'espace dépourvu d'œuvres. Tout est d'un blanc laqué, même la machine à café dernier cri et le meuble que je devine être un frigidaire. Sur le mur opposé, dans l'angle de la pièce, une télévision plate diffusant ses images muettes s'avance dans la pièce via son bras métallique : sous elle, une unique table haute, ronde, et ses acolytes tabourets, offrent un semblant de vie.
Les lieux sont sobres, tout en unicité laiteuse, exposant sans emphase son aspect chic et mesuré. Ce n'est pas chaleureux comme l'établissement de ma sœur. Pourtant, je comprends le concept : avec une telle déco minimaliste, mon regard est invariablement attiré par les expositions. D'ailleurs, je commence à en faire le tour sans vraiment le réaliser, prenant un soin tout particulier pour étudier chaque toile.
Il n'y a pas plus de deux œuvres du même artiste, mais toutes me parlent. L'art et moi, c'est une grande histoire d'amour, qui date depuis que j'ai compris comment tenir un feutre en main. Je n'ai pas de préférence dans mon approche de l'art, j'ai touché à tout durant mon adolescence pour tenter une spécialisation, sans jamais réussir à me contenter d'une unique technique. Pour autant, si je devais en choisir une, je dirais que l'aquarelle est celle qui me botte le plus.
J'examine l'œuvre au plus proche de la table du fond quand une voix surgit dans mon dos, m'arrachant à ma contemplation.
— Etant donné que vous avez battu le record du retard à un entretien, vous ne serez pas surprise si je ne le débute même pas ?
Je dois me faire violence pour ne pas laisser ma mâchoire tomber à la vue de celui que je devine être le propriétaire des lieux.
— Hein ? fais-je avec toute ma capacité intellectuelle.
Pour ma défense, je ne m'attendais pas à cette dégaine. La voix au téléphone me renvoyait une image d'un vieux bourgeois tiré à quatre épingles, allez savoir pourquoi. J'ai tout faux.
Déjà, le type n'est pas physiquement vieux, ou en tout cas pas encore à mes yeux. S'il doit se rapprocher de la quarantaine d'année, son regard me renvoie un je-ne-sais quoi d'antédiluvien. Son allure globale ne joue pas en sa faveur, avec sa chemise de soie rouge et ses bretelles noires que j'aperçois sous son par-dessus trench au col vampirique. Je sais, un col vampirique n'existe pas, mais là, avec les larges bords en pointes remontant pour dissimuler légèrement le foulard rouge noué autour de son cou, c'est la définition qui me vient.
— Vous êtes. En retard, m'apprend-t-il d'un ton lourd.
Je cligne des yeux, comme paralysée. Son attention me sonde. Ses prunelles semblent briller entre ses paupières étroites surmontées de sourcils bas, malgré un front dégagé par ses cheveux gominés vers l'arrière, découvrant des oreilles élégantes. J'ignorais que des oreilles pouvaient l'être, mais avec ses deux anneaux dorés sur celle de droite et leur aspect pointu, je craque.
— Je suis une artiste, l'heure est un concept tout à fait relatif. Si on ne vivait pas dans un monde réglé à la minute, vous m'auriez juste proposé un café en me demandant si j'ai rencontré des ennuis sur la route.
Je me maudis intérieurement. Ce n'était ABSOLUMENT PAS ce que j'avais préparé pour m'excuser. Cela étant dit, je suis 100% honnête : arriver à la seconde pour un boulot, très peu pour moi. Je mets mon insolence sur le compte de mon inexpérience face à un supposé supérieur hiérarchique. Je ne suis sans doute pas faite pour le cursus classique du partenariat.
— Je veux dire que... tenté-je de me rattraper pour ne pas m'avouer vaincue à la première faute.
— Mademoiselle De Soto, nous ne sommes pas dans un moulin, j'ai des horaires auxquelles mes clients sont accoutumés à trouver porte ouverte : si je vous emploie, c'est pour me seconder, pas pour vous installer en réclamant un café le temps que vous émergiez de votre sommeil.
J'ouvre la bouche mais la referme aussitôt. Aucune répartie ne me vient.
— Vous avez utilisez le présent, je suis embauchée ?
Le propriétaire des lieux glisse dans ses chaussures de villes si lustrées qu'elles pourraient aussi bien sortir de leur boîte. Ses pas sont délicats, feutrés. J'ai assez fréquenté de garou dernièrement pour reconnaître une démarche animale.
Les garous de mon entourage ont une technique pour reconnaître leurs pairs : ils peuvent propulser leur esprit vers l'individu et « renifler » leur aura. Une capacité qui me fait cruellement défaut, comme si ce contrôle de l'esprit nécessitait celui de cohabiter avec son alter ego animal. Malgré toutes mes tentatives, je suis incapable de visualiser la bête intérieure des garous.
Bien sûr, je parviens à palper l'aura métaphysique des gens. Ça me permet de discerner si j'ai affaire à un humain. Ici, je suis catégorique : il n'a pas grand-chose d'humain. Par contre, bonjour pour deviner ce qu'il est sans lui demander.
Le propriétaire du Warlord continue son chemin jusqu'à parvenir à mon niveau sans que j'ai bougé d'un iota. Je me sens dans le filet d'un pécheur. Il ne me fait pas peur, ce n'est pas ce genre d'émotion qu'il provoque chez moi. Non, c'est autre chose, plus insidieux, plus discret, comme si, au contraire, il pouvait s'empêcher de me faire peur, mais que mon sixième sens m'en informait. « Je ne te fais pas peur, car si c'était le cas, tu fuirais. Au lieu de quoi, tu vas te sentir en sécurité pour que je puisse copieusement te dévorer.» Mais je ne me sens pas en sécurité pour autant. Je me tiens au bord d'un précipice où une bourrasque me pousse à l'abri, tout en ayant conscience que cette bourrasque peut changer de côté à tout instant.
Un frisson me parcourt. De l'excitation. Bon dieu, j'adore le danger. J'adore les hommes dangereux, surtout ceux qui ne paient pas de mine.
Parvenu assez proche de moi pour que je sente son après-rasage à la lavande, il se penche légèrement au-dessus de moi et inspire. Je retiens ma respiration, les yeux restés au niveau de son cou – il fait une bonne tête de plus que moi, sans surprise – là où son foulard rouge prend une teinte sanguine. Le tissu m'hypnotise. Est-ce que j'hallucine ? On dirait qu'il vibre. Ou qu'il brille. Ou les deux à la fois ?
Le patron des lieux se redresse et l'oxygène parvient à nouveau dans mes poumons. Il baisse les yeux sur moi sans incliner la nuque, ce qui lui donne un air guindé. Je réalise qu'il est soit extrêmement tendu, soit naturellement rigide dans sa posture. Il ne manquerait plus qu'il mette ses mains dans son dos et... ah, ben voilà, il vient de le faire.
— Vous n'aviez pas menti, vous ne sentez pas le garou.
La tension se relâche dans mon corps, m'obligeant à hausser les épaules pour l'évacuer avant de me mettre à trembler irrépressiblement. Je n'arrive pas à soutenir son regard. Les premières fois où le Primum de la Meute Magister m'observait avec un air semblable, je n'y arrivais pas non plus. Mais, hé, je ne m'appelle pas Ariel le cyclone pour rien ! Le type qui me fera ployer sous son regard n'est pas encore né !
Alors je recule d'un pas pour ne pas avoir la nuque dans une sale position et plante mon regard dans le sien en lui offrant un sourire avenant. Je le vois tiquer. Les pattes d'oies à la commissure de ses paupières palpitent une seconde.
Tu t'attendais pas à ça, hein ? TOC.
— Vous saurez que je ne mens jamais.
Mensonge.
— Seulement par omission, je précise aussitôt.
C'est mieux.
D'aussi proche, la peau du gérant paraît délicatement fine, comme du papier de soie, mais pas aussi fragile que celle d'un vieillard. D'ailleurs, j'adore sa couleur. Celle du café au lait. Je l'étudie davantage maintenant qu'il est proche mais ne parvient pas à déterminer d'origine particulière. Tout rappelle la finesse et l'élégance dans son visage, de son nez aux narines délicates au menton affiné, rasé de si près que je ne distingue pas l'ombre d'une pilosité.
— Si vous venez essentiellement les après-midi, ai-je une chance de vous apercevoir à l'heure ?
— Même le matin. Mais je suis une grosse dormeuse, je loupe facilement mon réveil.
Ou plutôt, les animaux en moi ne savent pas ce que c'est.
— Vous ne sentez peut-être pas le garou, mais il suffit d'un coup d'œil pour deviner que vous n'êtes pas humaine, poursuit-il en passant du coq à l'âne, ce qui me désarçonne un instant. Ma clientèle est composée à majorité d'êtres surnaturels, voyez-vous. Si certains sont polis, d'autres ne s'encombrent pas d'étiquettes. Que leur direz-vous sur votre nature ?
— Que je suis un être perdue entre deux mondes ? proposé-je.
Le patron me libère de son attention de prédateur en se détournant, laissant son regard parcourir la rue via la porte d'entrée, les deux autres baie vitrée étant occultées par les toiles de street art. Le poids qui me maintenait immobile se fait la malle et je me surprends à piétiner frénétiquement comme pour m'assurer que j'ai toujours le contrôle sur mes jambes.
— Vous n'aurez qu'à dire que vous êtes une sorcière, finit-il par dire.
Pas évident de le décoincer, celui-ci. Ça va devenir un vrai défi si je ne lui arrache pas un sourire le premier jour.
— Ça me va. Je signe où ?
— Vous ne croyez tout de même pas que je vais vous proposer un contrat sans m'assurer de vos incroyables compétences, dont vous m'avez loué les qualités ? Vous avez déjà de la chance que je me passe de votre extraordinaire curriculum vitae...
Et je jure percevoir de l'amusement dans son ton. J'ai pris mon CV, tout en priant pour ne pas avoir à le sortir. Merci petits anges gardiens.
— J'ai que des qualités, affirmé-je.
— Dont la ponctualité, je présume.
Je grimace. Touchée.
— Mes multiples aptitudes vous feront oublier ce défaut.
— Je n'en doute pas, mademoiselle...
— Ariel, le coupé-je. Mademoiselle, c'est très pompeux.
Son regard se vrille sur moi et je me fige aussitôt.
— Mademoiselle De Soto sera très bien. Venez, je vous fais le tour du propriétaire.
Je le suis tandis qu'il s'éloigne vers le fond de la galerie, mon corps acceptant de répondre à mes ordres maintenant qu'il ne me guette plus. D'un geste de la main, il m'indique le bar.
— Vous trouverez de l'eau dans le frigidaire. Mais ne touchez pas aux mets des derniers étages, ils sont pour les vernissages. Au rez-de-chaussée sont exposées les peintures, à l'étage, les photographies. Notre salle privative se trouve au fond, venez.
En l'espace d'un quart d'heure, il me fait visiter les locaux. Le coin des employés est composé du strict minimum, avec des toilettes et une mini-kitchenette. Une porte ouvre sur une courette intérieure dallée, coincée entre d'autres immeubles sur trois étages. J'ai le droit de m'y installer, mais ai l'interdiction de pénétrer le bâtiment d'en face, où les fenêtres sont masquées par d'épais rideaux. Sans qu'il ait besoin de me préciser que c'est là où il vit, quelque chose dans sa posture me renseigne à ce sujet. Je cherche une trace du chien, mais ne le vois nulle part. Étrange.
— Et votre chien, c'est quoi son petit nom ?
— Je n'ai pas de chien.
— Quoi ? Mais si, il y avait un chien noir quand je suis arrivée...
— À votre âge, vous devriez consulter : les hallucinations ne sont jamais bon signe en pleine journée.
Je reste tellement coite que je dois ensuite courir pour le rattraper. Je n'ai pas halluciné, il y avait bel et bien un canidé à l'entrée. Pourtant, son ton est demeuré stoïque. Si c'était un mensonge, c'est le meilleur que je n'aie jamais entendu. Je décide de ne pas en faire toute une affaire, trop heureuse qu'il m'offre une chance.
Je serais la meilleure employée du siècle ! Il devra me payer en médailles d'or (et en chèques bien gras, ça va sans dire) !
Quand je pousse la porte de l'appartement le soir venu, je suis vidée. Vidée de n'avoir absolument rien fait, si ce n'est la poussière – invisible – de la galerie d'art. Après m'avoir fait faire le tour du propriétaire, mon nouveau patron a disparu en me prévenant de l'appeler si un client s'aventurait – chose qui n'est jamais arrivée. Il est revenu me libérer à l'heure du repas, et j'ai filé m'acheter un bagel et deux pâtisseries. La deuxième c'était pour faire bonne figure, mais mon patron l'a déclinée avec toute sa bourgeoise politesse. J'ai eu envie de la lui enfourner dans le gosier, blessée qu'il ait décliné ma délicate attention. Bien entendu, je l'ai savourée. Je n'allais pas la gâcher !
— Alors, cet entretien est devenu ta première journée de taff ? me lance Ambre, vautrée de tout son long sur le canapé à regarder la télévision, ses deux whippet couvrant sa peau tatouée.
— Ennuyeux à mourir, je vais poser ma démission fissa si c'est comme ça en permanence, soupiré-je en balançant mon sac dans l'entrée, vexée qu'aucun chien ne vienne me faire la fête. Et toi ?
— Passionnant, on s'est fait des copains le long des quais.
Traduction : Loki et Rescue ont rencontrés des copains chiens.
— Et Ely, toujours pas rentrée ?
— Je suis là, dit l'intéressée, sa tête émergeant de derrière le plan de travail du côté de la cuisine américaine.
Notre pièce à vivre n'est pas immense, mais ses trois larges fenêtres offrent une belle luminosité. Notre appartement est tout en longueur, avec deux chambres aux opposés. La plus petite – et accessoirement la mienne - se tient derrière la cuisine et la salle de bain, tandis que celles des filles est à droite de l'entrée, après les toilettes et un placard. À la base, Ambre et moi devions dormir ensemble (à notre arrivée, elle ne supportait pas encore la présence d'Elisa, alors dormir avec était un exploit hors d'atteinte), jusqu'à ce qu'elle réalise qu'il lui était parfaitement impossible de fermer l'œil lorsque sa colocataire se transformait en louve bien éveillée à trois heures du matin, désireuse de se dégourdir les pattes. Elle avait mis un point d'honneur à dormir sur un matelas au pied du lit d'Elisa au début, puis en avait eu marre de se faire piétiner par ses whippets. Maintenant, elle dort contre la louve-garou sans se plaindre. C'est d'ailleurs plutôt Elisa, dorénavant, qui s'exaspère de manger les coudes d'Ambre en pleine tronche. Et ce malgré le lit king size dans lequel elle a investi.
La porte du four claque et une odeur de cookie embaume le salon. J'en aurais salivé si les deux pâtisseries ne me pesaient pas autant sur l'estomac.
— Ah bravo, lancé-je à Elisa. Ça découche sans prévenir et ça saute le boulot pour faire des cookies ? Elle est belle la jeunesse !
Ma colocataire souffle sur une tresse libre qui lui tombe sur le front, puis retire ses gants de cuisine pour rattacher convenablement ses épais cheveux parcourus de coton colorés parmi ses tresses. Elle me jette un regard désapprobateur mais n'a pas le temps de me répondre qu'Ambre la devance :
— C'était pour éviter son tour de repas.
— Pas du tout ! réplique Elisa, piquée au vif comme toujours quand Ambre lui reproche quelque chose. Et arrête de râler, je te fais des cookies exprès pour me faire pardonner, t'es franchement dure en affaires !
Je souris en allant me jucher sur un tabouret du plan de travail. Les voir se chamailler me rappelle les disputes entre Mamá et ma sœur.
— Fallait répondre à nos messages.
— J'étais occupée.
— T'inquiète Ely, Ambre te charrie juste parce qu'elle était inquiète, elle a pleurniché toute la soirée parce que tu n'étais pas rentrée après le boulot.
— Mais pas du tout ! s'offusque la concernée en se redressant vivement dans le canapé, manquant de déloger son précieux Loki.
Mais c'est trop tard, le sourire attendri d'Elisa finit de la rembrunir. Ambre me fait beaucoup rire ; plus elle s'acharne à vouloir détester Ely, plus elle se tourne en ridicule. Je sais qu'elle l'apprécie depuis un moment, mais je ne saisis pas son refus d'accepter ses bons sentiments. Enfin si, je comprends : à cause de la mère d'Elisa, Ambre a vécu un enfer pendant des mois et perdu un ami cher. Elle se convainc que refuser l'amitié d'Elisa est la bonne manière de ne pas trahir la pensée de son défunt ami.
Moi, ce que j'en dis, c'est qu'elle fait inutilement souffrir Elisa, persuadée d'être un chewing-gum collé sur nos semelles. Cela dit, je trouve qu'il y a du mieux dans leur relation. Bientôt elles se câlineront comme deux esquimaux, j'en suis certaine. Enfin, en attendant, je m'amuse de leurs échanges.
— Du coup, pour en revenir à nos moutons, tu nous dis ce que tu faisais hier soir ?
Elisa rougit, me tourne le dos et fait mine de chercher quelque chose dans le frigo, pour finir de le fermer sans rien récupérer.
— J'étais avec des amis, fait-elle, laconique.
— Tu veux dire, d'autres que nous ? m'horrifié-je en posant théâtralement la main sur mon cœur, faussement blessée.
— Evidemment, je ne vous ai pas attendue pour m'en faire.
J'aurais pu la croire si elle ne s'affairait pas tel un papillon ébloui par une lumière trop délicieuse. Je crois qu'elle fait trois fois l'aller-retour de la cuisine sans rien faire d'autre qu'éviter mon regard.
Je pose mon menton dans ma paume, amusée.
— Calme-toi Hamtaro, tu vas nous faire un infarctus.
Ça a le mérite de l'arrêter net, le temps qu'elle cherche la référence. Quand je pense qu'on m'a empêché de parler à l'inspectrice après le braquage pour que je garde ma langue ! En voyant Elisa au bout de sa vie, je me fais la réflexion que la veille elle était dans une forme colossale. Sans doute l'adrénaline.
— Ce sont tes amis psychopathes ? demandé-je, l'air de rien, en détaillant son profil.
— Ce ne sont pas des psychopathes, bougonne-t-elle en dardant un coup d'œil dans ma direction.
— Comment t'appelles des extrémistes, toi ? Des bisounours légèrement énervés ? ricane Ambre.
— On n'est pas des extrémistes ... répond Elisa sans force.
Les amis en question d'Elisa sont tous – ou presque – des garous. De ce que j'ai compris, elle les connait depuis avant notre venue, mais s'est affirmée auprès d'eux ces dernières semaines. La plupart sont des étudiants, comme Elisa, et tous partagent un but commun : défendre les victimes silencieuses de l'homme (à savoir les animaux de manière générale) et plus largement, l'environnement. La cause climatique leur tient à cœur, ce qui me surprend toujours quand on voit la ville dans laquelle ils vivent : une des pires en matière de béton et de pollution.
On a croisé ces fameux « potes » par hasard avec Ambre. Une minute nous a suffi pour constater qu'ils avaient tous un grain. Je n'ai rien contre les défenseurs de l'environnement, et bien au contraire je pense qu'il en faudrait davantage. Mais eux ? Leurs discours sont trop extrêmes, voire dangereux. Et le fait qu'ils partagent aussi ouvertement – et avec véhémence– leurs idéaux à de parfaites inconnues – aussi proches soient-elles avec « l'une des leurs » ne me rassure pas sur leur intellect. Et les idiots extrémistes, très peu pour moi.
— Bon, et si on sortait boire un coup pour fêter mon embauche ? lancé-je, libérant ainsi mon amie de notre inspection. C'est l'occasion !
— Comme si t'avais besoin d'occasion pour faire la fête, relève Ambre.
— Oh oui, bonne idée ! acquiesce Elisa, soulagée de ne plus être notre cible.
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