Chapitre 5
— Ariel ?
— Mmm...
— Tu vas t'endormir...
— Naaaah...
Je sors le visage de l'oreille avec l'envie titanesque de me tirer une balle plutôt que d'émerger. Louchant sur la tête d'Ambre, mise à ma hauteur pour me dévisager, je grimace, l'esprit déjà ensommeillé après ma partie de jambes en l'air.
— Allez pupuce, murmure Ambre pour m'encourager, son air coupable habituellement placardé sur son expression.
Je prends mon énergie à deux mains – métaphoriquement parlant, hein, on s'en doute... – et me retourne sur le dos. Aaron est assis sur le lit. Il a pris le soin de revêtir son short pour dormir et cherche à se faire tout petit. C'est inutile, je ne l'ai pas oublié.
— Aaron... commencé-je.
— Laisse-moi rester.
— Non, grogné-je. Et c'est non négociable. Tu le sais.
Il serre les dents. Trop craquant, ça fait ressortir sa mâchoire saillante, malgré qu'elle soit légèrement masquée par sa barbe. Je me roule jusqu'à lui, dépose ma main sur sa joue et l'embrasse délicatement. C'est nul. C'est nul car je sais que c'est de la manipulation affective. Cela dit, il n'a qu'à pas être aussi malléable, aussi !
— Ne t'inquiète pas, Ronron, on s'occupe d'elle, intervient Ambre.
Ronron, c'est le petit surnom dont j'ai rapidement affublé Aaron. D'abord en privé, puis davantage en public. Les filles n'ont pas mis longtemps avant de s'en emparer. Si Aaron déteste, il prend soin de ne pas s'en plaindre. C'est clair qu'il existe plus viril : cela dit, les prénoms affectueux n'ont pas pour vocation d'avoir la classe, qu'on se le dise. En couple ou entre amis.
Je ne prends pas la peine de le regarder, préférant m'éviter la vision de l'émotion qui le secoue. Je la connais par cœur ; agacement, incompréhension... et tourment. Aaron ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre, mon refus de m'exposer la nuit.
Cette fois encore – et chaque fois je me fais la réflexion que ce sera la dernière – il cède pourtant. Il ne desserre pas la mâchoire d'un iota pendant qu'il enfile son t-shirt et prend la direction de la sortie. Sans bisou. J'essaie de ne pas réagir à cette absence d'affection. Pourtant, une partie de moi est soulagée de constater sa colère. Mon côté avide de flagellation, sans doute.
À bien y réfléchir, je ne suis pas certaine de savoir non plus pourquoi je m'oppose si catégoriquement à ce qu'il reste avec moi. Je ne suis pas prude et j'assume à peu près tout ce qui me concerne. Oui, ici le « à peu près » a toute son importance. Je suis conciliante envers moi-même (quelqu'un doit bien l'être) : devoir s'attacher les chevilles avec des chaînes pour dormir la nuit, car on sait qu'on va se transformer en animal sauvage dans les heures qui suivent, c'est... hum, un peu ? Très... humiliant.
Voilà. C'est humiliant, je ne vois pas d'autre mot.
Ou peut-être que ça ne le serait pas autant si je n'étais pas entourée de garous avec un contrôle parfait sur leur bête intérieure. Je me fais l'effet d'une cancre, la petite dernière de la classe que personne ne veut prendre dans son équipe de sport. Bon en l'occurrence, c'est juste pour dormir. Mais tout de même. Aaron. Ne. Me. Verra. JAMAIS. Comme ça.
Mais comme je suis du genre à couler au pays de Morphé plus vite que Lucky Luck ne troue son ombre, j'ai passé un deal avec mes colocatrices : me soutenir en faisant déguerpir Aaron si je n'en ai pas la force. Et, accessoirement, m'attacher en cas d'oubli de ma part.
Oui car, si je me cloue à la chambre (littéralement, pour le coup), c'est parce que ma condition de demi-garou me laisse vulnérable en cas d'extinction de conscience. Quand je m'endors, l'esprit d'animaux spécifiques (en l'occurrence, une louve et une tigresse) prennent tour à tour le contrôle de mon corps. Oui, c'est aussi dangereux qu'il y paraît. Tout ça parce que je ne contrôle pas mes visites dans l'univers magique immatériel des garous.
Les thérianthropes (terme scientifiquement correct pour désigner un garou) ont accès à des genres de mondes métaphysiques par la pensée, ce qui leur offre une connexion profonde, intime et surtout immuable. La Lactea Via, notamment, est un de ces plans reliant chaque membre d'une même meute. Toutefois, quand on n'a pas de meute, on n'en possède pas. C'est mon cas et celui d'Ambre et Elisa. On aurait pu être considérées comme des Rôdeuses (les rôdeurs sont les garous sans meute, il existe très peu de femmes car on estime qu'elles sont en danger lorsqu'elles vadrouillent seules... ), mais nous avons toutes les trois un visa particulier qui nous place sous la juridiction des meutes de Londres (pour moi et Ambre) et de celle de Paris (pour Elisa). De cette manière, on est supposées être en sécurité et personne ne peut nous chercher des noises (et surtout pas la meute en charge de New York.
J'aurais dû être reliée à la meute Magister, mais mon détestable lien avec les jumeaux appartenant à ladite meute m'a fait la quitter avant mon départ pour New York. Tactique mise en place pour réduire davantage mes connexions mentales avec eux, en plus d'instaurer de la distance. Et puis, de toute façon, il est préférable de ne pas être rattaché à une meute étrangère trop renommée lorsqu'on débarque en Amérique : il paraît que les locaux sont un brin paranoïaque quand il s'agit d'accueillir des garous pour une durée indéterminée...
Malheureusement, après la petite aparté fort désagréable de tout à l'heure (aussi délicieuse que de la glace pillée enfournée avec une pelleteuse dans la bouche, si vous voulez mon avis... ), force est de constater que ni la distance, ni la rupture avec les liens de meute ne m'éloignent suffisamment des jumeaux. La grande poisse. Je dois absolument trouver une solution pour cramer ce foutu lien.
Je pousse un soupir à fendre les bonnes âmes au départ du Paradis et me laisse retomber sur le matelas en fixant le plafond, toute envie de dormir m'ayant subitement désertée. Je tourne la tête pour regarder Ambre contourner le lit et ouvrir les fenêtres en grand. Au coup d'œil qu'elle jette au dehors, je la devine attendre la sortie d'Aaron. Quelques secondes plus tard, elle lui fait un signe de sa main tatouée jusqu'au bout des phalanges et se tourne vers moi avec un regard dur. La lumière veloutée des lampadaires réhausse la beauté de son profil et ajoute une nouvelle teinte de rose dans ses cheveux, lui offrant un aspect presque fantomatique. Ambre a un visage d'elfe. Une elfe renégate, certes, avec ses piercings et sa peau bariolée d'ancre de toutes les couleurs, mais une elfe quand même. Et ses adorables oreilles particulièrement pointues n'en sont que la touche finale.
— C'est quoi, ce regard ?
Elle croise ses bras maigrichons. L'un d'eux n'a presque plus de pan de peau libre jusqu'à l'épaule. J'adore observer sa peau. À chaque fois, j'ai l'impression de découvrir – ou redécouvrir – de nouveaux tatouages. Je me retiens, mais je ne cache pas mon envie de parcourir du doigt le tracé sombre – et parfois coloré – de ses dessins. Ce qu'il y a de fascinant avec les choix artistiques d'Ambre, c'est qu'elle a marqué sa vie par l'encre. Et quand on sait qu'elle a vécu à l'époque de la chute du mur de Berlin, on ne s'étonne pas de voir ce dernier s'étaler sur son bras. C'est la première grosse pièce qu'elle s'est faite faire, il y a si longtemps que le noir a grisé à l'image des années passées. Et peut-être aussi, à l'image de son esprit blessé par le temps.
— Tu dois lui dire la vérité, Riri, fait Ambre, son accent Français émergeant sur le mot vérité, comme pour l'enfoncer dans mon crâne.
Riri, le surnom qu'elle m'a balancé le jour où elle a découvert que j'appelai Aaron "Ronron". Si j'avais du mal, j'admet lui trouver un certain charme. À dire vrai, quand on se trimballe un prénom aussi court qu'Ariel, on ne se vexe pas de l'absence de surnom. Tout est mieux que « sirène », « mollusque » ou « crevette ». Je n'invente pas, tous ces mots m'ont déjà été donnés. Par la même personne, qui plus est. Un personnage dont je collerais bien la tronche sur un mur de fléchette pour me soulager, si seulement le simple fait de l'apercevoir ne me faisait pas cet effet.
— Sois plus claire, Ambre.
Je m'assois sur le lit et, machinalement, commence à tripatouiller les attaches de mes chevilles. Deux épais bandeaux de cuir de veau, affublés chacun d'un anneau d'argent et marqués de plusieurs runes magiques. Karaen, la sorcière exécrable de la meute Magister, et Ignacio, le chaman hispanique qui m'a tiré des griffes de l'entre-deux des mondes thérianthropiques (appelé le Cosmos, un autre genre de Lactea Via), se sont associés pour me créer ces liens. Le choix de la peau, du métal et de leur confection étape par étape a été méticuleusement pensé.
Le but ? Limiter les perceptions de mon esprit pour lui éviter de se dissoudre telle une glace au soleil dans le Cosmos. Le Cosmos étant l'équivalent de l'univers quand une Lactea Via est un système solaire. Comme ça, tout le monde comprend. Dans le système d'une meute, on s'y retrouve encore, avec un soleil (voyons-le comme le chef de meute, allons, flattons leur égo déjà méga-cosmique !) et pleins de petites étoiles qui scintillent, représentant les autres garous. Oui, je sais bien que les soleils sont des étoiles, mais je préfère me voir comme une étoile plutôt que comme une Mars. Ou un Pluton. Aride, glacial, asséchée... Miam, ça donne envie, hein ?
En fait, on pourrait presque me considérer comme une étoile filante. Mon esprit est capable, à l'inverse des garous classiques, d'atteindre cet AUTRE monde métaphysique qu'est le Cosmos. C'est là-dedans que se baladent les animaux qui prennent possession de mon corps la nuit. Et c'est là-dedans que j'ai manqué de me dissoudre (donc de crever, disons les choses comme elles sont !) avant de devenir la moitié de garou que je suis aujourd'hui.
Si Ignacio le chaman m'a inculqué la technique pour ne pas me faire siphonner dans le Cosmos ; m'apprendre à y circuler - voire carrément m'en servir - est une autre paire de manches. Peut-être aussi que je manque de patience et que ma fierté me force à trouver seule : toujours est-il que j'ai tenu deux semaines d'entraînement avec lui, au bout desquelles j'ai juste lâché l'affaire.
Au moins, je ne risque plus de devenir un légume ou de finir dans un coma définitif. À l'heure actuelle, le Cosmos reste pour moi l'équivalent du grand bain : c'est brouillon, bruyant et mouvant, s'en approcher me donne la sensation d'entendre une cascade en passant par une grotte. Ça c'est pour l'aspect auditif. Le visuel me donne juste envie de rendre mon déjeuner tant ça ressemble à du kaléidoscopique. En admettant qu'on puisse visualiser le Cosmos par l'esprit. Ouille, ça y est, j'ai mal à la tête.
— Tu peux répéter ? fais-je à Ambre en réalisant que je n'ai pas écouté un traître mot de sa réponse.
Elle soupire et vient se laisser tomber sur le lit à côté de moi. Délicatement, elle remet la bretelle de mon micro-débardeur pour dormir. Au moment où elle ouvre la bouche, une silhouette vient pousser la porte de la chambre du bout du museau. Une seconde plus tard, son lévrier s'approche en frétillant de la queue et saute sur le lit pour me dire bonjour. Loki, le plus câlin des deux lévriers, est mon favori. Mais c'est totalement subjectif puisque c'est le plus adepte de mes caresses. Sa sœur Rescue est bien trop timide. J'aime les êtres envahissants : ils me ressemblent.
— Aaron, me relance Ambre. Tu dois expliquer à Aaron tes sentiments.
— Qu'est-ce qu'ils ont, mes sentiments ?
Je fais mine de prendre un ton neutre, mais mon pouls s'emballe et je suis sûre qu'elle s'en rend immédiatement compte.
— Tu dois lui dire qu'ils ont changés. Tu ne peux pas le laisser dans l'attente comme ça alors qu'il t'a suivie jusqu'ici.
À son tour de prendre une intonation légère, comme si nous parlions beau temps et produits de beauté. Non pas que les produits de beauté ait quoi que ce soit à voir avec Aaron. Quoi que, si on se réfère à sa manie d'être toujours présentable et apprêté, il y a incontestablement un lien avec...
— Ariel, tu peux te concentrer deux minutes ?
— Ça fait pas trop partie des attributs de la famille, non, pouffé-je.
Tout est mieux qu'avoir cette conversation. Je me fais l'effet d'être ma sœur. Elle aussi a cette tendance à éviter les sujets qui fâchent. Notre lien de sang nous apporte des défauts assez similaires, tiens.
— Tant pis, comme tu veux, ronchonne-t-elle en se levant, suivie par Loki, pot-de-glue en puissance.
Elle ramasse la chaîne attachée par un gros mécanisme sous le lit, faite d'un alliage aussi solide que léger. Elle me présente les deux embouts terminés par des pinces et mon estomac se tord, résigné.
— Je suis pas fatiguée.
— Dit-elle alors qu'elle s'endormira à la minute où j'aurai quitté la pièce.
Ce n'est pas totalement vrai. Mais pas faux non plus. Je laisse donc retomber ma tête sur mon oreiller, validant par la gestuelle sa demande silencieuse. Deux clics plus tard et les boulons tournés, je suis officiellement les deux pieds liés à ma couchette. Pour couronner le tout, le cuir est enchanté pour s'élargir à la morphologie de mes jambes - ou de mes pattes, en cas de transformation...). Donc, aucune chance d'y échapper. Heureusement, les animaux en contrôle n'ont pas la force titanesque des garous : juste la leur.
— On reprendra les exercices avec plus d'assiduité dès demain, m'assure Ambre en tapotant mon mollet. C'est pas en attendant que les jours passent qu'on te débarrassera de ça.
— Qui sait, p'tet qu'à la prochaine éclipse...
— On en a déjà parlé, y a pas d'éclipse avant un bail, autant s'attendre à ce que des licornes nous tombent du ciel.
Sa blague attire mon regard sur la lampe de chevet en forme de licorne sur ma droite. Sa pâle lumière rose peine à donner un peu d'ambiance à la chambre, mais je l'aime comme ça. Discrète dans son extravagance. Tout moi, quoi.
— J'ai décroché un entretien d'embauche demain matin, faudra qu'on me libère.
— Génial ! Où ça ?
Je raconte en quelques mots mon étrange échange téléphonique. Mon amie louve-garou hoche la tête tout en caressant distraitement le cou de Loki, dont la tête disparaît dans le creux de son genou.
— Moi aussi je pense à trouver un job.
— Oh ! m'exclamé-je en réalisant que j'étais près de m'endormir. Tu ne veux plus surfer sur l'argent si généreusement offert par nos meutes ?
La meute française, celle à laquelle elle est rattachée à la base, lui permet de vivre confortablement jusqu'à ce que mort s'en suive. Le but étant de tenter de racheter les méfaits de leur folle scientifique (la mère d'Elisa).
— Si, mais ne rien faire de mes journées, ça me dérange.
— Babysitter tes deux whippets et ma grande gueule, c'est pas assez éreintant ?
— Loki et Rescue c'est du loisir à côté de toi, se moque-t-elle.
— Ton humour s'émèche, tu me fréquentes trop.
— Et puis, enchaîne-t-elle, si on se débrouille bien toutes les deux, on pourrait se trouver notre propre appartement.
J'arque un sourcil.
— Je croyais qu'on était bien chez Ely ?
— Oui, oui, on est bien...
— Mais ?
— Je ne sais pas, Ely est...
— Adorable.
— Je n'emploierais pas ce mot ; certes, elle est...
— Serviable.
— Bien sûr, mais ce n'est pas comme si elle était...
— Aussi fraîche que la rosée du matin ? proposé-je.
Ambre me fait les gros yeux.
— Arrête ça !
— Mais c'est vrai, et je sais que tu penses tout ça, faut que tu sortes tes préjugés de la tête à la fin, tu te refuses à l'apprécier juste pour son nom.
— Pas du tout, elle n'est juste pas comme nous !
— Je la trouve assez similaire, pourtant. Paumée, avec un gros besoin de soutien et d'affection.
Ambre ouvre la bouche avec l'envie indéniable de me clouer le bec, mais réalise sans doute que j'ai marqué juste. Oui, Ambre et moi avons des points communs assez fous – à commencer par notre alimentation végétarienne qui date de Mathusalem – mais ignorer les émotions profondes qui nous rapprochent d'Elisa serait idiot.
— Bon, dors, on en reparlera, ronchonne-t-elle en se levant à nouveau de mon matelas.
Au début, on dormait dans le même lit, jusqu'à ce qu'on réalise que c'était tout bonnement impossible quand je me transformais en lionne territoriale à deux heures du matin.
— Bonne nuit, mon petit chou à la crème, dis-je.
— Bonne nuit, pastèque.
— Je ne suis pas ronde !
— Et je ne suis pas fourrée.
— Ça reste à prouver...
Elle s'empare d'un de mes coussins pour m'en asséner un coup avant de quitter la pièce, collée au talon par son whippet.
— Ben Loki, tu m'aimes plus ? pleurniché-je.
— Grincheuse a failli le bouffer la dernière fois, donc non, il n'est pas suicidaire, me lance Ambre avant de fermer la porte.
— Bouffer, bouffer, c'est un grand mot, je suis sûre qu'elle voulait juste un câlin, marmonné-je en prenant à parti ma veilleuse licorne.
— Un câlin ne consiste pas à prendre la tête de l'autre dans sa gueule ! crie Ambre depuis le couloir.
Je souris malgré moi. J'adore la super ouïe des garous. J'aime un peu moins savoir que mon alter égo lionne veut becter mes amis. Mais chaque problème à sa solution.
Mon problème immédiat : me lever à l'heure pour mon rendez-vous. Ce sera déjà un exploit !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top