Chapitre 19
Je sais nager.
Je le sais, j'en suis convaincue.
Mais dès lors que je tente d'agiter mes mains et mes pieds pour crever la surface, rien ne se passe. Je n'arrive pas à remonter !
La peur m'étreint de ses bras glacés, cherchant à paralyser mon cœur affolé. L'eau paraît si sombre, si épaisse ! À la manière d'un bain de boue, je suis incapable d'amorcer d'amples mouvements. Impossible de nager. Bordel, la baie est en train de m'avaler !
Mes yeux sont grands ouverts ; pourtant, seuls des amas d'obscurité se profilent devant moi. Un genre de ricanement parvient à mes oreilles bouchées.
Putain de vampire, quand je sortirais de là, je vais l'offrir en casse-croute à Grincheuse, on verra si tu fais encore le malin !
C'est la dernière pensée cohérente qui me vient à l'esprit. Après ça, je vois une ligne lumineuse se dessiner dans mon champ de vision, trop rapide pour que j'en délimite son contour serpentin. Un nouveau rire louvoie dans l'eau, plus noire qu'un ciel sans étoiles.
— Repaaaas....
Si j'avais pu sursauter, je l'aurais fait. Je me contente d'ouvrir la bouche en oubliant qu'il n'y a pas d'oxygène à portée de poumon. La panique me broie de l'intérieur. Ce n'est pas vraiment une voix que j'ai entendue ; plutôt ressentie jusqu'au tréfond de mon être. J'ai tellement peur que je pourrais mourir d'un coup.
Je me débats. Mes jambes et mes bras pèsent des tonnes. Quelque chose les frôle, puis me bouscule. Mon cœur cesse de tambouriner à la manière d'un opossum qui simule sa propre mort.
Je vais mourir. Me faire dévorer par une créature qui ne devrait pas exister. Et tout ça avant d'avoir pu devenir une illustre peintre connue dans le monde entier...
Non.
Mon esprit s'émancipe. Je le sens s'étirer tel un filet de pêche projeté pour s'agrandir. Le Cosmos s'allume, m'éclaire de l'intérieur. Je m'élance vers lui comme s'il s'agissait d'une porte de sortie.
Je ne sais absolument pas ce que je fais, mais je tente de me raccrocher à tout ce que je perçois dans cet univers métaphysique si complexe.
À l'aide !
J'essaie de transformer mon appel en un gros faisceau lumineux : un phare dans la nuit. Un bref instant, je crois reconnaître une image. Elle s'encre à ma rétine aveugle. Un lion. Plutôt un homme. Un homme-lion. Un homme au regard vert étincelant de mille éclats. Au visage dur marqué de cicatrices.
Mon pauvre cœur palpite d'espoir.
Raad !
Ma pensée a tout d'un sanglot, un cri désespéré parcourant les kilomètres pour s'arrimer à ce lien que j'exècre. Un lien qui me paraît être une magnifique bouée de sauvetage.
Puis ça s'accroche à ma cheville, m'entraine par le fond.
Ariel, gronde une voix.
Mon être tout entier résonne en moi. Une énergie nouvelle me traverse, m'emplie de force, de courage et de calme.
Bats-toi, mollusque.
Je frissonne. Mon cerveau en manque d'air sature. Toutefois, une pensée parvient à se frayer un chemin dans la torpeur causée par la panique. Je ne me laisserai certainement pas crevée sans rien faire !
Tu peux le faire, mollusque !
Je vais le tuer, lui aussi. Lui arracher les bourses et les lui enfoncer jusqu'au fond de son estomac. PERSONNE ne m'appelle mollusque !
La colère gronde. Supplante la peur, la déchiquette. Et puis je comprends. Mollusque. Ariel.
Je ne suis pas une sirène. Mais je peux le devenir.
Réfléchir m'est impossible. Lâcher prise et désirer survivre, c'est autre chose. De l'ordre de l'instinct. L'instinct de survie, tout le monde en a en stock. Et je suis connue pour être une putain de battante ! Une mauvaise herbe en titane qui les enterrera tous.
Je cesse de me débattre, me laisse couler, me noyer dans le néant. Me noyer dans le Cosmos. Je plonge dans l'abyme de mon esprit, dans ce lieu si immense, bouillonnant de vie. De vie de toute sorte. De vie aquatique. De bestioles amoureuses de l'eau.
Viens par-là, toi, pensé-je avec mon dernier élan de lucidité avant que ma conscience ne se délite dans cet océan inextricable. Je saisi une âme amusée, vivace, qui nage aussi bien que je respire hors de l'eau. Je m'y agrippe de toute ma volonté pour ne faire plus qu'un. Une bouffée de fraicheur me traverse. Soudain, je ne suis plus une ancre en chute libre, mais un oiseau agile. Mon corps devient plus fluide que la prison opaque qui m'enserre.
J'ondule telle une anguille, me propulse dans l'eau. Une eau normale, limpide quoique sombre, mais qui n'a plus rien d'en tombeau flippant. Mon cerveau ne semble plus avoir besoin d'oxygène. Je cligne des paupières. La baie de New York est un monde soudain si accueillant !
Et cette fois, quand la créature que je suis venue chasser passe sous mon nez, je la vois enfin. Une silhouette cauchemardesque, composée d'algues et d'écailles luminescentes, d'un corps longiligne. Un dragon au fasciés de cheval. Il semi-galope-nage en m'enrobant de ses crains d'algues, me frôle, sans oser me toucher. Je perçois sa colère et son agacement comme s'il pouvait me les cracher au visage.
Je glousse intérieurement, ravie, et la loutre géante qui partage mon esprit semble tout autant s'amuser que moi. Elle s'élance en ondulant dans l'eau et se projette jusqu'à la surface. On prend une immense respiration, une seconde avant qu'une vague ne déferle sur nous. Notre corps est malmené, mais la loutre en a vu d'autre, et parvient à s'extirper du courant marin.
J'explose de rire – toujours dans ma tête, hein – , l'adrénaline et l'endorphine boostant mon sang. La loutre répond à mon amusement et se projette sur le Kelpie pour en découdre.
— Manger !
Je crois pas, non.
Je réalise soudain que la créature ne parle pas, pourtant sa voix se répercute clairement dans mon esprit. Prise d'une soudaine idée, l'esprit dorénavant assez limpide pour fonctionner, je me rappelle de la raison pour laquelle je risque ma peau et balance ma pensée vers le Kelpie :
— Comment briser un lien de vie ?
Le Kelpie échappe à notre tentative de l'attraper et ondoie loin de nous. J'aperçois ses dents au moment où il fonce sur nous, et on parvient à l'éviter in extremis. Il est immense, si grand qu'on se fait embarquer par le tourbillon de courant qu'il créait. On valdingue dans l'eau, puis nos puissantes petites pattes nous rétablissent je ne sais trop comment. La loutre s'amuse de la situation, et quand l'espèce de dragon passe de nouveau à portée de gueule, elle le crochète de sa mâchoire. Le Kelpie rugit. Un rugissement qui cogne notre esprit et secoue ma conscience.
— Reponds ! lui ordonné-je à nouveau. Réponds-moi ! Comment briser un lien de vie ?
— Futile petite créature. Je vais te dévorer les entrailles.
Cette fois, c'est à son tour de nous croquer au niveau du ventre. La loutre glapit, et la douleur me lacère, vive et brulante. La peur se fraye à nouveau un chemin dans ma chair. Quel putain de plan foireux ! Comment obtenir une réponse ?!
Mon désespoir m'inonde tandis que le Kelpie ne nous lâche pas et que l'eau se barbouille de notre sang.
— S'il te plaît, tenté-je. Réponds et on te laisse en paix.
— Meurs, répond-t-elle. Meurs et libère-toi de l'emprise.
Elle secoue la tête et la loutre bat en retraite dans mon esprit. Elle panique à son tour, s'écarte de ma conscience et se libère de mon étreinte. J'ai soudain de la peine pour elle, pour ce que je lui fais endurer, et sans m'en apercevoir, je la lâche. Son esprit disparaît, avalé par le Cosmos où elle rentre se mettre à l'abris de mes mésaventures.
Je n'ai soudain plus assez d'air pour moi, et la Kelpie me tient toujours. Elle me tire vers le fond. Je ne vois plus rien, n'entends plus rien, juste son ricanement machiavélique.
—Voilà, meurs et tu seras libre.
Mon esprit hoquète. J'étais prête à tout, sauf à mourir. Je ne veux pas mourir.
Je ne veux pas...
Un éclair lumineux transcende le monde aquatique, me brule la rétine. Un hurlement éclate dans ma tête et me broie. Les dents du Kelpie s'arrachent de ma carcasse. Une ombre passe, enrobe mon corps, m'écrase.
Brusquement, je crève la surface de l'eau. L'air siffle, me caresse la peau si sensible, et lorsque ma bouche s'ouvre dans un cri silencieux, l'oxygène me pénètre de toute sa vivacité. Un tournis me dévaste et je ferme les yeux tandis que le vent claque désagréablement autour de moi.
Puis je sens une surface dure sous mon dos. Une chaleur agréable m'entoure de ses bras réconfortants. Je papillonne des yeux, les mains convulsivement agrippées à ce que je finis par reconnaître comme étant du tissu imbibé d'eau qui me paraît aussi glacial qu'une banquise.
— Ariel, chuchote une voix rauque.
Je déglutis douloureusement. Raad ? songé-je sans savoir pourquoi c'est à lui que je pense en premier.
Ma vision s'éclaircie. Ce n'est pas le lion-garou. Des yeux sombres me fixent. Des mains délicates caressent mon visage et repoussant les cheveux de mon front.
— Boss ? toussé-je.
Il me sourit tandis qu'un long soupir tremblant s'exhale de son torse trempé.
— Bon sang, dit-il et je perçois un soupçon de colère. Mais quelle idée saugrenue vous est passée par la tête pour aller taper une tête avec un kelpie ?! Est-ce qu'il y a un soupçon d'instinct de survie dans cette jolie caboche ?
Je ris et toussote en même temps.
— Je suis jolie ?
— C'est tout ce que vous retenez ?
— Peut-être que si vous grognez plus fort, je penserais à autre chose.
En l'occurrence, la seule chose qui me traverse l'esprit c'est qu'il fait froid. Très froid. Parce que je suis à poil dans ses bras. La deuxième chose que je remarque, c'est combien il est beau avec ses cheveux mouillés et sa chemise blanche trempée.
— Vous êtes impossible, s'exaspère-t-il.
Ma main se pose sur sa joue. Des yeux noirs paraissent à la fois tristes et épuisés. Et sa peau est glacée sous mes doigts. Il ferme les yeux et son corps se voûte au-dessus de mon corps tremblant. J'enroule mes bras autour de son cou.
— Patron ? chuchoté-je.
— Mmm.
— Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que vous êtes translucide ?
Il entrouvre les yeux et me fixe sans répondre. L'angoisse vient me mordre les tripes tandis que son visage paraît perdre un peu plus de sa consistance.
— Parce que mon employée a plongé dans une mort certaine et que j'ai dû aller lui sauver les miches.
Mon corps tressaute sous l'effet de mon rire. Et ça me fait un mal de tous les diables !
— Vous voyez que vous savez parler normalement.
Il déglutit et ferme à nouveau les paupières en s'affaissant davantage sur moi. Il devrait être lourd, mais son corps est si léger... !
— Qu'est-ce qui vous arrive ? paniqué-je en tentant de me redresser dans ses bras.
Je ne sais pas si c'est la température polaire, la fatigue ou la panique, mais mes membres sont pris de convulsion.
— Venir vous sauvez la vie me coûte très cher, murmure-t-il comme s'il luttait pour rester éveillé.
Je me presse contre lui, mais s'il dégageait de la chaleur avant, ce n'est plus le cas.
— Et alors quoi ? Vous allez mourir ? Pourquoi vous devenez si transparent ?
Ma voix paraît suraiguë à mes propres tympans. Volk tente un sourire. Seule une pâle grimace tord ses traits tandis que son corps perd davantage de sa superbe sous mes doigts.
Putain de bordel de merde, on dirait un fantôme !
— Vous n'êtes pas la seule à subir les frais d'une malédiction, dit-il, et son timbre se fait lointain, incertain...
J'essaie de saisir son visage entre mes mains. Ça me fait le même effet que plonger mes doigts dans un sable si fin qu'il semble immatériel.
— Vous êtes en train de mourir ! comprends-je dans un glapissement.
— Arrêtez... de crier. Vous... me fatiguez.
Un éclair de génie me traverse. Ni une, ni deux, je fonds sur ses lèvres. Malgré le froid qui m'engourdit, sa bouche est tiède et humide. Je plonge ma langue entre ses lèvres gelées comme pour y engouffrer le peu de chaleur qu'il me reste. J'y mets toute mon opiniâtreté, toute ma force vitale. Je rassemble mon énergie, ma vie, et la projette dans son être dans l'espoir d'éveiller quelque chose. Volk finit par répondre à mon baiser, comme à contre-cœur. Il devient plus appuyé, puis sa langue valse avec la mienne et une boule d'excitation s'évase dans mon ventre, se gorge d'envie... mais il se détache soudain de moi, me laissant haletante.
Je le dévisage et jurerais que sa peau a repris de la fermeté. Son torse et secoué par un tremblement, et je mets une seconde à comprendre que c'est un rire. Volk rit ?!
— Bon sang, mais vous ne loupez jamais une occasion d'embrasser les gens ?
Je souris à mon tour, rassuré de le voir reprendre du poil de la bête, et mon cœur s'assagit.
— Tout pourvu que vous ne mourriez pas par ma faute et dans mes bras. Vous avez dit que notre magie se nourrissait l'une de l'autre, non ? Alors nourrissez-vous de moi si ça peut vous aider.
J'essaie de me pencher à nouveau sur ses lèvres pour l'embrasser fougueusement, mais il recule la tête.
— Arrête, Ariel. Je pourrais vous vider de vôtre énergie vitale que ça ne suffirait pas, murmure-t-il.
— Je m'en fiche, prenez tout !
Je pousse contre sa maigre résistance comme pour m'allonger sur lui et accéder à ses lèvres. Il résiste un instant, puis fini par céder dans un souffle :
— Après tout, quitte à partir ainsi...
Sa main translucide glisse dans mes cheveux, les agrippe, et sa bouche s'écrase avec force contre la mienne. Il m'embrasse avec un mélange d'abandon et d'un besoin pressent. Sa langue paraît d'abord brulante tandis qu'elle allume un feu dans ma poitrine. Sa seconde main glisse dans mon dos nu, me plaque contre lui, et Volk se nourrit de ma bouche tel un assoiffé perdu dans le désert. Je gronde et gémis tout à la fois. Un vertige me saisit, mon cœur palpite fort, puis ralentit.
Quand Volk brise le baiser, je n'ai plus la force de lui rendre la pareille. Je crois le voir sourire. Je cligne des yeux, puis l'instant d'après, il a disparu.
Mon corps bascule sans aucun soutient et je m'écroule à demi sur le sol. Je me redresse difficilement. Volk n'est plus là, il ne reste rien de lui. Mon cœur chute comme une pierre.
C'est fini. Il est mort.
Je me recroqueville sur le sol froid et rugueux de la pierre sur laquelle je me trouve.
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