Chapitre 1
Ça fait une paire d'heure que je commence à avoir mal au cul, aux genoux et au dos. Ça devrait être interdit quand on est garou. Mais faut croire que je ne suis garou qu'à moitié. Ou peut-être un quart. Je tente toujours de l'estimer. Avec un peu de chance, je saurais ce que je suis avant de mourir.
J'ai passé mon enfance et une partie de mon adolescence à vouloir farouchement devenir comme ma sœur. Je me visualisais jouant à armes égales avec elle ; coup de crocs, coup de griffes... je voulais la suivre dans les arbres sans galérer avec mes chaussures et m'écorcher les mains. J'ai fêté mes vingt-quatre an il y a un mois, et j'ai l'impression d'avoir vécu mon plus gros changement. En général, à chaque anniversaire, j'aime changer de look : couper mes cheveux, ajouter ou retirer des piercings, passer baba cool ou moitié strip-teaseuse. Bon, non, c'est faux, le look strip-tease n'existe pas, qu'on se le dise. À part peut-être si on peut se balader avec une barre pole dance sur soi. D'ailleurs, j'ai fait du pole dance un temps, alors je sais de quoi je parle.
Bref, tout ça pour dire que cette année, je ne me vois pas changer mon apparence. L'intérieur est déjà bien trop chamboulé, j'ai besoin de garder de solides bases.
— Ariel ! Regarde-moi celui-là !
Je lève la tête de la carte de New York étendue sous mes yeux pour me traîner jusqu'au canapé, d'où Ambre pointe l'écran du doigt. Je zieute l'ordinateur. L'appartement est un T2 de 37m², dans un coin isolé de Brooklyn. Les images sont carrément sympas, mais le prix manque d'extraire mes yeux de leur orbite.
— Trop cher pour dormir à deux dans le même lit.
Ambre grogne. J'adore cette nana. On a beaucoup – trop – de points communs. Elle aussi est – ou plutôt devrais-je dire était – végétarienne. Elle est aussi devenue une thérianthrope récemment. Une louve-garou, pour être exacte. Ou lycan. Ou lycanthrope. Tous les noms se valent. Bon, à la différence de moi, elle était déjà bien plus garou que je ne l'étais. C'était une Sang-Neuf, autrement dit, elle est une descendante de garou, sans avoir hérité à la naissance d'un esprit animalier. Pour autant, elle possédait des capacités hors-normes.
Moi, j'ai appris depuis peu que je suis la fille d'un Sang-Neuf. Ma mère est humaine. Sang-Neufs et humains peuvent parfaitement procréer, mais sans possibilité de finir avec un enfant garou. C'est magie-génétiquement impossible.
Alors, comment suis-je devenue garou ? C'est aussi con que simple. J'ai suivi ma sœur dans une aventure rocambolesque à Paris où une folle dingue de Sang-Neuf a décidé de créer un produit pour devenir elle-même garou. Cette connasse me l'a inoculée, et TADAM, j'ai survécu. Bon, je suis pas 100% garou pour autant. Je ne sais toujours pas bien ce que je suis, mais je ne suis clairement plus humaine, contrairement à Ambre. Elle aussi a subi les lubies destructrices de la scientifique. Sauf qu'elle est tout à fait lycan, sans mais.
Ouais, moi, faut toujours que j'hérite de la poisse intergalactique. Cela dit, je ne m'en plains pas. Je préfère mille fois être une semi créature plutôt qu'une totale humaine.
— On a ta meute qui nous soutiendra financièrement, soupire Ambre.
— Je ne veux pas être à son crochet, marmonné-je.
Ah oui, ce qu'il y a de génial quand on est garou, c'est qu'on appartient à une très grande famille. Elle soutient et protège ses membres. Tous. En l'occurrence, celle à laquelle j'appartiens m'a promis de répondre à mes besoins durant mon tour du monde. Bon, finalement, je ne fais pas le tour du monde, je me contente déjà de traverser l'Atlantique.
À la base, j'avais prévu de la faire raquer sévère. Après tout, elle me doit bien ça. Maiiiiis... il faut croire que j'ai été trop bien élevée. La seule à qui je pique du fric sans rechigner, c'est ma sœur. Bon, c'est pas totalement vrai non plus, en général je me rachète en la couvrant de mes œuvres d'art. Et je lui permets de les revendre. En touchant un bénéfice. Oui, je suis philanthrope.
— C'est quand même complètement con de ne pas profiter de ça, ronchonne Ambre en quittant l'annonce pour en chercher une nouvelle.
Je décrypte son profil pendant qu'elle plisse ses sublimes yeux fait d'ambre mouvant. Elle m'a expliqué qu'avant de devenir garou, elle avait déjà des iris aux couleurs assez typiques chez les lycans. Mais depuis qu'elle en est une, son regard ne peut plus passer inaperçu. La magie déborde littéralement de ses yeux, les rendant vivants, inhabituels et Ô combien fascinants. Quand je n'y prête pas garde, je m'y noie comme s'il s'agissait de sable mouvant caressé par l'aube. Et oui, son nom vient de là. Sa mère était franco-polonaise, son père allemand. Elle a grandi à Berlin, d'où son apparence figée à l'époque où le Mur y était encore dressé. Avec ses New Rocks, ses vêtements minimalistes au goût indéniablement individualisé et ses airs de punk un peu rétro, elle attire la sympathie. Ou devrais-je dire, MA sympathie.
Quand elle a décidé de nous suivre en Angleterre, je n'ai pas immédiatement compris ses motivations. Jusqu'à ce qu'elle vienne me parler :
« Je vais sûrement te paraître étrange, mais laisse-moi venir avec toi. J'ai tout perdu à cause de Marise. J'avais un job, des amis et même des chiens. Elle m'a arraché Lou. Je suis restée enfermée six mois. Mon ancienne vie va me manquer, mais je ne pourrais maintenant plus me fondre parmi les humains. Toute ma vie, on m'a repoussée pour ce que j'étais. Ou plutôt, ce que je n'étais pas. Aujourd'hui, je suis une nouvelle personne. Et pourtant, je suis aussi perdue que si on m'avait à nouveau abandonnée. Je sais qu'on pourra s'entraider. Si tu acceptes que je reste à tes côtés et que j'intègre ta meute, j'essaierais de t'aider du mieux que je peux. Vous m'avez tous sauvée. Laissez-moi vous rendre la pareille, et je suis certaine qu'on pourra autant s'apporter l'une que l'autre. »
J'avais été soufflée par sa franchise, son culot. Et peut-être aussi un peu sa beauté. Il faut dire qu'Ambre fait résonance en moi. Malgré ses quasi cinquante ans, elle en paraît la vingtaine. Son look et ses cheveux roses jouent sans doute un rôle.
Bref, je n'avais pas pu lui refuser. D'une part, je n'ai jamais trop su dire non aux gens, d'autre part, elle m'avait fait l'effet d'un chiot trempé, délaissé dans un carton au milieu de la rue. Bien entendu, je ne le lui dirais jamais.
Toujours est-il qu'elle vit depuis deux mois chez ma mère, avec moi. Deux mois que nous projetons notre voyage.
Si j'avais préféré partir dans un pays plus exotique où ça parle espagnol, Ambre s'y était opposée, faute de parler cette langue. Les garous sont d'ordinaire polyglottes, au point qu'il n'est pas rare qu'ils sachent parler cinq langues parvenues à trente ans. Mais Ambre a quitté le monde des thérianthropes trop tôt : étant déjà confortablement trilingue, je trouve ça bien suffisant.
Exit, donc, les pays hispanophones pour notre premier voyage.
— Du thé, les filles ? crie Bastet depuis la cuisine, où elle papote depuis une heure avec notre mère.
Bastet est ma sœur. Enfin, techniquement parlant, c'est plutôt ma cousine – information que nous avons d'ailleurs apprise récemment, au terme d'un séjour en Espagne, notre pays natal. C'est une histoire un peu longue, et carrément tarabiscotée. Mais en gros, pour la faire courte, mes parents avaient adopté Bastet très tôt, avant même que je ne sois née : notre père était mort et nous avons grandi ensemble, en campagne anglaise. Conscientes de sa condition, sans pour autant savoir qu'elle n'était pas la seule dotée de la capacité à se transformer en animal, on a finalement découvert il y a plusieurs mois de ça qu'elle n'était pas la seule. S'ensuivit un enchaînement assez improbable d'aventures hors du commun – enfin, à mes yeux – avec pour finalité la découverte que mon père était en fait l'oncle de Bastet.
Du coup, on n'est plus seulement sœurs d'adoption. On est sœur de sang. Classe hein ?
— S'il te plaît ! répond Ambre en écorchant le mot de son accent français.
Celui-ci ressort rarement tant son anglais est bon, mais quand il jaillit, je craque.
— Moi aussi, ajouté-je.
Quelques minutes plus tard, Bastet, ma grande sœur au charisme époustouflant, s'engouffre dans la pièce avec une théière et deux tasses, de sa démarche chaloupée. Elle vient déposer le tout sur la table basse, sans omettre de glisser les dessous de verre dont nous rabâche Mamá inlassablement.
— Vous allez vraiment partir à New York ? soupire ma sœur en zieutant l'ordinateur. Je suis pas sûre que ce soit une ville pour toi...
— Non, c'est même sûr, soupiré-je. Mais c'est un début pour m'éloigner, ça parle anglais donc on n'aura pas de mal à trouver du travail, la meute locale est alliée à celle de Londres et, comme tu le sais, Mimir m'a recommandé de m'y rendre.
— Ouais, mais quand même, c'est une grande ville tout en verre, en acier et en béton... l'herbe va te manquer.
Elle prêche une convertie, même si elle me fait l'effet de parler à une vache.
Je ne compte de toute façon pas m'y attarder. Le but étant de trouver des gens capables de m'aider. Et de l'aide, ma sœur ignore à quel point j'en ai besoin. Pour ça, il aurait fallu que je lui en parle.
Ambre me coule un regard de côté, ressentant peut-être l'émotion qui me traverse du fait que nos peaux se touchent. Les garous partagent d'étranges connexions mentales et psychiques. Elles sont présentes à la naissance et se développent avec l'âge, mais nous en sommes tous dotés. À l'instant précis où je suis devenue ce que je suis, j'en ai fait les frais.
Les thérianthropes appartenant à une même meute ont leur esprit lié par ce qu'ils appellent la Lactea Via. Bastet voit ça comme une toile d'araignée, tandis que les garous la considèrent davantage comme un arbre ou une constellation – d'où son nom. Personnellement, je la perçois si diffuse qu'elle me fait penser à... une vitre brisée. Je ne sais toujours pas m'en servir, là où son utilisation est supposée être intuitive.
Mais comme je le disais, je ne suis pas finie. Garou, sans vraiment l'être...
Subitement, la sonnette retentit. On sursaute toutes les trois, Bass braquant son attention sur la porte d'entrée en fronçant les sourcils, ses dents émergent dans un rictus agacé. J'adore ma sœur, mais il y a vraiment des fois où elle est flippante.
— Je vais le tuer. S'il m'a réveillée Macha, je le pends à un arbre, tête en bas, au-dessus d'un lac.
Je souris et me tourne vers Ambre tandis que Bass se dirige à grand pas rageux – mais toujours aussi élégants – vers la porte.
— C'est...
— Le Primum, me confirme-t-elle.
Ah, le Primum. Le copain-plan-cul-pseudo-compagnon-étrange-être-avec-lequel-ma-sœur-ne-sait-pas-sur-quel-pied-danser. Et accessoirement, c'est le chef de notre meute. Il contrôle plusieurs centaines de garous dans tout le Devon. Ils ne sont pas encore officiellement en couple, mais ils apprennent à s'en approcher. Enfin, quand ils ne se crêpent pas le chignon. Bastet n'ayant jamais eu de petit ami, elle ignore tout de ce type de relation. Et si ce dernier apparaît naturellement chez la plupart des gens, il faut croire que les individus possédant une personnalité comme celle de ma sœur sont... obtus.
Ça veut dire qu'elle semble totalement réfractaire à l'idée même d'être en couple. Oui, Bastet a des problèmes émotionnels dans ses relations personnelles. En particulier quand il s'agit de beaux mâles.
— Me pendre par les pieds, hein ? entends-je la voix profonde et si mortellement sexy du Primum prononcer, sitôt a-t-il franchi l'entrée. Pourquoi attendre que je me présente à toi pour me proposer des activités sexuellement attractives ?
Je quitte ma place au sol pour me propulser à l'angle du canapé et espérer apercevoir l'expression faciale de ma sœur. C'est rare qu'elle rougisse. Je dirais même plus, exceptionnel. Mais quand elle le fait, c'est toujours en présence du Primum.
— Salut Tigrou ! crié-je à l'attention de ce dernier quand il apparaît dans l'embrasure de l'arche menant à notre salon.
Il lève la tête et m'offre son sourire renversant. Le Primum EST un homme renversant. De fait, il est aussi terrifiant qu'exaltant à regarder. Avec ses multiples cicatrices, sa peau dorée comme une brioche prête à se faire dévorer et ses cheveux militaires au blond cendré si atypique, il est totalement, 100% mon genre de gars. Mais... il ne m'attire pas. Enfin, il n'attire pas ce que contient ma petite culotte. Non pas qu'il manque de sex-appeal (clairement, avec ce genre de pectoraux et ses avants bras sexy qui hurlent Ô combien il serait facile de vous soulever, personne ne résiste à son charme), mais j'ai tendance à avoir un soucis : si je ne plais pas au gars, la pareille est vrai.
Et à ses yeux, je ne suis rien de plus que la gentille humaine qu'il a pris sous son aile. L'adorable frangine de la siiii séduisante Bastet de Soto, déesse de la...
— Tu sais quoi, je vais te coller au GPS au cou, comme ça, je recevrai une notification à chaque fois que tu entreras dans mon périmètre, lance ma sœur.
Je pose mon menton dans ma main, regrettant de ne pas avoir de pop-corn. Ma sœur ne sait pas se servir de son téléphone autrement que pour passer des appels, alors sa menace tombe à plat. Le Primum hausse un sourcil, la commissure de ses lèvres se soulevant exactement du même côté, lui offrant ainsi une expression si humaine qu'on pourrait oublier un instant qu'un tigre se tapi dans son esprit. Enfin, jusqu'à ce qu'on regarde l'oeil barré par la balafre. C'est pas compliqué, c'est l'exacte réplique d'un œil de tigre. Dans un visage humain, c'est toujours... déroutant. Puis on s'y habitue, et c'est juste un détail sexy de plus. Miam.
— Tu veux dire que tu veux me passer le collier ? Après le bondage, maintenant ça ? Ma Ribhinn, il fallait me le dire que je te manquais tant, je serais venu te voir avant.
Les mots du Primum sont susurrés avec tant de velours dans la voix que j'ai moi-même envie de me tortiller, alors je n'imagine même pas la réaction provoquée chez Bass. Il faut savoir que les chefs des meutes thérianthropiques ont cette faculté assez extraordinaire de convoquer l'alchimie. C'est un peu comme si on soufflait une brise aphrodisiaque sur une personne. Bon, les effets ne sont néanmoins pas aussi radicaux – et encore heureux, tiens ! – mais ils suffisent très clairement à échauffer les sens de la partie adverse, en admettant qu'il y ait déjà une attirance physique installée.
Enfin, j'avais entendu des histoires autrement plus dark où des Primum pouvaient aller au-delà de ça. Mais c'est une autre histoire, et le Primum est un gars beaucoup trop bien pour s'abaisser à de telles extrémités. De toute façon, il n'en a pas besoin : le charisme dégueule littéralement de sa personne. Ça suffit pour que quiconque ait envie de batifoler avec lui.
D'ailleurs, ma sœur semble saisir qu'elle a perdu la bataille, car elle ignore immédiatement son invitation et se tourne vers la porte d'entrée, comme si une tierce personne y attendait encore.
Ce qui est le cas, comprends-je une seconde après que ma sœur ne plisse les yeux et ne renifle l'air. Je l'imite presque aussitôt. Vague réflexe. Malheureusement, mes sens garous sont aux abonnés absents.
Le souci, quand on est un embryon de garou comme moi, c'est que leurs capacités me sont inaccessibles. Ou en tout cas, la grande majorité du temps. Quand j'en ai besoin quoi, sinon, c'est pas drôle.
— Je peux savoir qui tu es ? demande ma sœur.
Je tends le cou, mais ne voit rien de là où je suis. Le Primum se rapproche de Bastet en calant ses mains dans les poches de son jean rapiécé, détendu.
— Je vous présente Elisa Aubry, lance le Primum sans autre forme de procès.
— Pardon ?
Bastet et Ambre ont parlé en même temps. L'information n'a pas l'occasion de monter à mon cerveau pour me rendre assez perspicace que déjà, la louve-garou à mes côtés a bondi du canapé pour se ruer dans l'entrée. Elle ne l'atteindra jamais, réceptionnée en plein vol par un Primum aussi vif que Flash. Un grondement explose dans la pièce, Ambre cherchant à s'extraire des bras du Primum. Elle a apparemment oublié à qui elle a affaire.
Histoire de lui éviter de passer à travers la fenêtre, je quitte ma place pour la rejoindre et lui attrape un bras pour l'apaiser.
— Ambre, tu montres tes crocs à ton Primum, lui fais-je remarquer.
Ma voix doit lui parvenir du fin fond de sa conscience car elle met presque une minute à s'apaiser. Puis elle lève les yeux vers son chef de meute, les cligne, et cesse de se débattre en ravalant ses canines de loup. Son museau légèrement allongé et sa peau couverte d'un léger duvet recouvrent leur apparence normale. Ce constat me fait serrer les dents. Elle réussit ce tour de force avec tant de facilité !
Je contourne le Primum et m'engage enfin dans le sas menant à la porte pour me positionner à côté de ma sœur. Elle est plus décontractée qu'Ambre, mais je reconnais dans la fermeté de ses traits l'annonce d'une mini tempête.
Là, sur le palier, une jeune fille d'une vingtaine d'année se tient, tête basse, ses mains manipulant ce que je devine être un bonnet en grosses mailles de laine. Entre son sarouel, les breloques autour de son cou et ses longs cheveux de blé plaqués en tresses sur son crâne et parcourus d'atébas colorés, elle semble avoir égaré sa colonie d'Hippie.
— Tu as du culot, Kanvael, finit par dire ma sœur dans le silence général.
Quand elle appelle Tigrounet par son prénom, ce n'est jamais très bon signe.
— Elle est sous ma responsabilité, donc aucun mal ne lui sera fait. Elle voulait vous parler, alors je l'ai amenée ici.
— Sans m'en aviser avant ? gronde Bastet.
Le Primum hausse nonchalamment ses épaules, faisant peu cas de la colère que ses actes causent chez celle qui est supposée être sa compagne. Ça ne me surprend pas. J'ai toujours le sentiment qu'il s'ennuie quand Bass est trop douce. Je ne peux pas le lui reprocher : c'est tellement plus drôle de l'asticoter !
— Elle veut surtout parler à ta sœur.
Je redresse la tête, animée par sa déclaration. Je m'avance de quelques pas et lui tend la main.
— Salut, c'est moi Ariel.
Je lui souris, et mon geste suffit à attirer l'attention de la jeune fille. Elle lève enfin son visage vers moi et ses yeux d'un beau bleu tirant vers le vert me harponnent. Son mal-être est palpable. Elle hésite longuement à serrer ma main, au point que je doive m'approcher encore, comme pour lui dire « tu es sûre ? Je ne mords pas ». Ses doigts finissent par saisir les miens, mollement, sans conviction, et le sourire qu'elle me rend exprime toute l'ampleur de son incertitude.
— Tu ne sais pas qui je suis ? demande-t-elle enfin.
— Si.
La surprise fige ses traits.
— Je ne te reproche rien. Tu n'es pas tes parents. Tu n'as rien fait. Bien au contraire, il me semble que tu t'es opposée à eux, non ?
Dans mon dos, je jurerais que Bastet a cessé de respirer.
— Ariel, gronde Ambre.
Je l'ignore.
— Tu es la bienvenue chez nous.
Je me décale et pousse ma sœur, rigide, pour laisser Elisa rentrer. Le Primum a lâché Ambre, et bien qu'elle ne fasse pas mine de s'élancer à la gorge de la nouvelle arrivante, ses membres sont près à rompre sous la tension. J'en profite pour me faufiler à ses côtés et enrouler mes mains autour de son bras, l'air de rien.
Si elle se jette sur la jeune fille, je ne parviendrais sans doute pas à l'arrêter. D'un autre côté, je compte plus sur mon contact physique pour la faire garder pieds sur terre.
Elisa met du temps à entrer, et s'approche à la manière d'une biche effarouchée, non pas comme le loup qu'elle héberge dans sa tête. N'ayant pas les compétences de mes pairs, je suis incapable de projeter mon esprit vers elle. Pourtant, je perçois nettement son aura, un mince filet énergétique dépassant à peine de sa peau. Maintenue par l'envie de se faire toute petite, j'imagine.
Ambre s'interpose avant que la jeune fille n'ait pu entrer dans la pièce principale.
— Ambre, la menace le Primum, d'un ton tranquille sous-entendant pourtant la menace.
Ça semble faire mouche, car elle se ramollit dans ma poigne. À côté d'elle, je me sens petite, car elle fait une bonne tête de plus que moi. Son bras est pourtant si mince dans mes petites mains, que je réalise combien ce tête à tête peut lui coûter.
Alors, je la laisse faire.
— Pourquoi t'es là ?
Son ton est glaçant. Si coupant que son accent français écrase la qualité habituelle de son anglais. Sa question a l'effet escompté, je suppose, puisque Elisa détourne son regard aussi sec, se ratatinant sous le regard lumineux d'Ambre. On dirait qu'elle a avalé deux mini soleils. L'odeur lupine emplit mes narines malgré mon odorat humain, et je me demande s'il s'agit de celle de mon amie ou de l'intruse.
Quelque chose remue en moi, mais je n'ai pas le temps d'y prêter attention.
— Je suis venue m'excuser, dit Elisa dans un filet de voix, son anglais si impeccable qu'on ne la devinerait pas Française.
— C'est bien, tu peux rentrer chez toi, maintenant.
Je me tourne vers Ambre en lui faisant les gros yeux. Comment peut-elle ne pas être un minimum touchée par l'attention d'Elisa ?
Plutôt que de se démonter à nouveau, la jeune fille carre les épaules, redresse le menton et serre les poings :
— Je veux racheter les méfaits de mes parents. Quand j'ai appris que vous comptiez partir, j'ai décidé de vous accompagner. Je veux vous être utile. Laissez-moi un peu éponger la dette de ma famille...
Je me raidis. La dureté dans les muscles d'Ambre s'étend jusque dans les miens et je n'ai pas besoin de voir ses yeux pour deviner les éclairs qu'ils lancent.
— Eponger la dette de ta famille ? siffle Ambre. Et comment, au juste ? En ramenant à la vie Lou, que ta mère a tuée ? Ou en remontant dans le temps pour éviter que je ne me fasse enfermer pendant des mois sans voir la lumière du jour ? Oh, attends, ajoute sur la liste tout ce que j'ai perdu avant ça, et je pense que tu n'auras pas assez de ta vie pour me rembourser.
Ma respiration se bloque comme si chacune de ses paroles gorgées de douleurs m'étaient adressées à la manière d'un uppercut. Avant que je ne puisse réagir, Ambre s'est arrachée à ma poigne, a dégagé d'un coup d'épaule la jeune fille encombrant sa route et est sortie en trombe de la maison.
Le regard éperdu de culpabilité d'Elisa me poignarde. Elle ne prend même pas la peine d'essuyer ses yeux. Je me souviens alors qu'elle a autant perdu que nous dans cette affaire : son propre père a tué sa meilleure amie sorcière alors qu'elle leur apportait son aide, et en ce moment même, ses parents sont jugés pour des crimes si odieux qu'ils risquent la peine de mort.
Alors je lui offre la seule chose que je peux lui donner :
— Tu as tout mon pardon. Je considère qu'on ne peut pas être bourreau et victime. On devient l'un ou l'autre, mais jamais les deux à la fois. À mes yeux, tu as autant souffert que nous.
Elle ferme les yeux. Fort. Comme si elle cherche à emprisonner mes mots sous ses paupières pour les y capturer. Quand elle les rouvre, c'est un doux sourire de remerciement qui s'affiche sur son visage, à peine plus apaisé.
— Merci.
— Viens, je t'offre à boire. Ambre finira par revenir calmée. Elle est du genre feu follet, mais elle n'est pas méchante.
Elisa me passe devant, sous l'attention hostile de ma sœur. Je la connais assez bien pour savoir qu'elle a forcément de la peine pour le vécu d'Elisa. Toutefois, il est certain qu'elle a elle-aussi du mal à dissocier la fille de ses parents.
Avant de suivre la jeune fille, je tire la langue à ma sœur, dans l'espoir de la dérider – et peut-être aussi un peu pour lui rappeler qu'elle n'a pas son mot à dire.
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