Chapitre 4. ¡Que si quieres arroz, Catalina!
Quand Rogelio disait que le bébé prenait feu, ce n'était même pas une blague.
Nous traversâmes un petit yacht si luxueux que j'aurais pu me penser en croisière. Des matériaux précieux composaient l'intérieur du bâteau ; bois type noyer, acajou, parties de marbre ou escaliers blanc laqué. Nous débouchâmes sur ce que j'estimais être le pont, avec des sièges de cuir en arrondis et un tableau de bord de navigation dernier cri.
Le dernier garou de l'équipe du Rey y était installé, les pieds sur la table de verre au centre du salon bourgeois, bras écartés sur les accoudoirs. Il sauta sur ses pieds sitôt que j'apparus avec l'arme.
Le Rey était déjà debout, tenant par les aisselles, à bout de bras, un bébé tout nu qui faisait trempette dans une bassine d'eau. Son attention se vrilla sur moi, happé par ma présence comme si j'étais la flamme et lui le coléoptère. Il suspendit le corps du bébé dans les airs. La petite chose rose nous fixa de ses iris bleutées et se mit à clapper des mains en agitant ses jambonneaux aux pieds minuscules.
Puis, sans crier gare, bébé s'enflamma. D'un seul coup, ses orteils se couvrirent de flammèches, tel un jeu de lumière ou un mirage, avant de dévorer ses jambes et de remonter sur son ventre pour lécher les bras du Rey. Poussant un juron, il fourra le bébé dans l'eau et celui-ci émit une épaisse vapeur, accompagnée d'un « pshiiiiit » significatif.
J'en oubliai de les braquer et Rogelio en profita pour récupérer son joujou, sans que j'ai le temps de m'y opposer. De toute façon je ne comptais pas leur tirer dessus, au risque de blesser bébé Eithne.
— C'est quoi ce délire ? fit Valentíno à l'adresse de son paternel.
Paternel à l'apparence d'un homme d'une petite quarantaine d'années, dans la force de l'âge, comme tout bon garou qui se respecte. Naturellement.
J'étais tout autant sidérée que mon cousin. Bien que j'aie fait mine de m'élancer vers le petit être pour venir à son secours, il était évident que les flammes étaient aussi indolores qu'inoffensives : la peau du bébé était impeccable, sans trace de brûlure.
— Range ça, Cheetah, fit le Rey.
Rogelio rengaina aussitôt son engin en le faisant passer dans son dos. J'avais peut-être fait une connerie en ne le conservant pas, finalement. Pourtant, aucun sentiment de crainte ne s'immisçait en moi. J'avais l'impression d'être en totale position de force.
— Peut-être pourrais-tu nous informer sur la raison pour laquelle tu gardes un bébé pyromane ? fit le Rey.
— Déjà, c'est une demoiselle, ensuite, je ne vous dois rien du tout. J'exige un téléphone portable pour contacter ma sœur et savoir comment elle va.
Le bébé métisse frappa l'eau de ses petites paluches et éclata de rire. Je souris malgré moi, charmée. Trop mignonne.
Le problème c'est que je n'avais pas la moindre idée de pourquoi un tel phénomène se produisait. Et comme la connaissance est sacrée, les laisser supposer que j'avais en ma possession des informations qui leur faisait défaut pouvait m'être utile.
L'expression du Rey se rigidifia et toute émotion de bien-être à ma vue parut se volatiliser.
— Ta mère aussi ne se laissait jamais marcher sur les pieds.
— Marrant, j'aurais cru que toute ressemblance avec elle m'apportait des points, mais vu la tête que tu fais, j'ai dû me tromper.
Il garda le silence, rompu par les joyeusetés du nourrisson qui n'avait que faire de l'ambiance dans laquelle il se baignait. Comme de nombreux garous de ma connaissance, le faciès du Rey devint si secret qu'il aurait fallu un décodeur spécifique pour conjecturer sur ses pensées.
— Je peux aussi lancer cet être par-dessus bord, je n'aurais alors plus à m'inquiéter qu'il carbonise mon bateau.
Ce fut à mon tour de plisser les yeux pour déterminer la part de mensonge dans ses paroles. J'observai la fille d'Eithne. Ses yeux asiatiques avaient recouvré une teinte sombre, comme si le bleu entr'aperçu plus tôt n'était que pure invention de ma part. Je reportai mon attention sur l'hispanique au catogan, dents serrées.
À ma connaissance, les rejetons garous ont une place si importante que déclarer une guerre pour eux ne choque personne. Qu'en était-il d'un qui ne leur appartenait pas et qui était carrément d'une autre espèce ? Qui plus est, qui soit capable de se transformer en torche vivante.
— Si tu jettes Jack-Jack-Girl par-dessus bord, je ferais en sorte de tous vous tuer, finis-je par dire, en lui offrant le sourire le plus enjoleur de mon répertoire.
— Si cette possibilité entrait en jeu, nous t'aurions attachée.
— Mais vous ne l'avez pas fait et j'aurais pu trouer deux de tes fils.
— Mais tu ne l'as pas fait car ton bébé est en notre possession.
— Mais si vous la jetez dans l'eau, je ne réponds plus de rien.
Nous nous fusillâmes mutuellement du regard et je pris conscience du ridicule de la situation. Personne ne voulait tuer personne et j'avais beau faire la maligne, je ne risquerai pas la peau de bébé Eithne.
— Vous avez plutôt tout intérêt à me garder comme un otage docile.
— Tu n'es pas un otage.
Mon sourcil s'arqua de son propre chef et j'éclatai de rire. Le Rey se raidit et son regard s'éclaircit. Son dernier fils - dont j'ignorais toujours le nom - se rassit et j'en profitai pour le dévisager. Ce garçon-ci, aux épaules taillées comme celles de mon cousin, était aussi patibulaire que son père, son front large et ses sourcils bas approfondissant l'expression ténébreuse de ses yeux : deux puits sans fond en forme de fentes étroites. Des muscles saillants dans un corps encore jeune, signifiant un excès de musculation depuis trop longtemps, et des jambes interminables aux cuisses épaisses achevaient le tableau de ce Don Juan déchu, au teint aussi chaud que celui du Rey. Avec son allure de bad-boy, il me faisait penser à Aaron et ne devait d'ailleurs pas être beaucoup plus vieux.
Voyant que je le regardais, il me sourit, ses dents carnassières aux canines démesurées me filant un frisson.
— Vous avez vraiment tous une drôle de conception du kidnapping, déclarai-je. À partir du moment où vous me retenez quelque part contre mon gré, je suis un otage.
D'un bras, le Rey me présenta les eaux qui nous entouraient.
— Tu veux partir ? Je t'en prie, fais donc !
Je dus me retenir très très fort pour ne pas lui coller mon poing dans sa jolie face. Il savait pertinemment qu'il fallait être fou ou stupide pour se risquer à se mettre à l'eau comme ça. D'autant plus que vu le temps dégradé sur la mer, un déluge s'annonçait très prochainement, à moins que le gros de la tempête soit passé durant mon sommeil. Pourrais-je négocier un canot quand le temps serait plus propice pour emporter bébé Eithne ? Peu probable.
— Ne veux-tu donc pas faire la connaissance de ta famille ? Je suis certain que tes grands parents seront ravis de te rencontrer.
Mon petit cœur se serra à cette possibilité. Si j'avais eu quoi que ce soit à lui lancer au visage, je ne me serais pas gênée.
— J'aurai aimé pouvoir faire ce choix par moi-même et au cours d'un voyage organisé, pas forcée par un taré de dictateur.
Ses narines se dilatèrent et le gouffre obscur de ses iris me transperça, une seconde avant que la gifle de son aura ne vienne me cueillir. Elle fut toutefois nettement atténuée par les effets de la drogue qu'on m'avait administrée. Je souris, crâneuse.
— Il faudra retenter cette menace psychique lorsque mon sang se serra débarrassé de votre Chic-ice.
— Je tâcherais de m'en souvenir.
Comme si nous avions désamorcé la situation, mon cousin, jusqu'ici demeuré dans mon dos, me dépassa pour s'installer aux côtés de l'autre garou. Etant donné que la force ne me serait ici d'aucune utilité, je pris place en face d'eux, au bout du canapé, aussi loin que possible du Rey qui resta debout, histoire de tous nous dominer. Rogelio se tenait en haut des marches, droit comme un piquet.
— Très bien, traitons comme des adultes, en ce cas, lançai-je. J'accepte de vous suivre sagement – pour le moment – à plusieurs conditions. La première, non négociable, est que je puisse passer un coup de fil à ma meute pour prendre connaissance de l'état de santé de ma petite sœur. Val pourra témoigner que je ne mens pas. La seconde est que Jack-Jack-Girl reste sous ma surveillance et qu'aucun mal ne lui soit fait, à aucun moment que ce soit pour une durée infinie. La dernière, je reste libre de mes mouvements et vous ne m'injectez plus jamais votre drogue.
À la fin de mon petit laïus, les yeux de Jack-Jack-Girl s'illuminèrent. La petite prit une étrange posture, fit une drôle de tête et éternua de la morve un peu partout. Son crâne chevelu s'embrasa, ce qui la fit rire. Le Rey soupira et, de ses mains en coupe, lui renversa de l'eau dessus pour éteindre le feu. Guillerette, la petite Jack-Jack-Girl frappa le contenu de sa bassine en créant un mini raz-de-marée qui la fit mourir de rire. Et qui décrédibilisa toute ma tirade en me donnant une folle envie de la suivre dans son hilarité.
Le Rey ricana, puis croisa les bras en affichant un air hautain.
— Tu n'es pas en capacité de négocier.
— Je crois bien que si.
J'imitai sa position en me parant de l'expression la plus farouche de mon répertoire.
Comme je me l'étais imaginé, le Rey était bien plus ouvert à la discussion qu'il ne le laissait paraître. Si ses intentions premières à mon égard demeuraient obscures à mes yeux, je devinais posséder un rôle capital dans ses desseins. Son bluff d'accepter de me laisser partir était ridicule, mais exposait plutôt bien son désir que je ne me sente pas captive. Alors oui, je l'étais bel et bien, mais je n'étais pas en cage et ça, ça n'avait pas de prix. Plus jamais on ne me mettrait en cage.
Parmi mes exigences, une seule se vit refusée : je ne pourrais pas échapper au Chic-ice. On m'assura qu'il n'existait pas de dépendance et aucun danger pour ma santé. Mon métabolisme de garou l'assimilait sans mal et son seul inconvénient – pour lequel on l'utilisait justement – résidait en sa capacité à couper les connexions latentes avec la Lactea Via. Niveau bénéfice, elle apportait un surplus de confiance en soi – comme beaucoup de drogues – et une énergie nouvelle, pouvant supplanter quelques temps l'absence des liens de meute. Toutefois, elle possédait un point négatif non négligeable : À la descente, une nette chute de moral et de tonus était ressentie. Dormir plusieurs heures s'avérait courant.
Et le Rey refusait de s'en passer, pour limiter mes échanges avec ma meute.
— Tu vois, je me doute qu'ils nous collent, actuellement, pour espérer te récupérer. Je ne compte pas leur faciliter la tâche.
Bien sûr, ç'aurait été trop facile.
— Cependant, quand nous serons parvenus à bon port, et si tu acceptes de quitter ta meute pour rejoindre la mienne, cette drogue n'aura bien entendu plus d'utilité.
J'eus un rictus. Evidemment, puisqu'il aurait ainsi tous les moyens en sa possession pour édicter ma conduite et me forcer à accepter leurs conditions par bien d'autres moyens. À ce stade, je préférais leur drogue qui me semblait être une reddition moins définitive.
Je devais me montrer tolérante, prudente et patiente. Chaque chose en son temps. Je pourrais m'échapper lorsqu'une porte de sortie viable pour moi et Jack-Jack-Girl se présenterait. Il me fallait juste y réfléchir à tête reposée.
Une bonne demi-heure plus tard de blabla qui mirent à mal ma patience, justement, on m'autorisa enfin à passer mon appel. Le cœur battant au bord des lèvres, proche de la chute, j'écoutai les intonations sonner inlassablement le glas de mon désarroi. Chaque nouveau bip transperçait ma carcasse vibrante d'une énième flèche douloureuse, d'où le fatalisme s'incrustait sous ma chair.
Si personne ne décrochait, j'allais mourir d'angoisse. Je ne prenais même plus la peine de surveiller mes ennemis, ma suspicion envers eux émoussée par le deal que nous avions convenu. Les yeux perdus sur les vagues enflant au rythme de ma panique croissante, battues par la pluie de l'autre côté du hublot supportant mon front fiévreux, c'est avec beaucoup de peine que je retins un cri lorsque mon vœu s'exauça.
Le bruit caractéristique d'un appel qu'on décroche marqua mon retour à la vie et je pris une profonde inspiration, comme si j'avais retenu mon souffle tout du long – ce qui n'était pas impossible, d'ailleurs.
— Esmeralda.
Mon petit cœur chavira. Puis coula à pic.
Il y avait beaucoup trop d'émotions dans ce simple surnom, beaucoup, beaucoup trop pour un gars répondant au nom de Raad.
— Attends, il arrive, grinça-t-il comme si parler lui était difficile.
Ma langue n'avait pas eu le temps d'articuler un seul fichu mot. Elle était paralysée, inerte, grosse baleine échouée dans ma bouche. Mon esprit s'étirait, résigné à trouver une source de l'autre côté de la brume qui crépitait autour de lui. Mais rien à faire, peu importe la résolution avec laquelle j'investissais mon énergie dans cette tâche ardue, aucune conscience ne frémissait à l'autre bout de la ligne. Je péchais dans le néant.
— Rìbhinn.
Cette fois, mes paupières se fermèrent et je me perdis dans ce trou noir, cherchant à me rattacher à cette délicieuse voix incarnant la sécurité. Il éprouvait du soulagement. Tigrounet ne semblait pas prêt à se tirer une balle, ni à se pendre avec des lacets. Ça n'aurait pas dû me surprendre.
— Kanvael.
Je le devinai presque frissonner, à des kilomètres de distance, comme à chaque fois que je prononçais son prénom. Mes cordes vocales disjonctèrent et rien de plus ne franchit mes lèvres.
— Elle est vivante, m'assura-t-il, devinant d'emblée mon interrogation demeurée muette.
Un râle gémissant s'échappa d'entre mes dents et je glissai au sol, recroquevillée. Je ne pouvais pas vivre sans Ariel. S'il lui arrivait malheur... Je traverserai des mondes pour la retrouver, l'arrimer à moi et la ramener ici, à mes côtés. J'échangerais mon âme contre la sienne.
L'affirmation de Tigrounet ne suffit pas à me rassurer, loin de là. Son ton n'était pas assez joyeux pour que le doute disparaisse, et je n'imaginais pas combien je voyais juste lorsqu'il poursuivit :
— Écoute-moi attentivement, Bastet. Ta sœur est vivante et plongée dans le coma. Pour l'instant. Marise lui a injecté l'une de ses solutions pendant votre affrontement pour gagner du temps et acheter son évasion. Cette injection n'a pas de vaccin, Marise n'escomptait pas qu'il soit réversible. La dose qu'elle a reçue est instable et Ambre, cette lycan que vous avez trouvée dans ses locaux, assure qu'il reste capricieux.
Malgré mes yeux fermés, j'eus la sensation que le monde oscillait tout autour de moi. Le sol disparaissait et je divaguais. La bile me remonta dans la gorge. Je roulai sur moi-même pour que le mur supporte mon dos. J'étais dans le couloir qui longeait la salle de bain. Ça tombait bien, si je devais m'y ruer, je n'avais qu'une porte à faire voler.
— Ambre était une Sang-Neuf avant que Marise n'emploie son produit sur elle, ça prouve que ça peut marcher, et Ambre affirme que les cas positifs étaient plus nombreux sur la fin. Nous avons employé tous les moyens en notre possession pour aider Ariel à y survivre, sois-en sûre.
J'hoquetai.
— Rìbhinn, respire, gronda la voix du Primum, qui aurait pu être paisible si elle n'était pas si désemparée.
Je me forçai à obtempérer et gémis :
— Moyens ?
L'absence de son qui s'ensuivit me poignarda, mais c'était presque facile à supporter comparé à tout ce que j'avais déjà appris.
— Raad...
Son silence me rendait folle, son hésitation exacerbant les émotions qui se déchaînaient en moi et je m'aperçus que je tirais si fort mes cheveux d'une main que je venais d'en arracher une bonne vingtaine.
Après l'avoir entendu laisser échapper son souffle d'une manière qui sous-entendait son abandon, il avoua enfin :
— Raad a pris la décision de faire d'elle sa Vitae. Ou plutôt devrais-je dire que Raad ET Hadrian se sont liés à elle. Ça lui a sauvé la vie et ralenti le processus de passage en thêrion, sur le moment.
Mes lèvres traitresses laissèrent échapper un misérable hoquet. Pendant un instant, je crus m'être évanouie. Une étrange douleur remonta le long de mon bras et je découvris, ébahie, mes jointures en sang, faisant le lien avec le trou dans le mur avec un temps de retard.
Au temps pour le bois lustré.
C'est alors que je sentis ma Petite Ombre gonfler dans mon poitrail et lentement, trop lentement, la peau se résorba pour couvrir les plaies. Je suspectais que mon état s'additionnait à la chute de leur fichue drogue dans mon organisme. Bizarrement, je ne parvenais pas pour autant à jaillir dans la Lactea Via. Je réalisai à contre-temps mon réflexe d'isolation, bradant le réconfort que mon Anam Cara aurait pu m'administrer.
Elle se mit à ronronner ; les muscles de mon dos et de mon bras se détendirent, mon diaphragme s'ouvrit et l'oxygène pénétra mes poumons. Garder mon calme. Je devais garder mon calme.
— Quelles sont ses chances ? m'entendis-je demander, comme à travers une paroi solide.
— Elle survivra, d'après les Egertons. Mais nous ignorons encore comment elle sera.
— C'est quoi ça ? fis-je, mon cerveau à un millier de kilomètres de mon crâne.
— Les jumeaux, Rìbhinn. Raad et Hadrian.
Ah, oui. Ah oui ?
Le Primum s'adressait à moi avec un timbre infini de douceur et de compréhension. Néanmoins, seul le son de la voix d'Ariel aurait pu m'apaiser.
— Puis-je lui parler ?
— Elle dort encore. S'ils t'autorisent à nous rappeler, on pourra te tenir informée de l'évolution.
Mon regard se porta au bout du couloir où mon cousin s'était accroupi, mimant un jeu acharné sur son téléphone. Je n'étais pas dupe, je l'avais bien senti se tendre à mes côtés après que j'ai frappé le mur.
— Je ferais en sorte de le négocier.
— Tu vas bien ? Je ne parviens toujours pas à te sentir...
— Ils m'ont filé du Chic-ice, une drogue hispanique qui bloque nos liaisons psychiques.
— Si c'est la drogue à laquelle je pense, elle est interdite chez nous. Et dans la plupart des pays européens, en fait. Il n'existe plus aucun laboratoire... Mais les espagnols sont...
— Indépendants, j'avais compris.
Maintenant que j'en savais plus sur la santé de ma sœur, je me sentais vidée de mes forces, dépossédée de toute envie de lutte ou de détermination.
— Cette drogue induit de la dépression, Bass, et elle affaiblit ton organisme sur le long terme, tu dois absolument t'en passer, gronda-t-il.
— Je suis au courant, gracias.
Du coin de l'œil, je vis Val faire le geste d'interrompre la discussion en tranchant sa gorge de sa main à plat. Je l'ignorai savamment et mis quelques secondes à rassembler mes esprits. J'ignorais combien de minutes il me restait avant que mon cousin n'intervienne.
— Qu'est-ce que ce lien de vie implique pour ma sœur ? Sera-t-elle... « changée » ?
Je n'avais pas la force de leur en vouloir. J'avais bien tenté, moi-même, de le mettre en place pour sauver la vie de Rhys. À leur place, j'aurais mis tout en œuvre pour la sauver, peu importe les conséquences.
— On le saura en temps voulu.
Je grinçai des dents et pris appui sur mes jambes pour me relever. J'avais cruellement conscience que le temps me manquait et à présent, le stress enflait au creux de mon ventre.
— Où êtes-vous ? Vous devez prévenir Mama ! Elle doit pouvoir être à ses côtés, à défaut de moi...
— Ce n'est pas possible, nous l'avons prise avec nous...
— Quoi ?
Mais Val tenta à ce moment précis de s'emparer de mon téléphone et je l'esquivai in extremis. Tout en lui mettant ma paluche sur la figure, j'activai le haut-parleur du téléphone tout en le maintenant hors de portée de mon cousin. Heureusement pour moi, son bras n'était pas extensible.
— Nous sommes partis à ta poursuite, tu imagines bien que je n'allais pas la laisser à Paris sans surveillance.
— Bass, raccroche, râla mon cousin et je lui fourrai involontairement mon index dans la bouche et le majeur dans la narine.
— Kanvael, tu as intérêt à me récupérer après avoir trouvé une solution pour sauver ma sœur, sinon... sinon... Rhaaaa mais Val, aïe, mes doigts sont pas comestibles !
J'essayai de l'éloigner du téléphone en le poussant de la fesse et même si je voyais bien qu'il n'était pas à 100 % de ses aptitudes, il ne me ménageait pas non plus.
— Je te promets qu'on fera tout ce qui est possible et...
— Kanvael ! J'hallucine, rugit l'accent mémorable de Karaen avant qu'elle ne se rapproche pour m'apostropher : Bastet, s'il arrive malheur à ma petite nièce, je t'assure que tous tes ancêtres se lèverons de leur tombe pour manger ton cadavre !
Je... hein ?
Val et moi nous immobilisâmes, sans doute parce qu'il se sentait tout aussi concerné que moi par la possibilité d'une horde de zombies partageant nos gènes lancés à nos trousses. Son intervention eut au moins le mérite de me rappeler l'une des raisons pour lesquelles je devais fouiller ma cervelle.
Je brandis mon doigt devant mon cousin pour lui intimer le silence, mais le petit malin avait saisi le message avant que je ne lui notifie.
— Justement Karaen, je n'ai rien fait, mais bébé Eithne prend feu.
Tout comme cette information m'avait déjà interloquée, il fallut plusieurs secondes pour que Karaen emmagasine la nouvelle. Pas de bol pour nous, cela signifiait que ce n'était pas habituel que le bébé d'une sorcière s'enflamme telle une torche.
Crotte. Je soupirai.
— J'en conclus que ce n'est pas normal.
Parler d'un sujet moins morne que l'avenir de ma sœur me fit un bien fou, malgré la migraine qui menaçait de me donner des vertiges.
— Non, nos rejetons ont une affinité avec la nature et les éléments, mais pas aussi tôt, et certainement pas le contrôle de l'un d'eux. Je suppose qu'elle n'est pas blessée, puisque tu m'en parles si calmement ?
— Rien du tout, même pas une mini brûlure, et ça la fait mourir de rire, d'ailleurs.
Pour preuve, en tendant l'oreille je parvenais encore à percevoir le carillon adorable de son gloussement de bébé, pendant que les chuchotis du Primum et de la sorcière créaient un fond sonore. Je les laissais parler plutôt qu'intervenir, puisque nous étions limités dans nos échanges. Finalement, après ce qui me parut le temps d'une traversée de l'odyssée, Karaen reprit le téléphone et déclara avec beaucoup de solennité :
— Je n'ai pas de solution miracle pour cet inconvénient, mais tu peux essayer de lui passer autour du cou le médaillon d'Eithne.
— Quel médaillon ?
L'expression soucieuse de mon cousin dévia mon regard sur lui, ce qui me permit de comprendre qu'il savait de quoi elle parlait. Puis brusquement, comme une bobine qu'on remonte, mon cerveau me livra la donnée : le collier que j'avais arraché à Marise et emporté avec moi dans ma chute de l'immeuble. Mais une fois sur le trottoir, c'était le trou noir.
— Je ne l'ai pas, affirmai-je tout en gardant mon cousin à l'œil.
— Tu dois l'avoir sur toi, forcément, il n'était pas dans la rue.
Mon sourcil droit – oui oui, c'est important de le préciser – s'éleva vers mon front pour interroger Valentíno qui, je le savais, ne perdait pas une miette de cette discussion.
— Tu sais quelque chose, toi, sur un médaillon magique que j'aurais eu en main quand tu m'as assommée ?
Son faciès s'était fermé, mais je n'étais pas dupe. Oh oui, il savait très bien ! Donc il était en leur possession. Seulement, ils ignoraient dans quelle mesure il pouvait m'être utile.
— Karaen, pourrais-tu expliquer à nouveau à mon cher cousin pourquoi tu penses que ce médaillon peut servir ?
Ni une ni deux, elle indiqua avec un soin particulier l'aptitude du bijou à contrer les effets de la magie, notamment d'attaques extérieures, et qu'il était ainsi fort probable qu'il interrompe les flamboiements provenant du bébé. Ce n'était bien évidemment qu'une théorie, qu'il valait mieux mettre en pratique, au risque de faire dormir un bébé dans une bassine d'eau et de rester éveiller toutes les nuits pour le surveiller, comme de l'huile sur le feu – et c'était le cas de le dire !
— D'ailleurs Bass, ma petite nièce s'appelle Macha, termina-t-elle.
Macha. Je préférais nettement Jack-Jack-Girl.
— Quand pourra-t-on se re-parler ? demanda Tigrounet en récupérant le téléphone.
L'interrogation ne m'étant pas vraiment destinée, je pivotai vers Val qui grimaça en haussant les épaules.
— C'est à négocier, marmonnai-je, toutefois confiante de pouvoir y parvenir. Sauve la vie de ma sœur, Kanvael.
— Je le...
Le Rey m'arracha le téléphone des mains et raccrocha, vif comme un serpent. Approchant aussi silencieusement qu'une ombre, je n'avais pas eu le temps de l'esquiver et je ne pus que l'assassiner de mes prunelles. Dans sa seconde main, le pendentif magique se balançait mollement, captant des reflets irisés sur sa coque dorée. Nous avions au moins une bonne nouvelle.
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