9. Défendre son pré carré


Ça y est, la petite se réveille.

Par manque de place, personne ne peut entrer dans la chambre à l'exception de moi et des jumeaux. Nous ignorons totalement dans quoi nous nous aventurons, mais la masse brouillonne qui s'agite au bout du lien que je partage avec la gamine ne présage rien de bon. Les minutes s'écoulent trop lentement. J'aimerais ouvrir la fenêtre, car la chambre n'est pas assez grande. Elles ne le sont jamais assez quand je suis enfermé avec des leaders, même quand il s'agit de ceux de ma meute. Pourtant je suis le plus éloigné, et qui plus est, dos à la porte. Je contrôle l'accès, et les deux autres m'offrent ainsi leurs dorsaux. Eux se contrefichent de ma présence.

Le lion d'Hadrian ne me craint pas ; cela fait bien longtemps qu'il n'a plus de raison de se méfier, connaissant mon Anam Cara par cœur. Sa façon fraternelle de se comporter à mon égard m'a toujours surpris.

Quand j'étais plus jeune, mon père ressassait la même rengaine, qu'il ne confierait sa vie à aucun autre garou ; seul son vieil ami Egerton, géniteur de mon Gàirdean, méritait son absolue confiance. Les lions ont la fâcheuse manie de ne pas accepter de nouveaux mâles dans leur entourage passé un certain âge, mais si tu grandis avec l'un d'eux, tu obtiens une fidélité et une fraternité aussi puissantes que celles acquises dans un clan de loup. À l'époque, je n'aimais pas le patriarche de la famille Egerton. Il représentait une pièce de l'échiquier qui m'éloignait de ma figure paternelle. Ce n'était qu'une jalousie mal placée d'un enfant en mal d'affection. Et j'aimais encore moins les fils Egerton. Ils étaient bruyants, se chamaillaient comme des fillettes et paraissaient plus heureux de se coller des poings dans le nez que regarder passer des filles.

Puis j'étais parti à la guerre avec Had'. Et nous ne nous étions plus jamais quittés. J'avais été son témoin lorsqu'il s'était marié ; à vrai dire, j'avais fait mieux que ça en sauvant la vie de sa future femme. Sans compter que nous nous étions mutuellement extirpés du chemin menant à la mort, à moultes reprises.

Il avait remplacé mon frère, perdu par mes actes irréfléchis, et j'avais supplanté, un temps du moins, celui dont il s'était trouvé éloigné. Mais si son lion a une confiance excessive envers mon Anam Cara, le mien, fidèle à sa nature solitaire, rechigne toujours à abdiquer dans cette relation, dérangeante à ses yeux.

Hadrian n'est pas un conquérant. Il s'épanouit dans son rôle de gardien, fier d'être une référence sans avoir à diriger son peuple. Il se plaît à être un pilier et un façonneur, apte à confectionner les outils nécessaires au maintien de l'ordre et à les utiliser.

A contrario, l'âme indomptable de mon Sealgair le pousse à l'ermitage, quand ma propre personnalité s'émancipe en gouvernant, en protégeant et en orientant vers la prospérité. Je pense que c'est ce qui l'attire tant chez ma Rìbhinn ; son irrésistible insubordination, qui reflète son propre désir de liberté.

Je ne vais pas à l'encontre de la volonté de mon Anam Cara en évoluant au milieu d'un groupe ; disons plutôt que nous fonctionnons par concessions, lui et moi. Nous vivons en meute, mais je suis à sa tête : pas de contraintes autres que celles que je nous impose. Et lorsque je vois l'effet qu'elle créait chez lui, je n'ai qu'une envie : l'avoir à mes côtés pour me sentir toujours aussi comblé que lorsqu'elle se tient dans ma bulle d'action, dans mon espace personnel, pour alléger l'instinct de liberté de mon tigre.

Je reviens brutalement dans l'instant présent quand Ariel s'anime d'une inspiration discordante, et je m'arrache avec difficulté de l'image brouillée de sa grande sœur pour me concentrer.

Ariel vient de se redresser dans le lit, molle tel un zombie. Ses muscles se bandent, son buste se bombe, le t-shirt collant à sa peau fiévreuse. Ses yeux ronds sont encore plus larges que d'ordinaire, et pour cause : le blanc a disparu, troqué par l'iris ambre aux contours noirs. Celui d'un grand félin.

— Egerton ?

Je m'adresse aux deux. Mon esprit ne parvient pas à me renseigner comme je le souhaite. La conscience d'Ariel, c'est un nœud alambiqué, du jamais vu auparavant : son esprit est parcouru de vents violents qui m'empêchent de planter une sonde pour trouver l'humanité dans son cœur.

— Elle est là, assure Raad.

— Mais pas vraiment là, ajoute Hadrian.

Comme je le crains, leur perception est à peine plus approfondie que la mienne.

La créature, plus tout à fait humaine, se tourne vers nous et incline la tête. Elle ouvre la bouche, plus grand, toujours plus grand, puis pousse un rugissement à décoller les tympans et sa gueule se déploie. Son crâne double de taille, deux oreilles rondes en émergent et le corps suit rapidement, en décalé. Son petit corps implose et ses habits se déchirent tandis que ses seins, mis à nus, s'écrasent pour se fondre dans un poitrail trois fois plus épais.

Bientôt, nous voilà avec une lionne qui s'agite et frissonne sur le lit, hagarde.

— Putain de bordel de merde, fait Raad. J'ai pas senti un soupçon de douleur.

— Elle a fait ça comme si elle prenait une inspiration, acquiesce Had.

Le lit mange la moitié de la pièce et quand les jumeaux se reculent, je comprends que ça ne va pas le faire.

— Qu'est-ce qu'il se passe, grogné-je.

Sealgair s'ébroue, il bouillonne. Lui aussi veut jaillir. Elle est si splendide, si emplie de pouvoir qu'il est aimanté comme un gosse le serait par un sapin de noël. Il roucoule dans ma cage thoracique, mais je le remballe : ce n'est vraiment pas le moment de jouer au mâle énamouré !

— C'est une putain de lionne, lance Raad.

— Je le vois bien, oui, m'agacé-je.

— Non, il veut dire que même dans sa tête, c'est une lionne, renchérit Hadrian.

L'animal en question nous observe tour à tour, méticuleux, agitant ses oreilles comme pour déterminer si nous sommes un danger pour sa survie. Je plisse les yeux et fonce sur la conscience ; mais comme ils l'ont dit, au milieu de ce maelstrom, je ne ressens qu'une part bestiale, animée de méfiance.

La lionne pivote vers moi et retrousse très doucement ses babines, puis le grondement s'ensuit, féroce. Je tends une main pour désamorcer son agressivité. Je me souviens avec clarté lorsque Bass se masquait derrière le jaguar après qu'elle eut été blessée ; or, son regard transmettait des messages radicalement opposés à ceux de la lionne, l'intelligence primaire de la jaguar noire influencée par la cohabitation de plusieurs années avec son humaine.

Ici, comme l'a formulé Raad, c'est juste une lionne.

— On teste un petit chant ? propose Raad d'un ton peu convaincu.

Je grimace. Le chant du Primum fonctionne parfaitement... lorsqu'il y a un humain à aborder.

— Je vais y laisser ma main, grogné-je.

— Et ce serait une perte mémorable, Boss. Croqué par Ariel le chaton.

— Je l'aurais peut-être tenté si elle ressemblait vraiment à un chaton, répliqué-je d'un ton mordant.

La lionne pousse un nouveau rugissement et la voix d'Hellen nous parvient de l'autre côté de la porte.

— Ariel va bien ? Vous avez besoin d'aide ?

Le félin de la savane cherche la provenance de cette nouvelle voix, sans descendre de son perchoir. Nous sommes tous trop distants pour qu'elle se risque à sauter sur l'un de nous. La méfiance l'empêche d'agir à sa guise. Bon sang, ce qu'elle est maligne.

— Tout va bien, la rassure Hadrian.

— Elle se transforme en thêrion ? interroge Rayn.

— Ah, non, ça, c'est fini.

Je lance un regard de glace à Raad. Pourquoi semble-t-il toujours s'amuser des pires situations ?

— Qu'est-ce que tu en penses ? demande doucement mon Gàirdean.

Je grince des dents sans quitter la lionne des yeux, qui nous détaille toujours, sans éclat de peur brillant dans ses iris.

— Je ne pense pas atteindre Ariel sans pouvoir ne serait-ce que la sentir. Vous devriez peut-être essayer ?

— On la sent mais... commence Hadrian.

— C'est comme si elle n'était pas vraiment là, poursuit Raad.

— Un peu comme si l'enveloppe de son esprit était au cœur de la lionne...

— Mais que l'esprit était ailleurs, termine Had'.

Allons bon, je ne comprends strictement rien à leur charabia. Ce lien de vie en trio semble les avoir davantage rapprochés. Je ne suis pas certain qu'ils se rendent compte de terminer leurs phrases, en bons jumeaux qu'ils sont, alors qu'ils ont perdu cette fâcheuse habitude voici des dizaines d'années. Je laisse échapper un juron écossais, de ceux dont mon père avait le secret, et me masse la nuque. J'ai mal au crâne. Me concentrer sur l'ouragan confus de la lionne me transmet le déséquilibre qui l'habite. Quelque chose ne va pas là-dedans, mais j'ignore quoi.

— Transformez-vous, alors, si Ariel n'est pas vraiment là... il nous faut gagner du temps. Deux lions sauront peut-être la contrôler.

— Elle pourrait me briser la nuque avant que je finisse de me transformer, geint Raad.

Je hausse un sourcil et m'apprête à lui demander s'il se fout de ma gueule quand, du coin de l'œil, je vois les muscles de la lionne s'amasser. Je bondis loin d'elle, à côté de Raad, au moment exact où la lionne heurte la porte et s'assomme à moitié dessus.

Heureusement que notre bateau est plus grand que prévu, car avec cette force, elle nous aurait fait chavirer.

— Elle m'a choisi, fais-je remarquer.

J'active mon cerveau. Je ne suis pas concentré, je n'ai pas pensé à tout.

— Quel contact vous avez avec la lionne ?

— Estimation de... commence Hadrian.

— Un pour cent.

La lionne secoue la tête et vrille son regard sur moi. Encore. Un pour cent, c'est ridicule, une misère, improbable avec un lien de vie.

— Ce lien n'est pas comme je me l'imaginais, poursuit Had' en fusillant son frère pour qu'il arrête de l'interrompre. On n'a pas de prise sur elle.

— Et bien. Raad, tu vas te transformer et tu vas laisser ton satané Anam Cara parler lion avec la nouvelle colocataire d'Ariel. Vous la gardez ici, moi je vais chercher des infos auprès de tous ceux qui peuvent en avoir.

La lionne me charge ; je l'esquive et elle se reçoit Raad, qui s'empare de son crâne en l'emprisonnant à deux mains. Pendant qu'il manœuvre pour la garder immobile, je le vois entamer son changement et puiser dans la Lactea Via. Je lui cède mon énergie sans modération et en l'espace de quelques secondes, il nous démontre combien il plaisantait en prétendant la craindre.

Bientôt, un lion magistral, à la crinière plus claire que celle de son frère, relâche la lionne et recule d'un pas, nous offrant ses fabuleux crocs en spectacle. Le félin qui lui fait face hésite, le renifle comme s'il détecte une différence entre eux, puis se détourne et me saute dessus.

À nouveau, je parviens à l'éviter malgré l'étroitesse de la chambre, et laisse Hadrian s'interposer pour l'immobiliser à son tour. J'en profite pour sortir de là et tombe nez à nez avec Hellen et Rayn, leur visage exprimant curiosité et inquiétude.

— Pas de thêrion, hein ? fait Rayn.

— Ça fait pourtant un sacré ramdam, ajoute Hellen, à la façon des jumeaux.

Je grogne et me faufile entre elles.

— J'ai des coups de fil à passer. Rayn, si tu veux aider tes frangins pour contenir la lionne dans la pièce, fais-toi plaisir. Hellen, je te prierais de bien vouloir garder cette porte.

— Avec plaisir, font-elle en chœur.

Ah, ces Egerton, j'avais oublié combien ils sont invivables sous le même toit !

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