5. La rage de dents du loup fait rire le mouton.

(illustration par ©tamberella-dbyolyd)

Nous n'en sommes qu'au début, et déjà la situation tourne à notre désavantage. Lorsque mon Geàrd m'a alerté dans la Lactea Via pour m'informer de l'appel passé par notre jaguar disparu, une bulle d'espoir m'a empli la poitrine. J'ai contenu mon Sealgair avec grande peine, alors que son seul souhait était de rugir son bonheur.

Et quand la voix de Ribhinn a surgi à l'autre bout du fil, plus rien n'a eu d'importance. J'ai fermé les yeux pour me repaître de cette voix veloutée aux inflexions sauvages, habituée à me parler avec morgue et à s'adresser aux autres avec douceur. Son visage s'est imposé derrière mes paupières et le souvenir de son regard de braise m'a terrassé de sa fougue. Je me suis rappelé sa carnation chaleureuse, de cette exquise couleur de café au lait, souvent ponctuée de grains de beauté à des endroits qui me paraissent un peu trop stratégiques. Le petit sur sa pommette droite, par exemple ; les trois qui suivent la ligne de son oreille, celui dans son cou, celui qui orne sa narine et donne l'impression qu'elle a un piercing ; ou encore celui sur son sein gauche, bien visible, qui semble toujours m'ensorceler pour que j'y dépose mes lèvres ou, à défaut, au moins mon regard.

Je bois rarement du café, mais chaque fois que je vois cette femme, je n'ai qu'une envie : la déguster, pour découvrir si elle a un goût similaire. Sa crinière chocolatée appelle inlassablement mes mains à s'emparer de ses boucles soyeuses, et Dieu seul sait combien je dois les contrôler – parfois sans grand résultat, je l'admets – pour qu'elles ne s'y faufilent pas contre mon gré.

J'aime la façon qu'elle a de lever le menton pour me défier, sa manière langoureuse de sourire, ou encore cet effet qu'a son nez de se froncer quand elle me montre les dents, dédaigneuse ou provocatrice.

Et cette démarche... diantre ! Je me damnerais pour l'observer se déplacer toute une après-midi, avec ses hanches larges qui m'appellent à les saisir, et cette taille de guêpe qui me donne l'impression de pouvoir la briser d'un souffle, tout en m'invitant à venir la cueillir dans cette zone précise, comme si ces creux étaient conçus pour mes mains baladeuses.

J'adore quand elle dit mon nom. Si rarement prononcé, chacun de ses appels électrise mes sens, anime mes cellules et me gonfle de plaisir. Tant et si bien qu'elle n'aurait qu'à chuchoter mon nom pour que je traverse des mondes pour elle. Certains hommes se disent être tenus par leurs parties intimes. Si cette femme me tient par quelque chose, c'est bien par mon prénom.

Puis il a bien fallu que je me concentre à nouveau sur l'essentiel, alors j'ai enfermé mon attirance pour ma Rìbhinn dans un coin de mon crâne, bien au chaud avec mon tigre, pour enfiler le lourd manteau du Primum.

Bastet est bel et bien en vie, en bonne santé et, cerise sur le gâteau, pas davantage en danger que je ne l'imagine. Cette certitude m'enlève un énorme poids des épaules. Nous ne parviendrons pas à la récupérer avant qu'ils n'entrent sur leur territoire, puisqu'il ne leur reste que quelques kilomètres à parcourir. Quand ils auront regagné la terre ferme, ils prendront probablement un avion et, en moins de temps qu'il ne m'en faut pour attraper une mouche, ils seront à Madrid.

Et là, ce sera la merde noire. Mais pas impossible. Rien ne m'est impossible, seulement, le temps joue en notre défaveur.

— Kanvael, je te parle, non de nom ! s'agace Karaen en passant à l'irlandais, comme si ma langue natale décuplait mon attention ; ce qui n'est pas totalement faux.

L'emploi de l'irlandais me rappelle toujours ma mère.

— Et je t'écoute, mais il est hors de question qu'on retire notre seul GPS du jeu.

— Oh, tu as raison, laissons donc ma petite nièce faire cramer le bateau, puis repêchons-les quand ils seront tous à l'eau.

Mes iris se changent en ceux du tigre et je lui offre ce fameux coup d'œil qui paralyse tout le monde. Mais pas elle, non ; cette satanée sorcière n'a jamais vraiment été intimidée par moi. Ce genre de femme ne craint pas la mort, puisqu'elle sait pertinemment que celle-ci n'est qu'un renouveau. Mettre fin à sa vie sans douleur l'inquiète autant que faire ses courses : pour faire peur à une femme telle qu'elle, il faudrait la menacer de mille tortures.

Or, la torture, quand il s'agit de mon entourage, ce n'est pas mon hobby. En réalité, ce n'est pas mon truc tout court ; je préfère administrer des morts indolores qu'entendre crier et gémir par ma faute. Je rectifie : j'aime faire hurler et gémir, mais essentiellement dans une situation bien particulière, qui n'implique pas de douleur outre mesure. Cela apporte bien plus de satisfaction dans un cadre intime.

Toutefois ma sorcière n'est pas dans l'erreur en affirmant qu'un bébé qui s'enflamme, c'est mauvais pour nos affaires. Si le nourrisson est immunisé contre les flammes, ce n'est pas le cas de ma Rìbhinn, et avoir la mort de la petite Macha sur la conscience ne me ravit pas non plus. Le Rey aura-t-il des remords à tuer un enfant qui ne lui appartient pas ? Non.

— Faudra me trouver un autre traceur alors, et fissa, maugréé-je.

Roulant des yeux, la sorcière hoche malgré tout la tête et reprend le téléphone abandonné sur la table pour expliquer à notre felidae ce qu'il en est. Mais tandis que les secondes passent où j'essaie de récolter de précieuses informations concernant notre prochain appel, ce traître de Rey – ou son fils, pour ce que j'en sais – ose me raccrocher au nez.

Une seconde avant que le smartphone ne finisse broyé dans ma main, j'ai le réflexe de le lancer loin de moi en grognant. Il ne manquerait plus que je détruise le seul moyen de communiquer avec elle !

Je demeure immobile de longues secondes, conscient d'être le pion de la partie qui n'a pas obtenu ce qu'il désire. Pire, qui a perdu le seul vrai avantage en sa possession. La sorcière m'offre son regard désolé lorsque le mien, assassin, cherche un responsable à se mettre sous la dent.

— On sait où ils vont, me fait-elle remarquer. Ça retarde les choses, certes, mais ce n'est pas la fin du monde.

Pas la fin du monde. Non, difficile de faire un tel comparatif, en effet. Les épaules basses et le moral instable, je me dirige vers la chambre d'Ariel pour expliquer à mes compatriotes ce qu'il en est de cet appel. À un moment ou un autre, il me faudra aussi offrir à mon corps un peu de repos, sans quoi je vais devenir plus irritable qu'un buffle. Le mieux serait que je chasse, mais à moins d'aller pêcher dans l'océan, je suis plutôt limité.

Je renâcle et vrille mon attention sur Sealgair. C'est lui qui va me rendre fou, à piétiner dans notre esprit, déboussolé comme il est par l'absence de son jaguar. J'ai beau le rembarrer, l'enfermer, l'ignorer, il gratte, griffe, se retourne, me souffle les braises ardentes de son impatience pour alimenter ma témérité. Si je passais ma vie à l'écouter, je serais un vagabond solitaire en quête d'aventure, d'action et de baston. Les guerres, c'est son grand plaisir, chasser et enserrer entre ses griffes, assouvir ses besoins primaires. Il aime l'odeur du sang, de la sueur froide ; sentir nos muscles rouler sous notre peau et nos dents racler des os.

Sealgair porte bien son nom : chasseur fougueux dont les désirs inassouvis le rendent irascible. Actuellement, il n'a que deux envies : retrouver la garou responsable de son béguin et tout massacrer sur son passage. En particulier ce petit félin qui se croit au-dessus de nos lois et qui nous a si mesquinement ri au nez. Il nous suffirait d'une seule occasion, infime, pour briser cette petite nuque de félin... Il se croit à la hauteur pour affronter le tigre. Nous lui ferons regretter l'audace de son arrogance. Sa vitesse ne lui servira qu'à fuir.

Un sourire mauvais étire le coin de mes lèvres.

Pour ce faire, je dois mettre toutes les chances de notre côté. Avant toute chose, il me faut régler la question de la mère. Alors, prenant une inspiration supposée m'apporter un courage qui me fait défaut, j'appelle celle prête à délivrer sa foudre sur mon crâne :

— Madame De Soto.

— Duncan. J'espère que vous m'appelez pour m'informer que mes filles sont en vie.

Le ton acerbe sous son accent, peinant à masquer son inquiétude, me tord le ventre.

En réalité, mon vrai nom de famille est Ó Donnchadh, mais comme beaucoup de familles, nos origines ont cédé la place à sa forme anglicisée depuis l'occupation des anglais sur nos territoires, qui a perdurée des siècles. Je m'y suis habitué, me considérant moi-même comme un britannique assumant les modifications de l'histoire de notre île.

Je déglutis, inspire à nouveau et renforce ma détermination.

— S'il vous plaît, écoutez-moi jusqu'au bout avant de rugir dans mes oreilles.

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