3. Unie à l'océan, la goutte d'eau demeure



Le pygargue à tête blanche s'incline sous une bourrasque, bat vaillamment des ailes puis vient s'accrocher à la rambarde de façon quelque peu maladroite, les plumes ébouriffées par le vent.

Nous n'affronterons pas une tempête, mais les éléments risquent de s'acharner contre nous durant plusieurs heures. Si tout va bien, au petit matin nous devrions récupérer un climat plus clément. Ignorant mes cheveux qui me fouettent les yeux, j'observe le rapace se lisser les plumes après avoir agité ses deux mètres d'envergure.

— Et bien ? m'impatienté-je.

Le bec de l'oiseau s'ouvre, claque, puis recommence jusqu'à ce qu'une voix en sorte, pépiant presque :

— Une demi-journée d'avance, pas plus.

Je grogne. À ce rythme, ils auront atteint la terre avant qu'on ne les rattrape. Bientôt, ils seront sur leurs eaux et nous n'aurons plus l'autorité de la France. Nous serons seuls. Et si nous les attaquons sur leur territoire... nous serons entièrement responsables des pertes et considérés comme des hors-la-loi.

Cela dit, la négociation sera toujours possible.

— Ariel ? demande le rapace en sautant sur le pont pour marcher à mes côtés alors que nous rentrons nous abriter.

La pluie ne manquera pas de nous frapper à son tour et je n'ai aucune envie d'assister au déchaînement des flots. Ce n'est déjà pas agréable de se retrouver dans un bateau malmené par la houle, inutile de m'y confronter en extérieur.

— Toujours endormie.

Mais plus pour longtemps. C'est du moins ce que prétend Raad, qui dit ressentir que l'évolution touche à son terme. La dernière fois que je suis passé voir comment elle était, sa peau avait pris une texture huileuse, presque écailleuse, et la couleur de son épiderme tendait à devenir verdâtre. Rien chez elle ne m'inspire un bon sentiment. Plus le temps passe et plus je crains que sa transformation ne soit définitive.

Le Pygargue cliquette de son bec avant que je ne lui ouvre une porte sur mon passage pour qu'il puisse reprendre sa forme initiale. Je sais Jessica épuisée par les kilomètres de vol parcourus, et malgré ses capacités indéniables, ne pas faire partie de ma meute est un poids. Extraire de l'énergie de la sienne est complexifié par la distance, davantage encore que pour mes garous puisque, étant le cœur de ma meute, le désagrément se ressent moins.

L'Anam Cara de Jessie est loin d'être à l'aise, entouré de prédateur de notre acabit, je préfère la mettre en confiance et lui assurer mon soutien. Agir de la sorte en lui offrant ma préoccupation permet d'assagir la tension qu'elle pourrait ressentir à partager notre quotidien. Jessica Evans est un atout. Un atout dont je ne compte pas me passer. Et pour qu'elle reste parmi nous de sa propre volonté, je me dois de prendre soin d'elle. Je ne suis ni attentionné, ni gentlemen : jusque calculateur.

L'odeur de nourriture qui émane de la cuisine me guide au centre du Yacht. Nous avons réquisitionné ce dernier dans la précipitation, qui s'avère plus gros et par conséquent moins rapide que celui du Rey. Mais niveau confort, clairement, je n'ai rien à redire, et l'équipe non plus.

Je découvre dans la salle de vie une assiette débordante de cookies maison. N'ayant pas le temps de m'installer, car je dois diriger le bateau pendant la brève tempête, j'en subtilise deux. J'offre un clin d'œil à ma tendre Hellen au regard terne depuis que la situation a dérapée, avant de fuir les lieux.

L'humeur du groupe n'est pas au beau fixe. En faisant le plein de nourriture à un port Français, nous avons pris davantage de retard sur le Rey. La santé d'Ariel ne s'améliore pas et tout le monde semble croire que notre expédition est perdue d'office.

Le Rey contrôle l'ensemble des meutes espagnoles, et ce d'une main de fer. Toutes les recherches faites par la meute de Londres mettent en lumière la difficulté à laquelle nous risquons de nous confronter en essayant de récupérer Bastet.

Les thérianthropes ne sont pas au service du Rey par respect, mais par crainte. La première des raisons à tant de soumission réside dans la force de frappe de sa propre meute. Il se dit qu'il aurait vaincu, à la loyale, l'un des plus puissant et sans doute le plus vieux garou d'Espagne, ancien Rey, s'assurant ainsi un solide soutien des garous de la meute mère. Il aurait fait preuve de miséricorde en choisissant de ne pas tuer son prédécesseur. Ce qui fait de lui quelqu'un de malin, car plutôt que détruire les fondements instaurés avant lui, il a fait en sorte d'acquérir ceux-ci en démontrant son indulgence. Les garous d'Espagne étant curieusement très secrets, nos renseignements à leur sujet sont toutefois superficiels. L'une des seules chose dont je suis certain, c'est que les anciens dirigeants appartiennet à la famille de ma Rìbhinn.

Je ne m'inquiète pas pour sa vie. Elle va rejoindre une partie de son passé et de ses racines. Malheureusement, j'ignore dans quelle mesure ses aïeux sont encore en position au sein de la meute. Je ne peux donc qu'émettre des hypothèses. Ce Rey semble bien trop investi à mes yeux, et je n'aime pas – c'est un doux euphémisme, vu comment mon Sealgair s'échauffe à cette seule pensée – la façon qu'il a de l'observer. Ce n'est pas une simple convoitise, mais plutôt une folie de possession. Il la regarde comme je pourrais la regarder lorsque personne ne me voit.

Si, moi, je contiens ce désir irrépressible qui me prend de la vouloir totalement à mes côtés, lui ne paraît pas s'émouvoir de ce qu'il peut renvoyer à autrui. Savoir que Bastet n'est pas Olivia ne semble pas non plus l'impacter. Il superpose mère et fille comme si les deux avaient pu fusionner, et qu'elle représentait dorénavant le joyau qu'il n'a pas pu s'approprier.

Et je n'aime pas ça. Non, pas du tout.

Si l'on en croit les statistiques du RT, l'Espagne serait le premier pays le plus fertile. Et, par je ne sais quel miracle, notamment en terme de naissances felidae. Les félins étant l'espèce dominante dans le pays, c'est une bonne façon de promouvoir sa puissance et sa politique pro-felidae. Les garous espagnoles non felins sont priés de ne pas empiéter sur les platebandes de ceux de l'espèce dirigeante. On leur interdit de se rassembler à plus d'un certain nombre d'individus par meute et ils sont forcément sous le joug d'un leader félin. Le Rey aurait ainsi supprimé le statut de « Rey » dans toutes les autres meutes d'Espagne, lui assurant l'unique grade aussi élevé.

Ces caractéristiques compliquent notre intrusion. En admettant que nous parvenions à traverser le pays pour récupérer ma Ribhinn, il m'est difficile d'imaginer un scénario où je n'enverrais pas mes garous au casse-pipe.

Mais je suis un Primum. Ma meute compte avant tout, et si Rìbhinn en fait partie et que je meurs d'envie d'écraser tous ceux qui se mettront sur ma route, j'ai conscience de ne pas pouvoir sacrifier les miens inutilement. Seule ma vie devrait être mise en danger.

Je n'ai pas dormi plus de cinq minutes ces dernières quarante-huit heure, cherchant une solution pacifique – autant que faire se peut – pour la sauver. Seulement, voilà : j'ai beau me creuser la tête, rien ne me vient. Je pourrais provoquer le Rey en duel, mais cette solution ne fonctionnerait qu'à la suite de plusieurs mois, après avoir tenu des sommets politiques européens interminables où les partis impliqués seraient parvenus à un accord sur le droit de naissance. Un Primum d'un pays qui vient combattre le dirigeant d'une autre nation, pas même voisine ? C'est du jamais vu.

Si seulement j'avais réussi à la garder à mes côtés suffisamment longtemps pour que cette situation improbable soit jugée par les instances réglementaires...

Tout ça parce que son regard de biche enflammé m'a cloué le bec, m'intimant de ne pas l'enfermer dans une boîte avant l'heure.

— Cesse donc de te flageller, gronde mon Gàirdean en apparaissant à la porte de la cabine de pilotage.

Je lui réponds d'un ronflement significatif tandis qu'il s'installe à mes côtés pour m'aider.

— Cesse de me psychanalyser, j'ai l'impression d'être avec Mimir.

Un pâle sourire effleure son visage fatigué, où les cernes ont remplacé ses traits faits de marbre.

— S'il suffisait de comprendre ton humeur pour te psychanalyser...

— Ariel ? dis-je sans quitter des yeux les flots qui heurtent la coque du navire.

— Toujours pareil. Raad pense qu'on pourra la réveiller demain.

— Et toi ?

Il garde le silence. Alors je tends mon esprit vers celui de la petite qui a rejoint la meute. Mais, à l'image du temps colérique au-dehors, la place qu'elle a prise dans la meute foisonne d'une énergie écumeuse, sauvage, indomptable. Rien n'est perceptible de sa conscience humaine. Même au repos, je ne sens aucun calme réparateur émaner d'elle. Le changement n'est pas terminé. Ou s'il l'est, ce qui nous attend relève de l'ordre de l'exceptionnel.

Un lien qui tourne thêrion se noircit, s'égrène et devient de la cendre calcinée. Pour l'heure, le sien est capricieux par son instabilité, mais pas définitivement perdu.

— Je n'ai pas le sentiment que la folie s'empare d'elle.

Je hoche la tête. Je partage son avis. Le lien qu'il les unit est autrement plus puissant que celui que j'ai. Maintenant que lui et son frère ont fait d'elle leur Vitae, leurs vies, leurs essences, sont inextricablement liées. Jusqu'à la mort.

— Pourtant, rien ne me paraît prévisible, poursuit-il. C'est loin d'être...

— Rationnel ?

— J'allais dire conforme.

Je ris. Doucement, car ce n'est pas un vrai rire.

— Qu'est-ce qui est conforme, hein ? Je n'ai jamais entendu parler d'un lien de vie à trois, lui rappelé-je.

— Les légendes le disaient.

— Les légendes racontent beaucoup de conneries.

À son tour de balancer la tête.

— Mais s'il y avait bien des garous capables de cette improbabilité, c'était vous.

— Merci pour ta confiance.

— Je ne vous l'aurais pas confiée sinon.

Et je suis mortellement sérieux. Tout le monde sait qu'un lien de vie ne contient théoriquement pas de limite. Nous avons plusieurs légendes qui supposent qu'un tel trio a déjà été formé, mais beaucoup considèrent ce choix comme étant une hérésie. Un esprit qui se lie d'une manière aussi fusionnelle, aussi moléculaire, est une puissante déclaration d'amour. C'est aussi un don de soi exceptionnel et un risque démesuré. Perdre sa moitié, c'est perdre une partie de soi. S'en sortir indemne est impossible, et quand on y parvient, rien n'est plus jamais pareil. La Lactea Via nous apprend très tôt à être connecté aux membres de notre meute, mais pas à un tel stade.

Je suppose que tant que la petite ne sera pas revenue à elle, ses Vitaes n'auront pas à souffrir des conséquences. Mais un jour, ils devront apprendre à vivre avec. Et je n'ai pas la moindre idée de la manière dont ils devront régenter ça.

— Vous en avez discuté ? dis-je.

— Non, admet-il.

Je garde la bouche fermée, mais mon regard cherche le sien et il finit par marmonner :

— Raad a bon espoir qu'on puisse... compartimenter la chose.

J'explose de rire. Cette fois, je suis honnête.

— Compartimenter un lien de vie à trois âmes. J'ai hâte de voir ça.

— Tu ne sais pas plus que nous ce qui nous attend, grogne-t-il.

— Non, mais je sais qu'on ne compartimente pas la force sexuelle instaurée par le lien.

Il laisse échapper bruyamment son souffle.

— On apprendra à gérer.

— De toute façon, c'est trop tard pour faire marche arrière.

— Sauf si elle ne s'en sort pas.

À cet instant, je pète un plomb. Ou plutôt Sealgair dérape. Je crois que j'aurai pu le frapper, si ma conscience de leader ne s'était pas interposée à temps pour m'empêcher de lui coller mon poing dans la mâchoire.

— Elle vivra.

Ma voix roule dans mon thorax. Je suis trop proche de lui. Beaucoup trop. Son lion traverse ses prunelles et m'affronte de toute son autorité, nous rappelant que je ne suis pas le seul leader ici.

— Et nous mettrons tout en œuvre pour qu'elle survive. Mais si ce n'est pas elle qui revient...

Il ne termine pas sa phrase car ce n'est pas nécessaire. Je me détends, recule d'un pas et tourne la tête vers la porte une seconde avant que Karaen ne toque à celle-ci. Je l'invite à entrer et la tension se désamorce aussitôt.

— Oh, je dérange ?

Pas de « désolée », avec elle. J'aime beaucoup trop cette fichue bonne femme et son franc-parler. Pourquoi s'excuser si elle ne l'est pas ?

— Je t'écoute.

— C'était une vraie galère, mais j'arrive bel et bien à pister ma nièce.

Un éclat d'intérêt s'allume dans mon regard. En voilà une bonne nouvelle. Je sens le sourire carnassier qui étire mon visage. Par réflexe, la sorcière s'arrête loin de nous. Sage décision.

— Pouvons-nous arrêter d'envoyer Jessica en éclaireur ?

— S'ils ne séparent pas la petite de Bass, oui. Il me suffit d'une carte. Enfin, tant qu'ils ne mettent pas ce fichu médaillon en contact avec la petite.

— Ce médaillon peut brouiller ou biaiser ta connexion en étant dans son périmètre d'action ?

— Je ne pense pas. Il est puissant, mais pas à ce point. Il faudrait que Bass l'ait autour du cou et qu'elle porte ma nièce.

— Théorie totalement plausible.

— Je ne vois pas Bass trimballer un bébé dans les bras à longueur de journée, relève la sorcière en plissant les yeux.

J'essaie de visualiser la scène. Ma Rìbhinn a-t-elle l'instinct maternel ? L'ayant vu agir avec Aaron puis Ilona, ce n'est pas impossible. De là à supposer qu'elle ne lâche pas le bébé, non, en effet cela semble exagéré.

— Nous ne sommes pas certains qu'elle a récupéré le médaillon, de toute façon, rappelle Hadrian.

— Il n'était pas sur le toit, Marise affirme qu'elle le lui a arraché en tombant de l'immeuble et je t'assure que j'ai passé assez de temps dans la rue à le flairer pour être certaine de moi, répond sèchement Karaen.

— Tu ne peux pas t'en assurer avec un tour de passe-passe ? proposé-je.

Ses yeux s'étrécirent davantage encore en m'observant.

— Mon petit Kanvael, me prendrais-tu pour une super magicienne qui n'a qu'à claquer des doigts pour résoudre ses problèmes ?

Non, mais je ne peux nier que ça m'aurait bien arrangé. C'est égoïste : la présence de Karaen à nos côtés signifie qu'elle n'est pas parvenue à résoudre sa propre quête ; malgré ça, je suis sincèrement reconnaissant de pouvoir la compter parmi nous. J'ai de la peine pour sa perte qui se lit dans ses yeux et dans son attitude assombrie, où son impétuosité s'est tarrie.

Pour sauver sa petite nièce, elle avait même abandonné sa propre vengeance en laissant les assassins d'Eithne aux mains de la meute parisienne. Elle a bien entendu fait jurer aux dirigeants de Paris d'attendre son retour pour un verdict de leur procès, si celui-ci venait à donner la mort. Mais étant donné que les agissements de Marise et du Commandant Pierre impliquent plusieurs meutes européennes, le jugement s'annonçait très long.

— Merci pour ton aide, Karaen.

— Tant que, cette fois, je peux repartir avec ma petite... dit-elle en acquiesçant du menton.

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