1.On ne peut sécher la mer avec une éponge

[illustration ©crimsonartz]

Kanvael


Ça y est, c'est fait. Nous avons plongé la petite dans un coma artificiel. Aucun de nous ne parvenait plus à supporter sa douleur. Le choix s'est révélé draconien, mais nous l'avons pris conjointement.

Si Ariel doit partir, ce sera sans heurt, dans de bonnes conditions. Nous ignorons le nombre d'heures qu'il lui faudra pour que son ADN soit totalement modifié. Massacrer les joues du Général loup-garou de mes poings n'a eu que peu de résultat : si ma rage s'est tarie en même temps que se répandait son sang sur ma peau, cela n'a pas ramené notre gamine. Marise nous a dit tout ce qu'on espérait savoir. Elle se savait piégée, faite comme le misérable rat de laboratoire qu'elle est.

Le produit qui circule dans les veines d'Ariel est le dernier mélange que la scientifique a mis au point pour devenir une thérianthrope à son tour. Un mélange loin d'être abouti, qu'elle a sciemment injecté à notre humaine pour nous ralentir, et qui contenait plusieurs doses. Une façon bien définitive d'agir, qui ne nous aurait jamais arrêté. Bien au contraire, elle signait ainsi son arrêt de mort car nous l'aurions eu de cesse de la pourchasser pour lui faire payer.

Heureusement pour Marise, les dirigeants de sa meute sont arrivés à temps, et les miens ne l'ont pas tuée. Si je veux la juger moi-même, je me dois de déposer une requête. Or, dès l'instant où Marise a admis que seul le destin trancherait de la vie de ma gamine, elle est sortie de mon radar.

J'avais d'autres chats à fouetter : à savoir, garder en vie la petite sœur et retrouver la grande. Choisir d'emmener la première pour chercher la seconde aurait pu sembler idiot ; seulement, mon Sealgair avait atteit un palier élevé d'intolérance. Aveuglé par cette gangue de colère, abandonner la petite n'était pas une option.

Si au début je m'étais dit que l'envoyer au Domus lui serait bénéfique, il m'est vite apparu que ce n'était pas la solution : le cœur de la meute se trouve là où je suis, entouré de mes meilleurs guerriers. J'ai pourtant fait un choix qu'un Primum se doit de faire en temps de crise : j'ai légué ma place à mon ami de longue date, mon premier Gàirdean, capable de me seconder sur une période indéterminée, pour diriger en mon absence. Même si cela m'a coûté de me séparer de Mirko, je me devais de le faire pour secourir ma Rìbhinn l'esprit serein.

La meute Magister n'a de toute façon pas besoin d'un Primum tel que moi en ce moment. Un autre aurait probablement chargé son second de récupérer la felidae, mais je ne peux pas me permettre de confier ma Rìbhinn à un tiers. C'est à moi et moi seul que revient la sécurité des miens. Surtout la sienne.

— Je ne suis pas certain qu'on gagne beaucoup plus de temps, fait Hadrian en s'accoudant au bastingage à mes côtés.

Il parle du fait qu'on a choisi de plonger Ariel dans un coma artificiel dans un premier temps.

Dans une position identique, lui et moi laissons notre regard se perdre dans l'horizon qui s'assombrit en fusionnant avec l'océan. Cette première journée sur les eaux s'est bien déroulée. Être en mesure de naviguer moi-même est un réel soulagement. Je n'aurais pas supporté d'accueillir un inconnu à bord, juste pour pouvoir nous conduire à bon port. La présence de Jessie, qui a accepté de rester à nos côtés avec l'autorisation de sa Prima, nous offre un avantage non négligeable.

Bien que contrariée par notre fuite et nos agissements qui l'obligeaient à régler ses comptes avec les Panamés, Victoria avait eu le bon sens de céder à cette requête. Celle-ci n'exigeait pas qu'elle déplace des montagnes, et j'avais bien conscience que son agacement n'était qu'une façade, qu'il était davantage question d'affaire politique. Tant qu'elle assurait nos arrières, elle pouvait bien se limer les dents à force de les grincer, ça n'avait pas la moindre importance à mes yeux.

— Le temps, c'est tout ce qu'il nous reste, finis-je par grogner.

Mon Gàirdean ne dit plus rien pendant plusieurs secondes, mais j'y suis accoutumé. Il est rare que lui et moi partagions plus que quelques mots. Il n'a pas besoin de parler. Je ne le connais que trop bien.

— Parle, parbleu.

— Tu aurais dû me rappeler plus tôt.

Je gronde. Sealgair aussi. Le lion me cherche des noises, mais l'humain est pleinement conscient de ce qui s'est joué.

— Ta présence n'aurait rien changé.

— Nous aurions été plus forts.

— La force n'a rien à voir là-dedans ! explosé-je en lui faisant brusquement face.

Heureusement que nous sommes à l'extérieur et que l'air frais de la nuit adoucit mes humeurs. Les endroits clos me rendant davantage irritable. Là, tandis que son aura ondule contre la mienne et que nos félins se rugissent l'un sur l'autre, je sais que ce n'est que du vent. Hadrian a besoin de défausser sa culpabilité sur un autre, et j'ai besoin de me répéter que j'ai fait de mon mieux. Ce n'est pas le cas, mais le songer m'aide à contourner les regrets. Les regrets rongent un homme et le mettent à terre. Je ne serais jamais plus mis à terre.

Les iris du lion étincellent comme pour signaler à mon tigre qu'il n'est pas dupe. Je ne lui ferai rien. Cela fait bien longtemps que nous n'en sommes pas venus aux mains, lui et moi, et il en faudrait bien plus pour qu'un conflit éclate.

— Tu ne m'as pas laissé au Domus pour la sécurité de la meute.

Je le foudroie du regard en me grandissant, lui qui fait plusieurs centimètres de plus que moi. Il n'a jamais été idiot ; mais moi non plus.

— Je t'ai laissé avec la meute parce qu'elle avait plus besoin de toi que moi.

— Non, tu voulais l'éloigner de moi.

Mon poing s'abat sur le parapet qui ploie sous ma force.

— Je pensais que nous avions dépassé ce stade, dit-il doucement. Nous aurions pu en discuter. Ton erreur a été de ne pas prendre en compte que mon absence aurait pu être préjudiciable.

— Tu n'aurais pas pu empêcher ce qui s'est produit, grondé-je, le tigre s'exprimant à travers moi.

— Peut-être pas, mais j'aurais été un soutien infaillible pour qu'elle ne t'échappe pas.

Une onde douloureuse s'élève en moi au fur et à mesure que nous parlons. Mon Anam Cara s'étend tranquillement dans mes membres, vicieux et désireux d'extérioriser mon émotion que je peine à contenir.

J'ai conscience que j'aurais pu mieux faire. On peut toujours s'améliorer. Mais avec elle... tout semble tellement compliqué. Elle attire la malchance comme la peste. Se faire kidnapper deux fois en l'espace de trois mois, cela relève du ridicule.

Au moins, cette situation n'est pas aussi catastrophique que la dernière. Elle est bien vivante et ne risque pas de se faire torturer. Du moins est-ce ce que j'aime me répéter. Je ne peux pas atteindre son esprit, mais elle est bien vivante, j'en suis convaincu car je peux la sentir. Ce qui me dérange, toutefois, c'est la brume inhabituelle qui enrobe sa conscience. Bien que ce puisse être un effet de son sommeil forcé et de la distance, une petite voix me susurre sournoisement qu'autre chose brouille mon radar. Au moins, notre lien de se termine pas par un moignon comme cette fois où le Nihils l'a droguée.

Lorsqu'elle se réveillera, j'en saurai plus.

— Ne me remets plus sur la touche pour une fille. J'attendais que tu prennes ta décision, tu sais. Et comme tu semblais hésitant...

Je l'observe, mâchoires verrouillées. Je sais ce qu'il essaie de me dire. J'y ai longuement songé. Pourquoi ne pas l'avoir pris entre quatre yeux pour être plus clair ?

Mon regard le lâche pour se perdre vers le soleil rasant l'eau, parant les flots d'une lueur irisée qui finit par me brûler la rétine. J'avais joué la carte de l'immaturité, celle du Primum qui préfère glisser des menaces superflues et tout sauf subtiles pour convaincre la concernée de ne pas trop s'approcher de mon second. Alors que, pas une seule fois, je n'ai pris le temps de discuter de leur relation avec ce dernier.

— Je ne voulais pas...

— M'empêcher de la fréquenter ? Et bien, sans le vouloir, tu y es pourtant parvenu.

J'aimerais pouvoir lui creuser des trous dans la poitrine avec mes yeux.

— Je l'ai dans la peau, lâché-je comme si cela pouvait excuser mon piteux comportement. Et ce foutu Sealgair n'aide pas, il est déjà persuadé qu'elle lui appartient.

Le rire voilé de mon ami détend subrepticement mes épaules que je n'ai pas senties se raidir.

— Ne lui répète jamais ça, me prévient-il.

Je hoche la tête alors qu'un sourire s'étire sur ma joue. Oh, ça, je sais qu'une quelconque remarque sur de l'appartenance risque de la mettre en furie.

Je m'adosse à la barre du bateau et lance un coup d'œil apaisé au lion-garou. Son inquiétude s'étire autour de lui, masse informe qui teinte son aura de noirceur. Mais elle ne concerne pas ma Rìbhinn.

— Elle va survivre, lui assuré-je malgré le doute qui persiste en moi.

— Oh, je sais, affirme-t-il. Je me demande juste dans quel état elle reviendra à elle.

Mon cœur se paralyse.

Il a raison. Ariel se réveillera. La question c'est de savoir qui elle sera à son réveil.

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