1 - La guerre de l'enchère
La chambre de Mark est plongée dans le noir.
La seule source de lumière de la pièce, un pauvre écran d'ordinateur, est complètement occultée par la silhouette du jeune homme, si bien que si quelqu'un entrait, il ne ferait face qu'à une affreuse ombre trapue. Entre Mark et le minuteur qui s'affiche dans un coin de son écran, règne une tension saisissante. Quelque part sur Terre, il y a quelqu'un d'autre qui fixe un minuteur identique, et cette personne est, pour le moment, l'ennemi juré de Mark. Les yeux inlassablement scotchés à l'écran, il reprend une gorgée de sa boisson pétillante. En un clic, il rafraîchit la page, vérifiant que le prix affiché sur l'annonce n'a pas de nouveau augmenté. A l'autre bout du globe, ou peut-être un peu plus près, il y a une personne qui est prête à tout pour gagner cette guerre contre Mark.
La guerre de l'enchère.
Mark sera sans pitié. Il l'a décidé la veille, quand il a inscrit, avec un pincement des lèvres, ce nombre insensé, le montant maximal qu'il est prêt à payer pour cette stupide robe. Celle qu'il guette sans relâche depuis quelques mois. A nouveau, Mark appuie sur le petit bouton qui rafraîchit la page. Il jette un regard de braise à la peluche qui trône sur son lit alors qu'il se rend compte que le prix a augmenté.
Il ne reste que cinq minutes avant la fin de l'enchère. Mark ne pense qu'à une chose, gagner. Il augmente lui-même le prix, rafraîchit la page quelques secondes plus tard. Les cinq minutes suivantes sont intenables. Mark ne détourne le regard du minuteur que pour lancer des coups d'œil inquiets à sa peluche. Il tortille ses orteils entre eux dans ses chaussons, l'appréhension lui tord le ventre. Finalement, le minuteur tombe à zéro, et presque instantanément, un message s'affiche :
"Félicitations, vous êtes le gagnant de cette enchère !"
Une sensation de profond soulagement emplit le corps de Mark, qui, en s'écroulant sur son lit, se rend compte que sa mâchoire était contractée depuis probablement une trentaine de minutes. Il fixe à nouveau l'espèce de peluche d'ours déguisé en lapin qui traîne près des oreillers et lui murmure :
"On l'a eue Usakumya, on l'a fait..."
Un léger sourire étire ses lèvres et il attrape son téléphone portable. L'application Messages est déjà ouverte sur la conversation qu'il a eue plus tôt avec une amie. Il lui annonce la bonne nouvelle en une longue ligne d'emojis souriants, et y joint une photographie de son écran d'ordinateur affichant toujours le message de confirmation du site.
Mark a la bouche pâteuse, les lèvres sèches, et il a un peu faim, mais la sensation d'avoir gagné la guerre de l'enchère est incomparable. Ce n'est que maintenant qu'il réalise qu'il est dans le noir, et d'ailleurs, ses yeux le brûlent un peu, sûrement parce qu'il fixe son écran depuis qu'il est rentré du lycée. Son dos le tiraille aussi, mais il se lève et étend ses bras vers le plafond. Le craquement de ses os sonne un peu comme une récompense, et lorsqu'il ouvre les rideaux, il y a une fine couche de neige qui recouvre sa jardinière. La soirée s'annonce des plus agréables.
*
Mark n'a jamais trop apprécié l'école. Le lundi et le jeudi sont les journées uniforme -c'est à dire que les filles doivent porter cette ennuyante jupe longue, plissée, grise et terne, et les garçons ce lourd pantalon de toile gris, et terne, le tout assorti à cette hideuse chemise crème, brodée de l'insigne du lycée. Le mardi, le mercredi et le vendredi sont les journées où les élèves peuvent porter une jupe au niveau du genoux, pas plus court, un pantalon non troué, un pull, une chemise ou un t-shirt à manches courtes, mais qui ne dévoile pas les épaules non plus. Les jours de cours d'EPS, le survêtement est autorisé, mais pas le legging -trop moulant- ni le short de sport -trop impudent.
Le mercredi matin, Mark a un cours de sport, justement. Il attend assis par terre, sous le préau, avec un air ennuyé, et la lèvre du bas un peu écorchée. Il sifflote un air de RnB assez connu, qui lui reste coincé dans la tête depuis la veille. Il repense à son aventure de la soirée, et son visage se colore d'un léger rose au souvenir de sa réussite triomphale. La robe qu'il a achetée, pense-t-il, arrivera juste avant les fêtes de fin d'année, dans un mois environ. L'esprit manifestement très porté sur la chose, Mark scrolle dans sa galerie jusqu'à retrouver la photo qu'il a enregistrée de la robe. Little Bear's Cafe -car c'est le nom qu'elle porte- est une jumperskirt, c'est-à-dire une robe à bretelles, de la marque Angelic Pretty. L'imprimé, dans le coloris ivoire, met en scène plusieurs oursons en peluche préparant un goûter. L'encolure est bordée d'un liserai brun et un laçage de la même couleur orne le buste. Un peu absorbé par sa contemplation, Mark ne remarque pas immédiatement un élève qui s'approche.
L'apparition d'une silhouette leptosome, obstruant soudain toute lumière, coupe Mark dans ses adorables divagations. Il relève la tête de son écran de téléphone, qu'il s'empresse de cacher lorsqu'il reconnaît son ami Jisung. Dans la même classe que lui mais âgé d'un an de moins, il connaît Mark depuis la fin du collège. Mark jette un regard nerveux autour de lui et garde sa main contre l'extérieur de sa poche droite, celle où il vient de glisser rapidement son téléphone portable. Une sensation de pincement prend Mark au niveau de l'estomac, alors qu'il se relève et se dirige avec son camarade vers le gymnase. Il n'a jamais osé avouer son attrait pour la mode lolita à ses amis du lycée. Il redoute leur réaction, leur jugement, il n'a pas envie de gâcher le temps qu'ils ont tous passé à apprendre à se connaître mutuellement pour une histoire de vêtements. Un garçon qui porte des robes, avec des imprimés bonbons et peluches, les pastels et les perruques blondes, pour Mark ce n'est pas grave, mais qui sait si ses amis ne lui tourneront pas le dos après avoir découvert son petit secret... Inconsciemment, Mark fronce les sourcils, mais Jisung ne semble pas faire attention à son air pensif et coupable.
La conversation qu'il lance porte sur son cours de natation de la veille, et Mark se plonge dans son récit, mettant de côté ses émotions contradictoires.
« Et d'ailleurs, mon cousin Chenle va venir vivre chez nous dès janvier, annonce Jisung. Il a été sélectionné pour rejoindre le club et vu qu'il habite loin, enfin tu vois quoi, c'est cool on se verra souvent.
-C'est sympa de l'héberger, je pensais pas que les sélections pouvaient se faire en cours d'année.
-Bah en fait tu sais il est super doué et il est passé ici un week-end il y a deux semaines, 'fin tu te souviens peut-être, et du coup je lui ai proposé de faire un essai au club et le coach a genre, flashé sur lui direct, et voilà c'est pas vraiment une occasion qui se rate, parce que tu sais c'est un club un peu renommé, tout ça. Et donc il vient. »
Mark sourit en observant Jisung reprendre son souffle après sa tirade, il semble complètement extatique à l'idée de partager son quotidien avec son cousin. Les deux amis s'arrêtent devant la lourde porte du bâtiment, Mark jette un œil à son téléphone et constate qu'ils ont encore une dizaine de minutes devant eux, avant le début du cours. Jisung déblatère encore un peu au sujet de son cousin, avant d'être coupé par un impact intense dans son dos. Un troisième garçon vient de lui foncer dessus, et il n'est pas difficile pour lui de reconnaître les manières brusques et envahissantes de Donghyuck, même sans voir son visage.
Aussitôt Donghyuck descendu du dos de Jisung, ce dernier s'empresse de reprendre son récit sur les événements récents et la prochaine arrivée de Chenle. Mark, déjà bien au courant, se contente de suivre passivement la conversation.
Il connaît Donghyuck depuis bien plus longtemps que Jisung, et pour cause, ils ont passé une grande partie de leur enfance voisins, à jouer dans le jardin de l'un et de l'autre. Ils n'ont rencontré Jisung qu'à la fin du collège, quand celui-ci est arrivé dans leur ville. Ensuite, le petit trio est rapidement devenu inséparable. Du moins jusqu'à ce que Madame Yang, l'unique professeure de sport du lycée, leur hurle de foncer aux vestiaires, appuyée par la stridulante lamentation de son sifflet.
Madame Yang est une femme stricte et froide, et remarquablement en forme pour l'âge qu'elle paraît avoir. Mark soupçonne néanmoins le minuscule chignon qu'elle porte sur le haut du crâne de tirer ses traits dans une expression plus sérieuse que nécessaire, et par extension de lui donner son caractéristique air de vieille bique mal lunée.
A l'entrée des vestiaires pour garçons, une bonne dizaine d'entre eux se bousculent pour avoir une place de choix entre la cabine de douche inutilisable et la rangée de porte-manteaux bleu turquoise. Mark et Donghyuck se contentent de balancer leurs sacs à dos sous un petit banc, et Jisung enfile timidement un jogging gris. Le vêtement ne descend pas jusqu'au bas de ses jambes, dévoilant une paire de chaussettes jaune poussin sur ses chevilles. Mark les trouve superbes, ces chaussettes.
Il règne dans le gymnase un tintamarre infernal. Entre les crissements des chaussures de ceux et celles qui sont actifs sur les terrains de basket, et les coups de sifflet intempestifs de ceux qui ont été nommés arbitres, Mark est à peine concentré sur le jeu. A quelques mètres de lui, Donghyuck s'apprête à passer la balle à un coéquipier, mais il sait d'avance qu'il n'arrivera pas à intercepter. Jisung, resté sur le banc de touche le temps du match, encourage bruyamment Mark, superposant sa voix au vacarme ambiant. Cette dernière minute est cruciale pour l'issue du match. Donghyuck lance un regard provocateur à Mark, avant de pivoter de quarante-cinq degrés pour faire une passe à Soobin, le plus grand de l'équipe. Mark se propulse sur le côté pour intercepter la balle, mais la manque de peu. Soobin s'élance sur le terrain à toute vitesse et marque dans un parfait double-pas, cinq secondes avant le coup de sifflet final.
Mark a à peine le temps de serrer la main à Soobin, que Jisung lui fonce dessus, une moue encourageante collée au visage. Ils s'installent à même le sol, et Donghyuck les rejoint par la suite, avec son rictus compétitif et fier de lui. Ils font face, eux et l'entièreté de leur classe, à un tableau blanc qui regroupe les scores de la journée. Madame Yang entame un débriefing du cours et rappelle deux ou trois notions d'arbitrage, pendant que Mark essaie tant bien que mal de ne pas rire trop fort de la piètre imitation que Donghyuck fait d'elle. Lorsque la sonnerie retentit, annonçant la fin du cours, les trois garçons repartent en riant en direction des vestiaires, tous trois ayant écopé d'une heure de colle à cause de leurs rires peu discrets.
*
Le soir venu, Mark et Donghyuck rentrent ensemble. Il y a plusieurs années qu'ils ne sont plus voisins, Donghyuck ayant déménagé pour un appartement en centre-ville, cependant les deux amis d'enfance ont toujours une bonne excuse pour traîner ensemble après les cours. Ils s'arrêtent dans un petit parc vide, près de chez Mark, où ils avaient l'habitude de se voir quand ils étaient lassés de leurs jardins, plus jeunes.
La neige tombée la veille a fondu depuis déjà un certain temps, laissant derrière elle des flaques grises peu accueillantes. Aucun banc n'est sec, mais par chance, l'intérieur d'une des cabanes de l'aire de jeu a été épargné. Recroquevillés dans l'habitacle, vraisemblablement taillé pour des enfants de moins de dix ans et non des presque adultes, les deux garçons partagent un beignet fourré à la pomme en riant.
« Eh Mark, chuchote soudain Donghyuck.
-Qu'est-ce qu'il y a, mec ?
-Faut que je te dise un truc, poursuit-il, le ton solennel.
-Quoi ? s'enquit Mark. T'as rencontré une meuf ? »
Donghyuck n'a jamais été amoureux, à la connaissance de Mark. Il n'a en tous cas jamais été très fanfaron à ce propos. Alors Mark, un peu perturbé par l'attitude sérieuse de son ami, lui a simplement posé la question sur un ton humoristique.
« Ouais. Je suis sorti avec quelqu'un cet été. » Répond pourtant très transparemment Donghyuck, sans détourner le regard.
Les lèvres entrouvertes, Mark se fige. L'échange de regards qu'il maintient avec son ami s'éternise, comme s'il cherchait à déceler une vérité cachée entre les mots de Donghyuck. Une longue minute silencieuse plus tard, Mark estime qu'il est resté immobile assez longtemps sans que son ami lui avoue que c'était une blague.
« D'accord, acquiesce-t-il. Tu veux me dire qui c'était ?
-Non. »
Donghyuck se penche ensuite brusquement vers Mark et gobe une bouchée colossale de sa part de beignet à peine entamée. Celui-ci, sous le choc de la fourberie, met un certain temps à reprendre ses esprits, et lorsqu'il tente de protester contre l'attaque, le mal est déjà fait, le beignet déjà avalé et Donghyuck déjà rassasié.
*
Little Bear's Cafe hihi mais en rose parce que les autres sont pixelisées af
aussi le détail du print !!
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