9-

Comme je le craignais, l'aérogare était bondée. Ces bousculades de voyageurs pressés avaient tendance à me rendre nerveuse, voire à me faire péter les plombs. J'enregistrai au plus vite mon bagage et le regardai avec envie disparaître dans les entrailles de l'aéroport. J'en aurais bien fait autant – disparaître.

Je ne m'étais toujours pas remise du coup de fil de la veille. Qu'il m'appelle en personne était si étrange, si inattendu... Depuis des siècles que j'étais une Mort, nous n'avions jamais eu aucun contact. Je ne le connaissais pour ainsi dire ni d'Ève, ni d'Adam. Lui, en revanche, savait nombre de choses à mon sujet, à commencer par mon existence, mon nom et mon numéro de téléphone. La question se posait plutôt en ce sens : qu'ignorait-il de moi ? Je préférais de pas y songer, tant la réponse m'inquiétait.

Vers neuf heures, après avoir avalé un petit déjeuner frugal et acheté des chewing-gums à la menthe, je traversai l'aérogare jusqu'aux filtres de sécurité. Un véritable calvaire si on combinait la fouille, à la rare antipathie des employés en charge. Résolue, je déposai dans un bac en plastique la majorité de mes effets personnels. Je ne manquai pas de les récupérer de l'autre côté du portique de sécurité, après qu'une personne – dont l'amabilité rivalisait avec celle d'une porte de prison – eût terminé l'exploration des recoins les plus improbables de mon anatomie...

J'évitai le détour, presque obligé, par les kiosques à journaux et les magasins duty free. Je poursuivis mon chemin vers les écrans à l'autre bout du terminal. Quand je repérai mon numéro de vol parmi les centaines de destinations, je me dirigeai d'un pas énergique vers la porte 46.

Quelques minutes plus tard, je présentai mon billet à l'agent d'escale, et embarquai pour m'affaler enfin sur mon siège molletonné de business class.

Mes oreilles se bouchèrent lorsque l'avion gagna de l'altitude, sensation désagréable qui me rappelait à chaque fois cette journée.  Celle de mon dernier voyage à New-York, des années auparavant. À ce souvenir, mes doigts se crispèrent sur les accoudoirs.

C'était un matin d'été comme aujourd'hui.  Personne n'aurait pu dire qu'il différerait des autres – à fortiori de façon si tragique. J'étais montée à bord de cet avion, insouciante et gonflée à bloc. J'allais visiter cet appartement sublime près de Central Park que j'avais repéré une semaine auparavant sur le site d'une agence immobilière. J'envisageais alors avec enthousiasme de déménager sur la côte Est, résolution définitivement abandonnée à l'issue de ce jour funeste.

Je me rappelais encore en détail la terreur qui imprégnait les traits du passager d'à côté lorsqu'il m'avait annoncé la nouvelle – ses yeux hagards, son menton tremblotant et la teinte livide qu'avait pris son visage rondouillard. Un BOEING s'était écrasé dans une des tours jumelles du World Trade Center. C'était sa mère, collée devant CNN, qui lui avait dit.

Des téléphones satellites dans un avion... L'absurdité de l'invention avait de quoi agacer. Quelle utilité pouvait-on trouver à se tenir informé dans un endroit clos, à dix mille mètres d'altitude – en somme, dans un cercueil volant ?!

Après cette annonce dévastatrice, s'était ensuivie une attente insoutenable, emplie de crainte et de doutes. La nouvelle s'était répandue en cabine comme une trainée de poudre, engendrant regards suspicieux et mouvements de panique. Certains avaient crié. D'autres, moins nombreux, avaient prié pour arriver en un seul morceau. À quoi bon ? Je m'en étais tenue, pour ma part, à des larmes silencieuses. Une fois la deuxième tour détruite, ma pudeur avait néanmoins volé en éclats, remplacée par de la pure hystérie. J'avais dû avaler cinq fioles de vodka pour revenir à la raison et, plus honnêtement, me défoncer avant une mort qui s'annonçait aussi violente, qu'atroce.

À la fin, je m'en étais sortie avec une simple gueule de bois. L'avion avait été dérouté sur l'aéroport d'Atlanta et s'était posé sans encombre. Un happy end inespéré. Mais tout le monde n'avait pas eu ma chance ce jour-là...

Une hôtesse me tira de mes souvenirs. Je saisis la coupe de mimosa qu'elle me tendait, et avalai ce petit remontant en observant la terre ferme s'effacer derrière la mince couche de nuage que nous traversions.

Je ne vis pas le reste du vol. L'ombre de mon manque de sommeil m'avait rattrapée à la vitesse de la lumière.

Quand l'avion se posa près de six heures plus tard sous le ciel gris, je me sentais en meilleure forme, mais aussi, bien plus nerveuse. Maintenant que j'étais reposée, la réalité de ce rendez-vous m'apparaissait clairement.

J'interrogeai mon portable, et découvris qu'il n'avait pas répondu à mon dernier message lui indiquant que je serais à JFK en fin d'après-midi. Comme il n'avait pas précisé, la veille, le lieu où il souhaitait me rencontrer, je lui envoyai un nouveau sms.

Je viens d'atterrir. Où dois-je me rendre ?

J'adressai un bref sourire à l'équipage en quittant l'appareil, et filai aux arrivées. Plus vite je le rencontrerais, plus vite je rentrerais chez moi... Si je rentrais un jour, songeai-je, lugubre.

Pendant toute l'attente aux tapis bagages, mon téléphone demeura silencieux. Et même une fois ma valise récupérée, je n'avais toujours aucune de réponse. Sans quitter mon téléphone des yeux, je franchis les portes en verre qui débouchaient du côté de la zone non réservée de l'aéroport. Je levai la tête, juste le temps de repérer le panneau signalant la direction des taxis, et suivis le sens des flèches en me disant qu'il allait bien finir par m'écrire s'il tenait tant à me rencontrer. J'en étais là dans mes réflexions quand une voix forte s'éleva derrière moi.

— Eléonore, attendez !

Je me retournai pour faire face à un homme d'âge mûr qui marchait vers moi. Endimanché dans un costume noir, il jeta un œil au papier qu'il tenait devant son nez puis me détailla un instant. Après quelques secondes, il parut satisfait, pour je ne sais quelle raison, et rangea ensuite le papier racorni dans la poche intérieure de sa veste.

— C'est... vous ? m'enquis-je, stupéfaite.

L'homme souleva un sourcil.

— Non, je me contenterai de vous conduire à lui.

Il vissa sur ses cheveux gris la casquette noire qu'il tenait dans une main, et je me sentis bête. Je l'avais confondu avec son chauffeur...

— Vous me suivez ? dit-il en me faisant signe de le rejoindre. Nous sommes pressés, précisa-t-il quand il constata que je ne bougeais pas.

Pressés ? De quoi au juste ? De m'amener à l'échafaud ?

Pour ma part, je n'étais pas si pressée.

— Comment m'avez-vous trouvée ? demandai-je, sur les nerfs.

Le fait qu'on puisse me retrouver en un claquement de doigts m'inquiétait. D'autant que j'avais moi-même échoué à lancer un sort de localisation.

— J'attendais le vol en provenance de San Francisco et j'avais une photo de vous, voilà tout, déclara calmement le chauffeur comme si cela allait de soi.

Il possédait une photo de moi. Voilà qui était en effet trèèèèès rassurant. Où et comment s'était-il procuré cette photo ?

Le chauffeur ne trouva pas opportun de s'expliquer. Pendant que je réfléchissais, il s'était avancé. Sans m'en demander l'autorisation au préalable, il saisit la poignée de ma valise, avant de partir à grandes enjambées dans l'autre sens. Le bougre devait penser que je serais forcée de le suivre... ce que je m'empressai docilement de faire.

Tout le long du chemin, je marchai quelques mètres derrière lui. Il ne m'adressa plus la parole jusqu'à ce qu'on arrive devant une limousine garée sur la file réservée aux voitures accréditées.

— Montez Eléonore, me dit-il en m'ouvrant la portière.

Je cogitais. La situation était tout sauf rassurante. L'attention qu'on m'apportait soudain s'apparentait, à mes yeux, à la prévenance dont on ferait preuve à l'égard d'un condamné à mort qui, sans le savoir, approcherait de sa fin. Le chauffeur dut se douter de la nature de mes réflexions car il réitéra son injonction d'un ton plus ferme.

Cette fois, j'obtempérai. Je ne voyais pas d'autre alternative. À regret, je grimpai sur la banquette, ignorant ainsi mes dernières hésitations. La portière claqua presque aussitôt.

L'intérieur était luxueux, mais les finitions rutilantes furent vite éclipsées par le mini bar rempli d'une sélection de boissons corsées. J'attrapai la bouteille de Scotch d'un geste empressé. Je me servis un grand verre et y ajoutai quelques glaçons comme le défendait le bon goût. J'estimais qu'avec quelques grammes d'alcool supplémentaires dans le sang, je serais plus à même d'affronter ce qui m'attendait. Tout au moins, j'essayais de me convaincre qu'un brin d'ivresse diluerait mes craintes.

Dans le rétroviseur, je m'aperçus que le chauffeur m'observait, circonspect. C'est sûr, la manière avide dont je m'abreuvais avait de quoi prêter à confusion. J'étais sur le point de reposer mon verre, histoire de lever toute ambiguïté sur mon rapport à l'alcool, lorsque l'homme prit la parole.

— Vous savez pourquoi vous êtes là ?

Je ramenai instinctivement le verre à mes lèvres et bus une nouvelle gorgée. En glissant dans ma gorge, le liquide ambré me brula l'œsophage comme de la soude caustique.

— Pas le moins du monde. Et vous ?

— Non plus, avoua-t-il en démarrant. Vous devez être spéciale pour qu'il demande à vous rencontrer.

— C'est rare ? ne pus-je m'empêcher de demander.

— Oh, je dirais même que cela n'arrive jamais. C'est ce qui rend la situation si inhabituelle.

Réjouissant !

J'étais la seule convoquée. Il n'y avait plus de doutes, il voulait ma tête. L'image d'une guillotine traversa mon esprit alors que la voiture quittait l'aéroport, et que le ciel commençait à déverser une pluie fine sur la ville.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top