75-
Carol of the Bells - Cimorelli
À mesure que les jours raccourcissaient, les messages de Cassie se faisaient de plus en plus nombreux et insistants.
T'es passée où ?!! Tout le monde est très inquiet ! Je t'en veux À MORT !
C'était en substance ce qui ressortait à chaque fois. J'avais beau essayer de la rassurer, rien n'y faisait. Jusque-là, j'étais parvenue à la dissuader d'alerter la police. Je l'avais même convaincue, non sans mal, de me couvrir auprès des professeurs en prétextant un décès dans ma famille.
Mais, les semaines passants, Cassie avait de plus en plus de difficultés à justifier mon absence. Ses messages teintés d'agressivité dénotaient de sa nervosité grandissante. Le proviseur avait apparemment essayé de joindre à de nombreuses reprises mes parents, sans succès. Ça avait mis Cassie dans tous ces états. J'avais tenté de la rassurer à ce sujet en lui avouant que le numéro que j'avais donné était bidon.
Malheur...
Loin de la calmer, j'avais sans le vouloir actionné le mode lanceur d'ogives. Elle m'avait inondé d'un flot d'injures qui avait duré deux jours entiers, saturant ma boîte vocale. Du coup, je n'avais plus donné aucune nouvelle. Naïvement, j'avais espéré me faire oublier, mais sans surprise, elle était revenue à la charge deux fois plus fort, tel une hydre dont on aurait eu le malheur de couper une seule tête. Ses messages avaient retrouvé leur ton hystérique habituel. Et à choisir, c'étaient encore ceux que je préférais.
Les choses se corsèrent vraiment lorsqu'elle s'aperçut que l'absence de David se prolongeait elle aussi. Enfin... surtout quand elle apprit (par l'intermédiaire de cette satanée Sally) qu'il n'avait plus donné de signe de vie à l'administration. Compte tenu de son état de santé, censé être fortement dégradé, personne n'avait fait le rapprochement avec moi. Personne, à l'exception de Cassie.
Après cette découverte, un énième message vocal avait encombré mon répondeur.
« Ne me dis pas qu'il t'a enlevée ?!
Et... pour commencer, comment je peux savoir que c'est à toi que je parle et pas à Petterson ? Comment je peux être certaine qu'il ne t'a pas découpé en morceaux et jeté aux poissons, hein ?!
Si je suis inculpée de complicité de meurtre, je te jure... Je te plante ! Je te tue, tu m'entends ?!
Sur la fin, elle s'était faite geignarde.
Je... je ne survivrai pas à la prison Eléonore. Le orange ne me va pas au teint, et en plus, il n'y a pas de télé. Ni de boutiques. Ni de fer à boucler. Et puis... j'ai des plans, merde ! Je veux aller à la fac !
Tragique.
Du Cassie tout craché.
Elle m'avait supplié de l'appeler, une option absolument exclue. David ignorait tout de cette correspondance secrète. Alors, pour la convaincre de mon identité, j'avais dû répondre à une batterie de questions. Ça allait de la couleur de son vernis préféré, à la marque de la robe qu'elle avait acheté à Los Angeles – un interrogatoire qui aurait effrayé les plus grands criminels du pays...
Je m'étais trompée à deux reprises, mais comme j'étais parvenue à lui rappeler quelques anecdotes de notre soirée au Blueberry, elle s'était faite à l'idée que je sois toujours vivante. En revanche, pas à celle que j'aie tout plaqué pour fuir avec David.
C'est un pervers manipulateur ! Un prédateur, je te dis ! Je le savais... j'aurais mieux fait de vous dénoncer dès que je l'ai su !
Je n'avais pas cherché à lui rappeler son enthousiasme passé. Ça n'aurait fait qu'empirer les choses.
Le seul et unique point positif que je trouvais à son harcèlement résidait dans les nouvelles qu'elle me donnait d'elle, et des autres. Pour eux, tout semblait aller comme sur des roulettes. Malgré cela, j'avais recommandé à Cassie d'être vigilante. Et comme je m'y attendais, elle m'avait envoyé sur les roses.
Tu blagues ?! Tu te fais la malle avec un potentiel serial killer, et c'est à moi que tu dis d'être prudente ?!!!
La suite était ponctuée de jurons et d'insultes. Du coup, j'avais renoncé à la lire jusqu'au bout. J'avais préféré, au contraire, tout effacer avant que ça n'affecte mon humeur.
Si Cassie était trop envahissante à mon goût, Cameron, lui, restait injoignable. Il ne s'était pas manifesté une seule fois. Il n'avait même pas daigné répondre à un seul de mes messages. C'était bien la peine de me refourguer un téléphone soi-disant sécurisé...
Depuis notre dispute, j'essayais par tous les moyens d'éviter le sujet avec David. Parce qu'à l'écouter, le silence de son père était une preuve irréfutable de désertion. Même si de mon côté aussi je me posais de plus en plus de questions, je refusais d'être aussi catégorique. Cameron demeurait notre meilleur espoir. Notre seul espoir, en vérité. Le voir partir en fumée aurait été dramatique. Pour David et moi, ç'aurait été synonyme de sentence de mort. J'usais donc d'auto persuasion à longueur de journée, tachant de me convaincre que Lucifer travaillait à faire tomber Clarke, en dépit de l'absence d'éléments concrets...
Je ralentis l'allure, sentant vibrer la poche de ma doudoune flambant neuve.
Dès les premiers jours, nous avions investi dans une nouvelle garde-robe, adaptée au climat glacial et humide de l'hiver parisien. Et depuis, nous avions arpenté les moindres recoins de la ville sans trop souffrir des températures.
Vivre ici n'avait pas été aussi difficile que je l'avais imaginé. David avait rendu cela bien plus supportable. Grâce à lui, je m'étais fait de nouveaux souvenirs, doux et apaisant qui avait réussi à neutraliser les anciens. J'avais même pris plaisir à lui faire découvrir les jardins de Versailles, un lieu où j'avais pourtant juré de ne plus remettre les pieds. Seul bémol : j'avais piqué une sacrée crise d'anxiété lorsqu'il avait voulu visiter l'intérieur du château. Tremblotante, devenue sourde à ses arguments, j'avais catégoriquement refusé de l'accompagner. C'était au-dessus de mes forces. On avait donc fait demi-tour. J'avais pleuré pendant une bonne partie du trajet retour. J'en étais encore mortifiée...
Pour me réconforter (et surtout se réchauffer) nous étions ensuite allés boire un café à deux pas du Sacré Cœur. À la demande expresse de David, nous avions fait un détour avant de rentrer. Le nez congelé, j'avais rechigné. Mais devant son entêtement, j'avais fini par plier et ne l'avais pas regretté.
Arrivés sur le pont des Arts, David avait sorti de son caban un cadenas doré. Sous mes yeux ébahis, et il est vrai, un peu larmoyants, il avait écrit dessus nos initiales au feutre noir. Et en signe de notre amour, il l'avait ensuite accroché au grillage, aux côtés des promesses de centaines d'autres couples. Là encore, j'avais craqué. Cette fois, j'avais tenté de mettre ça sur le compte du froid polaire ; mensonge que David n'avait pas gobé. Depuis, il ne loupait pas une occasion de me rappeler ce moment d'incontinence lacrymale...
Feignant de m'intéresser aux vêtements exposés, je m'arrêtai devant la vitrine d'un concept store branché. Discrètement, je sortis le bord du téléphone ma poche. Lorsque je vis apparaître le prénom de Cassie, je l'y enfouis en pestant. Avec l'index je poussai un bouton métallique qui fit passer le téléphone en silencieux.
— Des nouvelles ? me demanda David, d'un air réticent.
Il évoquait Cameron. C'est pourquoi je ne considérais pas ce que je m'apprêtais à formuler comme un mensonge.
— Non, toujours pas, dis-je en relevant la tête.
En face de moi, je rencontrai mon reflet. Pas un jour ne passait sans que je ne l'inspecte minutieusement dans le miroir. À mon grand soulagement, il n'avait pas changé. Pas une imperfection ne venait écorcher ma beauté glaciale. Cette certitude réconfortante ajoutée à l'apparente tranquillité dans laquelle nous vivions, m'avait rendue plus sereine.
L'angoisse des premiers instants s'était dissipée, et désormais, je ne bondissais plus dès qu'un objet tombait sur le sol ou qu'un inconnu me frôlait. L'impression d'être épiée dans la rue m'avait bel et bien quittée. Pour autant, je n'en n'étais pas devenue imprudente. Je ne sortais jamais sans mon cristal. J'étais détendue, pas stupide. Je devais pouvoir parer à n'importe quel imprévu.
Tournant la tête, je m'aperçus que David s'était remis en route.
— Attends ! criai-je en sautillant pour le rattraper.
Depuis que je lui avais parlé des illuminations de Noël, il ne tenait plus en place. Un vrai gamin. Ça faisait trois jours qu'il me tannait du matin au soir pour les voir.
— C'est là-bas ! s'exclama-t-il d'une voix enthousiaste en pointant du doigt un horizon trop lointain pour que quelqu'un de ma taille le distingue.
Je lui jetai un regard en biais.
— Qu'est-ce qui t'excite autant ? Les guirlandes lumineuses ou les boules multicolores ?
Il secoua la tête.
— Sans hésitation, le vieux barbu.
J'éclatai de rire.
— Désolé de te décevoir, il n'y aura pas de père Noël. C'est pas le concept.
— Une mère Noël, alors ?
— Non plus.
Un sourire sarcastique fit saillir sa fossette.
— Et si je t'achetais un costume ?
— Dans tes rêves.
Il haussa les épaules en soupirant.
— Tant pis.
Le boulevard Haussmann n'était qu'un grand brouhaha joyeux, une parenthèse enchantée dans la grisaille hivernale. David avait les yeux tournés vers les ampoules mauves et dorées qui clignotaient dans les arbres au son de Jingle Bells. On aurait dit un enfant dans un magasins de bonbons.
— J'adore Noël.
— Je vois ça, persiflai-je.
On était plus qu'à une semaine des festivités et je n'avais encore rien acheté. Je tenais absolument à ce que nos cadeaux soient une surprise. Et comme David et moi nous déplacions toujours ensemble, ça compliquait les choses.
Son regard se fit sérieux.
— On ne le fêtait pas beaucoup à la maison. C'était une période compliquée pour ma mère à cause de ...
— Cameron ?
Il acquiesça, le regard voilé.
Je songeai alors à ce que ça avait dû être pour lui de grandir sans son père. Je ne doutais pas que Kirsten lui ait apportée toute l'affection dont elle était capable, mais je ne pouvais m'empêcher de penser que ce vide paternel avait laissé chez lui des traces indélébiles.
Bien décidée à les gommer, comme lui l'avait fait avec mes souvenirs, j'attrapai sa main et le tirai en avant.
— Tu vas voir, ce Noël va être mé-mo-rable !
Nous nous faufilâmes dans la foule en riant comme deux imbéciles.
Pour effectuer les derniers mètres jusqu'au Printemps, je lui avais caché les yeux avec mes mains gelées. Lorsque je les retirai devant les immenses vitrines, ses yeux s'illuminèrent comme ceux d'un enfant devant ce royaume enneigé peuplé de lutins et d'animaux fantastiques. Le décor était parsemé d'étoiles scintillantes et de petits trains qui serpentaient à vive allure dans les montagnes au milieu d'automates acrobates.
— On rentre ? le suppliai-je, vingt minutes plus tard.
Le jour commençait à décliner et l'humidité me remontait le long des jambes.
— Encore deux minutes, me glissa-t-il par-dessus son épaule.
C'était la troisième fois qu'il me baladait ainsi. Quelque chose me disait qu'on n'était pas près de décamper. Pour tromper l'ennui et éviter de trop penser au bain chaud et mousseux qui m'attendait, je consultai mon téléphone.
Douze messages.
Dix-sept appels en absence.
Tous provenaient de Cassie.
RAPPELLE-MOI ASAP !!!
URGENT !
Mon dieu !
Cassie... elle était en danger et j'avais stupidement mis mon téléphone en silencieux. Je tapotai l'écran frénétiquement avec mes doigts raides et frigorifiés pour la joindre.
Elle décrocha dès la première sonnerie.
— Oh Eléonore, ça fait une heure que j'essaye de te joindre !
En entendant le son de sa voix, je crus que mon cœur allait exploser de joie. Elle était en vie.
— Tu vas bien ?
Alerté par ma voix étranglée, David tourna la tête puis s'approcha vivement, le visage inquiet.
— Je suis désolée, sanglota Cassie. Je n'aurais pas dû...
Ça y est, elle regrettait de m'avoir dérangée. Dans ma poitrine, la pression descendit d'un cran. Cassie avait juste pété les plombs.
— Calme-toi !
— Je m'excuse...
— Ce n'est rien, la rassurai-je. Je me doute que c'est dur pour toi au lycée. Que tu as besoin de parler à quelqu'un. Il va juste falloir que j'explique à David comment tu as eu ce numéro, plaisantai-je en levant les yeux vers lui.
Et, en effet, il semblait avoir beaucoup de questions.
— Tu ne comprends pas...
— Eh, tentai-je de la calmer, ne t'en fais pas pour les profs. Ce n'est vraiment pas un problème.
Un nouveau sanglot résonna à l'autre bout du fil.
— Ton... ton père est passé chez moi tout à l'heure.
Mon père ?
Un froid intérieur se diffusa dans mes veines, me glaçant le sang jusqu'au bout des ongles.
— Décris-le moi !
— Ton père ?
— Réponds ! exigeai-je tandis que j'inspectais les environs avec nervosité.
Cette foule grisâtre me donnait le tournis. Chaque silhouette qui la composait s'était transformée en danger potentiel.
— Euh... blond, cheveux courts, la quarantaine.
— Ses yeux ?
— Bleus... enfin je crois.
Je me mordis la lèvre, au bord de la nausée.
— Qu'est-ce qu'il t'a demandé ?
Cassie prit une profonde inspiration.
— Il se fait beaucoup de souci pour toi.
L'enfoiré.
— Qu'est-ce que tu lui as dit ?
Nouvelle salve de pleurs.
— Il m'a menacé. Il m'a assuré que si je ne lui parlais pas, je devrais m'expliquer devant la police.
— Tu as mentionné David ? m'écriai-je.
— Non, je te le jure ! Jamais je n'aurais fait ça. Il m'a dit qu'il voulait simplement te raisonner. (Elle s'interrompit quelques secondes.) Alors je lui ai juste... donné ton numéro.
Un vertige aussi puissant que dévastateur me fit vaciller.
Clarke avait notre numéro. Et il ne faisait aucun doute qu'en activant ses réseaux, que j'imaginais tentaculaires, il réussirait à localiser le signal du téléphone. Si ça n'était pas déjà fait. Le temps était compté.
L'esprit soudain obscurcit par un épais brouillard mental, j'attrapai David par la main. Jouant des coudes, je nous frayai un passage jusqu'à la poubelle la plus proche, sur le bord du trottoir.
— Cassie, je dois te laisser.
— Eléonore attends, je...
Au moment où j'allais me débarrasser du portable, une ombre menaçante se matérialisa devant moi, comme surgie du néant. Je sursautai et le téléphone m'échappa des mains.
— On est pressé ? siffla une voix doucereuse.
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