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Forever Young - Youth Group

D'une main, je poussai la lourde porte en fer forgé d'un immeuble cossu de la rue de Rivoli, et de l'autre, je trainai ma valise à l'intérieur tandis que David transportait le reste des bagages. Nous traversâmes le hall de marbre noir jusqu'à un ascenseur vétuste. Il s'ébranla dangereusement au démarrage et nous conduisit tant bien que mal au quatrième étage dans un tintamarre abominable.

— On ne risque rien ici ? s'enquit David au moment où je glissais mon bras à l'intérieur du grand vase design posé devant la porte.

— Eh bien, c'est ce que nous allons voir maintenant, dis-je en retirant ma main, une clé argentée entre les doigts.

Il haussa un sourcil.

— Je plaisante, marmonnai-je d'une voix sombre. Enfin... en principe, il ne devrait pas y avoir de danger. L'appartement n'est même pas à mon nom. Il appartient à une société écran basée à Jersey.

Ce détail amusa particulièrement David.

— Je ne te savais pas adepte de l'évasion fiscale !

Levant les yeux au ciel, je fis tourner la clé dans la serrure.

— Ce n'est pas pour échapper à l'impôt. C'est pour éviter que quelqu'un ne s'aperçoive que c'est toujours la même propriétaire depuis cent ans, me justifiai-je en ouvrant la porte.

— Oh...

Je ne sais pas si son étonnement faisait référence à ce que je venais de dire, ou bien, témoignait de son ébahissement face au luxe de l'appartement. Vraisemblablement, la seconde hypothèse était la bonne.

David avait les yeux partout à la fois. Sur le parquet à chevrons, sur le lustre en cristal de l'entrée, et sur les dorures sculptées en forme de fleur de lys qui ornaient les portes à double battants.

J'entrai, plissant le nez.

L'appartement n'avait pas été aéré depuis de nombreux mois. Une forte odeur de renfermé l'imprégnait. Je traversai les pièces en enfilades, ouvrant les larges fenêtres au passage.

Lorsque je revins sur mes pas, je trouvai David dans la plus grande chambre, de l'autre côté du couloir central, en face de la salle à manger. Sa tête avait disparu derrière les portes coulissantes au fond de la pièce. Elles donnaient accès à une salle de bain rénovée à grand frais.

— Tu veux te rafraichir ? me proposa-t-il, par galanterie, je suppose.

Je refusai d'un signe de tête.

— Vas-y, lui dis-je en souriant. J'irai après.

Il me jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.

— La baignoire semble assez grande pour nous deux, suggéra-t-il d'un air faussement innocent.

— Dois-je te rappeler à quand remonte la dernière fois où je me suis lavée ?

Il haussa les épaules, se tournant pour me faire face.

— Comme tu voudras.

Lentement, il commença à déboutonner sa chemise, le regard soudain étincelant. Il la laissa tomber sur le parquet et défit ensuite un à un les boutons de son jean. Arquant un sourcil, il se retourna et, avec une sensualité assumée, le fit descendre le long de ses cuisses musclées. Son boxer saillait à merveille son fessier d'Apollon.

Subjuguée par ses formes masculines, je tombai malgré moi en apnée. Je ne l'avais jamais vu aussi dénudé, même lorsque j'avais dormi chez lui la semaine passée.

Une chaleur familière m'envahie. Je sentis mes joues rosir devant sa tenue, disons... sa presque absence de tenue.

Le sourire goguenard, il referma les portes coulissantes, me laissant ainsi sur ma faim. Je demeurai immobile quelques secondes avant que le bruit de la douche ne me sorte de ma transe.

Pour empêcher mon esprit pervers de vagabonder, je m'astreignis à vider ma valise. Je pliai soigneusement mes quelques robes légères, chemisiers et jeans dans le placard. Le shopping allait vite devenir vital, pensai-je en observant d'un œil nostalgique mon maillot de bain. Car bien avant que Clarke ne nous mette la main dessus, nous risquions surtout de mourir d'hypothermie. Les températures parisiennes n'avaient pas grand-chose à voir avec celles que nous avions quitté à Miami. Sans parler du fait que je n'avais presque rien amené. En sombre crétine que j'étais, je n'avais pas prévu qu'une bête réunion de famille se transformerait en cavale à durée indéterminée.

En vidant les derniers sous-vêtements de la poche latérale de ma valise, mes doigts rencontrèrent du papier kraft. D'abord incertaine, je retirai l'objet puis étouffai un hoquet de surprise.

Son cadeau !

Il m'était complètement sorti de la tête. Je le fis tourner entre mes doigts, ne sachant qu'en faire. Lui donner ? Ça semblait absurde, compte tenu des circonstances. Tout comme ne pas le faire...

Je m'assis sur le lit en contemplant le petit paquet, sans parvenir à me décider.

Une part de moi craignait qu'il ne l'aime pas. À mes yeux, un cadeau c'était quelque chose de très personnel, une part de soi qu'on offrait. S'il le rejetait, ça me ferait mal. Ça serait un peu comme s'il me rejetait moi aussi. Et je ne savais pas si je pourrais l'encaisser en l'état actuel des choses. Même si jusque-là ses réactions auraient dû me rassurer, je m'attendais à tout instant, au moindre écart de ma part, à ce qu'il s'enfuit en courant. À ce qu'il m'abandonne.

J'étais si concentrée sur mon débat intérieur que je n'entendis même pas les portes coulisser. C'est seulement quand une serviette humide entourant des hanches étroites pénétra mon champ de vision que je levai la tête.

— C'est quoi ?

— C'est... c'est pour toi, bégayai-je en flanquant brusquement le paquet entre les mains de David.

Il fronça les sourcils, dubitatif.

— C'est pour ton anniversaire, précisai-je pour replacer le contexte.

Ses yeux revinrent sur moi et je me sentis vraiment bête.

— C'est stupide, j'ai oublié de te le donner.

Ses lèvres se retroussèrent.

— Comment ça ?! Tu as trouvé le temps de m'annoncer que tu étais la Mort, mon père, le diable, énuméra-t-il en retenant une grimace, que Dieu voulait mon âme, mais pas de me donner mon cadeau ? Je ne vois vraiment pas pourquoi...

Je soupirai.

— Ouvre-le, au lieu de te moquer, lui intimai-je, pressée d'en finir.

Mes intestins se contorsionnaient comme des serpents de mer tandis que ses doigts décollaient proprement les scotchs.

— Tu veux que je t'aide ? proposai-je en tendant une main vorace.

— Pas touche, dit-il en exécutant un bond en arrière. C'est mon cadeau, je fais ce que je veux.

Devant son air satisfait, je marmonnai entre mes dents.

— Hein ?

— Rien, maugréai-je.

Une fois tous les adhésifs retirés, ce qui prit facilement cinq minutes, il finit par déplier le papier et en sortir un petit livre aux pages jaunies. Haussant un sourcil, il l'approcha de son visage.

Je me levai d'un bond.

— C'est une édition originale, m'empressai-je d'ajouter.

Pas un mot ne semblait vouloir sortir de sa foutue bouche.

— Mais si tu préfères autre chose...

— Non, coupa-t-il.

Avec soin, il déposa l'exemplaire du Petit Prince sur la table de chevet. Puis, il se tourna vers moi, une expression indéchiffrable sur le visage.

Il détestait, c'est sûr. Un livre, c'est vrai, c'est moisi comme cadeau. En plus, celui-là sentait véritablement le moisi. Merde, à quoi j'avais pensé ?! Lui offrir des champignons pour son anniversaire, sérieusement ?! Quelle cruche !

— Je t'assure, ce n'est pas grave si...

Je ne pus aller beaucoup plus loin. La fin de ma phrase fut avalée par ses lèvres soudain plaquées sur les miennes. Mon cœur, sec et ratatiné jusqu'alors, se gonfla d'extase.

Après tout, peut-être qu'il l'aimait bien ce bouquin, même s'il sentait un peu mauvais. Ou peut-être bien que l'odeur lui avait attaqué le cerveau !

Des décharges électriques courraient un peu partout dans mon corps, et une sensation de vertige agitait mon bas ventre.

Je frissonnai lorsque sa main glissa derrière ma nuque. Sa bouche divine continuait de me combler de milles baisers passionnés. Pantelante, je m'accrochai à ses solides épaules pour ne pas perdre pied.

Le souffle court, il éloigna son visage. Ses yeux brillaient d'un gris étincelant. Pas celui sombre et froid de l'orage. Un gris brulant, incandescent, aussi lumineux qu'enveloppant.

Ses lèvres dévoilèrent peu à peu le sourire rusé d'un renard. D'une main douce, il me poussa avec malice et je m'étalai sans grâce sur le lit à baldaquin. J'étouffai un soupir quand son corps, tendre et ferme à la fois, se glissa au-dessus-de moi. À cause du frottement avec ma peau, la serviette qu'il avait coincée à sa taille se dénoua.

— Oups, feignit-il de regretter en se mordant la lèvre.

Mes poumons se vidèrent d'un seul coup.

Essoufflée et étourdie par la tournure inattendue qu'avaient pris les évènements, j'essayai vainement de comprendre comment on en était arrivé là. C'est vrai, je ne m'attendais pas à ce qu'il passe si vite à la vitesse supérieure. À peine une semaine auparavant, il avait refusé qu'on se précipite. Entre temps... il avait semblait-il changé d'avis.

Je plissai le front, préoccupée par ce qui l'avait influencé. Et puis, lorsqu'une raison évidente m'apparut clairement, une lame amère cisailla ma poitrine. Je fermai douloureusement mes paupières et haletai contre sa joue rugueuse.

— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec... lui ? gémis-je.

Je rouvris les yeux. Il m'observait intensément.

— Ça n'a rien à voir avec Cameron, rejeta-t-il d'une voix calme et sincère. Ça a à voir avec nous. Avec toi. Avec le temps qui...

Il hésita, mais préféra s'arrêter, conscient que ce sujet me mettait hors de moi. Même si une part de moi refusait de l'admettre, David avait raison. Aucun de nous ne savait le temps qu'il nous restait. Peut-être une éternité, peut-être moins. Sûrement moins. Beaucoup moins...

À cette pensée cruelle, mon cœur s'écrasa, réduit en miettes. Alors, pour repousser la douleur incessante, je me raccrochai de toute mes forces à l'instant présent.

J'embrassai David.

Mes mains épousèrent les courbes de son corps, et la réciproque ne tarda pas. Les siennes redoublèrent d'habileté pour m'ôter mes vêtements. Je me retrouvai bientôt nue entre ses bras, son regard embrasé incendiant ma peau.

Pour une fois dans mon existence, je me laissais porter. Et c'était bon. Je m'abandonnais au désir et à la vie, fragile rempart contre la souffrance et la mort qui rodaient autour de nous.

***

Pendant un court laps de temps, j'avais réussi à oublier la menace qui pesait sur notre amour. Calée contre le torse de David, je fermai les paupières, repoussant de toutes mes forces les pensées obscures qui gravitaient dans mon esprit. Sournoises, elles attendaient que je baisse la garde pour fondre sur moi comme une armée de vautours prête à dépecer mon âme.

Pour les maintenir à distance, je me concentrais sur la respiration de David. Peu à peu, ses inspirations et expirations profondes et régulières m'apaisèrent.

— Tu viens souvent ici ?

Surprise qu'il soit réveillé, je rouvris les yeux.

Sa cage thoracique avait vrombi comme un moteur sous l'action de ses cordes vocales. Je décollai légèrement mon oreille car la sensation était désagréable.

— De temps en temps, murmurai-je.

David se redressa légèrement, passant un bras autour de mes épaules pour me maintenir contre lui.

— Personne n'a remarqué que... tu ne changes pas ?

Je déglutis, la bouche sèche.

Il avait volontairement évité d'employer le mot « vieillir ». Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de songer au temps qui passait. Aux secondes, minutes, heures qui s'égrenaient. Chaque battement de mon cœur résonnait comme la trotteuse d'une horloge, me rappelant la sinistre réalité. À présent, le cristal ne me protégeait plus des ravages du temps...

Combien en faudrait-il pour anéantir ces années de sacrifices ? Aurais-je consumé l'âme de la petite Jeanne, pour rien ? Ma beauté se fanerait-elle aussi vite que les roses ?

Je serrai les dents et me barricadai mentalement, refusant de l'imaginer en image.

— Ça ne fait que cinq ans que je m'autorise à revenir dans cet appartement, avouai-je. Pour l'instant ça passe inaperçu, mais quand ça deviendra flagrant, il faudra que je trouve un nouveau pied à terre à Paris. Ou que j'attende.

— Que tu attendes ?

Je me tortillai nerveusement entre les draps.

— Le temps que tous les gens qui me connaissent... eh bien...

— Meurent ?

— C'est ça.

Brièvement, le silence tomba.

— Et à San Francisco ? Tu n'as pas de problèmes ?

Inspirant profondément, je roulai sur le côté et m'appuyai sur mon coude pour l'observer.

— La ville est grande, et puis, j'ai beaucoup déménagé tu sais. Los Angeles, Vancouver, Seattle, San Diego énumérai-je d'une voix lasse.

Je n'avais pas connu grande stabilité, et c'en était désolant.

— Sans compter que je suis une vraie sauvage. Je vis reclus.

David s'empara doucement de mes doigts pour les serrer dans les siens. Une lueur de compassion faisait briller la mer de ses yeux, réveillant en moi une vague de culpabilité. Je refoulai une grimace. Ça n'était pas juste de l'accabler de la sorte. Après tout, cette sinistrose chronique ne regardait que moi. J'étais déjà un fardeau à temps complet, inutile d'en rajouter.

Bien que j'eus le cœur serré, je me forçai à sourire et enchainai aussi gaiement que possible.

— Je pars souvent, mais je finis toujours par rentrer à San Francisco. C'est mon port d'attache. Je m'y sens chez moi.

David caressa ma joue, loin d'être dupe.

— Moi, tant que tu es là, je me sens chez moi. Peu importe où je suis.

Je me sentis gourde tout à coup. À mes yeux, c'était une évidence, et j'aurais aimé avoir l'idée de le lui dire la première. Pour lui, j'aurais pu tout risquer, tout abandonner. Et j'étais certaine qu'avec lui je pourrais tout affronter. Même le fait de vieillir.

Un sourire, faiblard, mais cette fois sincère, s'épanouit sur mes lèvres.

Je passai une main dans ses cheveux décoiffés et l'embrassai, envoyant des prières à je ne sais qui.

Faites que ça dure.

Longtemps.

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