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C'est La Vie No.2 - Phosphorescent

Même plusieurs heures après, une fois l'avion posé sur le tarmac humide d'Orly, les bagages récupérés et la douane passée, j'étais encore fâchée. À cause de la fatigue, les raisons devenaient confuses, mais je ne décolérais pas. Et au fond, j'étais consciente que ça n'avait pas grand-chose à voir avec David...

J'étais furieuse envers tout et contre tous. Envers Clarke, bien sûr ; la vie, aussi ; la mort, pour... des raisons évidentes. Et même Cameron. À son égard, c'était surtout le fait qu'il ait été incapable de tenir sa langue qui me faisait bouillir. Et puis, il y avait aussi cette petite voix sournoise qui résonnait dans ma tête. David disait-il vrai ? Cameron avait-il un agenda caché ? Pour l'instant, je refusais de l'envisager, mais ces soupçons nourrissaient en moi le poison du ressentiment.

L'avantage à Paris, c'est que mon air sinistre ne détonnait pas. Je me fondais merveilleusement dans le paysage. Tous les badauds que nous croisâmes jusqu'à atteindre notre taxi affichaient la même mine morose et acrimonieuse. À croire qu'ils venaient d'enterrer leur mère la veille au soir. Je crois d'ailleurs qu'aucun événement, aussi macabre fût-il, n'aurait pu rendre leurs visages plus fermés et antipathiques. C'est simple : à côté d'eux, je paraissais presque avenante. Et David passait pour un innocent...

Je profitai de l'interminable et fort pénible trajet pour envoyer un message à Cameron, lui indiquant que nous avions atterri, sans lui révéler pour autant la destination. Pour seul retour, je reçus un pouce tendu vers le haut, ce qui ne fit qu'accroitre mon irritation. Pour me retenir de balancer le téléphone par la fenêtre, je le rangeai au fond de mon sac à main et reportai mon attention vers l'extérieur.

Le paysage défilait à une vitesse extrêmement modérée... quand ça voulait bien avancer ! La faute revenait aux inénarrables embouteillages parisiens. Pour ne rien arranger, un klaxon retentissait environ toutes les trente secondes, quand ça n'était pas une insulte qui fusait de la bouche de notre chauffeur...

— Dégage de là avec ta poubelle, merde ! C'est ta grand-mère qui t'a appris à conduire, 'foiré ?!

Qu'est-ce que je disais, déjà ?

— Ça m'avait manqué, soupirai-je.

— Ne soit pas rabat-joie. Enfin... pas plus que d'habitude ! s'esclaffa David.

Je haussai les épaules.

— Je croyais que c'était pour ça que tu m'aimais, lançai-je, sardonique.

— Et c'est là la seule raison, glissa-t-il du bout des lèvres.

Je lui donnai un coup de poing à l'épaule.

— Salaud !

Son rire repartit de plus belle.

— Tu vois, tu t'es déjà acclimatée, railla-t-il.

Brièvement, je sentis la pointe de mes lèvres s'animer. Vu mon humeur, il n'y avait que David pour réussir l'exploit de me faire sourire.

— Allez, on est à Paris !

J'acquiesçai, le regard tourné vers la vitre, essayant de me rappeler l'excitation que j'avais ressenti quelques heures auparavant à l'idée de me trouver ici en sa compagnie. Loin d'y parvenir, je fermai les yeux, le front posé contre la glace.

À chaque fois, c'était pareil. D'abord, je m'enthousiasmais follement de rentrer en France. Et pourtant... dès que j'y mettais un pied, une chape de plomb me tombait dessus. Ce retour aux sources s'apparentait pour moi à une régression vers cette autre que j'avais été, un jour. Chaque coin de la capitale regorgeait de souvenirs qui m'étaient pénibles. Ils m'écrasaient, me ramenant à mes horreurs passées.

Ici, je suffoquais.

Et cette fois, paradoxalement, c'était encore pire parce que David m'accompagnait. Plus que tout, je craignais de laisser cette part monstrueuse de moi réapparaitre sous ses yeux...

À côté, il poussa un cri d'extase. J'ouvris les paupières en grimaçant.

Des dizaines de voitures s'élançaient à toute allure sur les pavés parisiens, décrivant des cercles autour de l'obélisque qui trônait fièrement au milieu.

— C'est incroyable !

Incapable d'approuver formellement, je me contentai de hocher la tête, mais remarquai en silence combien cette place avait changé avec le temps. À la grande époque, c'était en diligence que l'on découvrait les merveilles de Paris. Aujourd'hui, toutefois, je n'y trouvais plus rien de merveilleux. Surtout pas la Concorde, imprégnée du sang de ma très chère amie disparue, Marie-Antoinette. La barbarie de ce jour funeste me glaçait toujours. Même si je m'efforçais de les repousser, des images insoutenables du massacre continuaient de hanter les recoins sombres de ma mémoire.

Nauséeuse, je me détournai de la vitre.

David, lui, était fasciné. Il observait avidement les lieux auxquels il paraissait trouver une saveur exotique.

Loin des Etats-Unis, l'Europe brillait par son raffinement et son histoire. Malheureusement pour moi, l'Histoire gardait un arrière-goût amer. Restait le raffinement, j'imagine... Encore fallait-il occulter qu'il rimait trop souvent avec pédantisme.

D'un œil las, je détaillai les passants qui arpentaient la rue pleine de boutiques, restaurants et hôtels de luxe. Issus pour majeure partie des milieux les plus favorisés, ils déambulaient avec une condescendance affichée. Tout, de leur démarche à leur expression témoignait du dédain.

À l'opposé de l'air décontracté et accessible qu'arboraient les californiens sur leurs visages bronzés, l'élite parisienne, elle, demeurait froide, distante et hermétique. Elle évoluait en vase clos. Et même dans l'entre soi, il n'y avait ni chaleur, ni bienveillance, j'en savais quelque chose... Arracher un sourire à leur pâleur citadine relevait du tour de force, et dans bien des cas, il n'était que faux semblant.

L'atmosphère qui régnait au sein de ces cercles fermés était celle d'une Cour sclérosée : oppressante, irrespirable. Derrière le lénifiant parfum des convenances, on devait apprendre à reconnaître l'odeur rance et puante de la trahison. Même dans le calme feutré des salons, nul n'était à l'abri d'un habile coup de couteau glissé entre les omoplates. C'est donc entouré de ce genre de personnes aussi charmantes qu'un nid de vipères qu'il fallait tenter de se faire une place – plus vraisemblablement : de survivre.

Entre vernissages, diners mondains et fêtes privées, les occasions de manquaient pas pour se faire tailler en pièces. À ce sport, cependant, je n'avais pas à rougir de mes performances. Hautaine, assurément, je pouvais l'être. Noyer mes remarques les plus désobligeantes dans le tintement des coupes de champagne était une de mes spécialités. Et trinquer avec ma victime sans pourtant jamais lui accorder le moindre égard, faisait naitre en moi un amusement coupable, écho de mon passé.

Dans un milieu si hostile, on n'avait pas le choix. Il n'y avait pas d'autre alternative que d'être proie ou prédateur. J'avais choisi mon camp, par défaut.

Lors de mes passages à Paris, j'évitais d'avoir affaire à toute cette clique. Je ne la croisais généralement qu'au cours d'évènements exclusifs, comme la Fashion Week, où je devais jouer la comédie, inventer d'ingénieux mensonges et sourire faussement aux propos insipides et soporifiques de l'élite parisienne...

C'était peut-être parce que je ressemblais trop à ces gens que je les fuyais comme la peste. Telle une vitre sans tain, ils me renvoyaient l'image de la garce que j'étais parfois. Ils réveillaient en moi les sentiments les plus vils : vanité, jalousie et perfidie. L'infernal triumvirat qui me gouvernait autrefois...

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