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You can't hurry love - The Supremes

En plein milieu de ma course, je me retrouvai quasi-aveugle, avec pour seul guide à travers la pénombre, l'écran du téléviseur qui éclairait faiblement le salon. Mais je continuais pourtant de courir, en dépit du bon sens, sans vraiment voir où j'allais. Fatalement, mes pieds se prirent dans quelque chose – un tapis ? – et je tombai à plat ventre.

Dans ma chute, j'avais cherché à me rattraper et mes doigts avaient rencontré une série d'objets indistincts que j'entendis se briser autour de moi. Sous mes paumes, les éclats avaient la texture de la céramique. Ce devait être les bibelots sur la cheminée, ou ce qu'il en restait.

Malgré la vive douleur au genou gauche, j'essayais de me relever au plus vite, lorsqu'un qu'un corps me tomba dessus et m'aplatit au sol.

— Je t'ai eu, souffla Reg à mon oreille, plaquant une main sur ma bouche pour m'empêcher de crier.

C'en est fini, pensai-je simplement, des larmes s'échappant de mes yeux.

C'est alors que de profonds coups de tambour se mirent à résonner dans ma poitrine. D'abord, je crus que mon cœur était sur le point de me lâcher. Puis je réalisai que les battements effrénés de ce dernier frappaient mes côtes à rebours des vibrations que je ressentais. C'était comme si j'avais eu deux cœurs, qui palpitaient à un rythme asynchrone. Mon instinct me dicta que ces vibrations émanaient du cristal. Je le sentais, au plus profond de moi. Il cherchait à me défendre.

À nous défendre ?

Compte tenu de la panique, j'ignorais si je parviendrais à me concentrer suffisamment pour utiliser ses pouvoirs mais, encouragée par cet espoir, je combattis tout fatalisme. Tandis qu'une main froide et possessive remontait le long de ma jambe, je cessai de me débattre.

Les yeux fermés, j'essayai de faire le vide dans ma tête. J'en perdis ma respiration et je crus même un instant que Reg cherchait encore à m'étouffer, avant de comprendre.

J'avais réussi. J'étais passée de l'autre côté du miroir.

Jamais de ma vie je n'avais été si heureuse d'entendre le long sifflement qui remplaçait désormais la musique assourdissante. De sentir ce froid oppressant s'infiltrer en moi.

J'ouvris les yeux.

Malgré l'obscurité dans laquelle j'étais plongée, je voyais comme en plein jour, à la différence que tout ou presque autour de moi avait cette teinte gris-verdâtre.

Reg avait profité de mon inaction pour me retourner sur le dos. Si bien qu'à présent face à lui, je pouvais distinguer les filaments blancs de son âme voleter au niveau de son cœur. Mais pas seulement. Je discernais aussi son aura. Elle cerclait l'âme d'un mince liseré dont la teinte différait selon la personne. Celle de Reg, d'un rouge sang, annonçait sans équivoque ce qui l'attendait : l'enfer ! Et même plus tôt que prévu.

À travers la main qu'il plaquait sur mes lèvres, j'amorçai le siphonage de son flux vital. Les yeux de Reg perdirent subitement leur lubricité. En un rien de temps, son visage trahit une succession d'émotions : surprise, incompréhension et peur tandis qu'une chaleur douce et agréable descendait le long de ma gorge. Il chercha à retirer sa main, mais je posai la mienne par-dessus pour l'empêcher de se dérober. Ses forces faiblissantes ne lui permirent pas de lutter. Et bientôt, un poids immense pesa sur moi.

Ce n'était pas celui de la culpabilité, juste le cadavre de Reg qui m'écrasait.

Sonnée, je demeurai immobile même si j'étais certaine qu'il était mort. Le cristal vibrait de toute sa puissance contre ma peau. Après un instant, j'en détachai alors mes pensées et revins à moi : dans le noir, au milieu du boucan. 

Les baffles continuaient de jouer à plein tube ; un tel tapage finirait par ameuter le quartier...

Je repoussai la dépouille de Reg et la sentis basculer sur le flanc. J'essayai de me remettre debout et tressaillis de douleur. Avec précaution, je passai une main sur mon genou mais, apparemment, je ne saignais pas. Ça me vaudrait au moins un gros bleu.

Je m'accroupis à côté du corps, fouillai ses poches et fus soulagée lorsque mes doigts effleurèrent mon trousseau en métal. À l'aveuglette, je tâchai de regagner la sortie. Je réussis sans trop de difficultés à revenir sur mes pas en longeant les murs.

J'ouvris prudemment la porte d'entrée, jetant un œil à l'extérieur. La rue était aussi silencieuse et déserte qu'à mon arrivée, mais les lumières des maisons voisines étaient toutes allumées. Il n'y a qu'à regarder Desperate Housewives pour savoir que les habitants de banlieues passent leur vie à s'espionner les uns les autres. Une manie agaçante qui, en l'occurrence, était susceptible de m'envoyer derrière les barreaux...

Sans trainer, je m'engageai sous le porche, descendis les marches et m'enfonçai dans l'obscurité, le long de l'allée. Je rasai les haies, me courbant jusqu'à la voiture, à l'affut du moindre bruit.

Une fois calée sur mon siège, dans le silence de l'habitacle, je pris enfin conscience de ce qui avait bien failli se produire. Et l'horreur me saisit.

Me mordant la lèvre presque jusqu'au sang, j'insérai la clef dans le démarreur et commençai à rouler, plongée dans mes pensées. Qu'est-ce qui m'avait pris ?! Non, je ne serais jamais une justicière de l'ombre. Encore moins une héroïne destinée à sauver le monde. Je n'avais rien d'une héroïne. J'étais la Mort, un foutu monstre ! Fallait que j'arrête ces romans pour ados... Ils étaient en train de me griller le cerveau. À cause d'eux, j'y avais presque laissé ma peau!

De cette débâcle, je tirais en tout cas une leçon : jamais plus je ne me mêlerais du sort des psychopathes, sociopathes, ou individus dont la santé mentale donnait matière à discussion... Je m'en tiendrais aux indécis – ceux dont l'âme, coincée dans un entre deux, errait après la mort.

Pour me calmer, j'allumai la radio, mais l'éteignis aussitôt en me rendant compte que je n'avais plus du tout envie d'entendre de musique pour le moment.

En cette nuit d'été, les embouteillages habituels s'étaient résorbés. La circulation était fluide. Seules quelques sirènes de police venaient troubler la quiétude qui régnait dans les rues de la ville. En les entendant au loin, un tas d'idées me traversa.

Peut-être, au moment même, un voisin leur passait-il un coup de fil, alerté par le vacarme. Peut-être étaient-ils arrivés sur les lieux. Peut-être venaient-ils de découvrir le corps de Reg. Peut-être même étaient-ils déjà sur mes traces...

Je déglutis avec difficulté, l'estomac noué.

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