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Until I found You - Stephen Sanchez

Le jour s'était levé depuis plusieurs heures quand on arriva aux abords de Goldsboro. Je m'étais réveillée en chemin, complètement désorientée. Je ne savais pas où j'étais, ni ce que je faisais là. Mes souvenirs avaient fini par refaire surface à mesure que j'émergeais. J'avais alors réalisé que ce que j'avais pris pour un cauchemar, n'en était pas un. Tout m'était revenu en mémoire comme un boomerang en pleine tête, et ça avait été affreusement douloureux.

Pendant le reste du trajet, on n'avait pas beaucoup parlé. David luttait contre la fatigue, et moi, je n'avais rien trouvé d'habile à glisser après ce qu'on venait de vivre. La tristesse des plaines désolées de Caroline du Nord, aujourd'hui surplombées d'un ciel maussade, avait fini d'assombrir mon humeur.

— Il habite où ce fameux Luis ?

Je soupirai en rabattant le pare-soleil. Mon maquillage avait coulé et j'avais l'air d'avoir écumé la nuit telle une vieille prostituée.

— Je ne sais pas, avouai-je. On trouvera bien quelqu'un pour nous renseigner. Cette bourgade n'a pas l'air très grande.

C'était clairement un euphémisme. Le centre-ville de Goldsboro se limitait à une route principale, bordée de bâtiments décrépis.

En jetant un œil au tableau de bord, je proposai qu'on s'arrête à la station-service sur le bas-côté. On roulait sur la réserve depuis un moment et je n'avais pas envie de faire les derniers kilomètres à pieds.

David approuva d'un signe de tête. Il se gara et partit à l'intérieur pour prépayer le carburant. J'en profitai pour consulter mon téléphone, guettant un hypothétique message de Cameron. Les nombreuses notifications, toutes en provenance de Cassie, me sautèrent alors au visage.

Samedi.

7.50 PM : Tu fais quoi de ton weekend ? Plein de bêtises avec Petterson j'espère !

7.52 PM : Efface le message précédent, ça serait super gênant qu'il tombe-dessus.

10.36 PM : Un brunch au centre commercial demain, ça te tente ? C'est moi qui régale ! Ethan et Charlie seront là en plus. Il ne manque plus que toi. PS : Pas de nouvelles de Jenny et Duncan. Je les soupçonne de faire des bébés.

Dimanche.

7.06 AM : Tu fais des bébés toi aussi ?

Je baissai les yeux. Son dernier message était accompagné d'un selfie d'elle et Charles, mon concierge. À son expression ahurie, je devinai que Cassie l'avait pris au dépourvu et ça me fit sourire.

7.31 AM : Bon, comme tu le vois, je suis chez toi. Mais tu n'es pas là... T'es où bordel ? Je suis à deux doigts d'appeler les flics pour déclencher l'alerte AMBER*. PS : Charles se rappelait de moi le soir d'Halloween. Oups... !

(L'alerte AMBER (ou alerte Amber) est un système d'alerte d'enlèvement à grande échelle mis en place aux États-Unis et au Canada lorsqu'une disparition d'enfant est signalée.)

On approchait ici des onze d'heures, mais en raison du décalage horaire avec la côte ouest, le message datait d'à peine quinze minutes.

Ah, Cassie... Même si ses préoccupations ridicules et sa sollicitude agaçante figuraient tout en bas de ma longue liste de soucis, j'étais contente d'avoir de ses nouvelles. Son insouciance avait un je ne sais quoi de réconfortant dans le marasme actuel. J'étais cependant assez réticente à ce qu'elle se pointe chez moi aussi tôt et, par ailleurs, sans y être invitée...

J'effleurai le clavier du bout des doigts, souriant malgré tout.

Qui pourrait oublier cette démarche si gracieuse et cette frimousse à moitié couverte de morve ? Inutile de lancer le S.W.A.T à l'assaut de mon appart, je suis à New York. Saine et sauve. Réunion de famille...

C'était presque vrai. Sauf que je n'étais pas à New York... et que ça n'était pas ma famille. Mis à part ça, c'était la stricte vérité.

Moins d'une minute après, j'avais une réponse. Je me demandai alors si Cassie était née comme tout le monde, ou bien avec un téléphone greffé à la main.

7.47 AM : T'es complètement folle, mais je t'aime quand même. On se voit demain au lycée.

Mon sourire s'effrita. Il était peu probable qu'on rentre demain, ou dans un avenir proche. Je ne savais même pas si je reverrais Cassie un jour. C'est sans doute ce qui me poussa à rédiger ce dernier message.

Moi aussi je t'aime.

« Même si t'es une vraie calamitée quand t'as bu », me sentis obligée d'ajouter pour atténuer mon propos.

David toqua soudain à la vitre, m'arrachant un sursaut absurde. D'un geste de la main, il me fit signe de sortir. Je m'exécutai en rangeant mon portable.

— Je crois que je l'ai trouvé, me lança-t-il en pointant du doigt la bâtisse d'en face.

Au-dessus de la façade en bois délabrée – sans doute mangée par les termites –, de vieilles lettres rouges, rouillées sur les bords, formaient les mots : « Chez Luis ».

Je détaillai l'endroit d'un regard écœuré. Incroyable. Je n'en revenais pas que Cameron nous ait donné rendez-vous dans un tel gourbi. On n'aurait pas pu faire pire. Malgré tout, j'étais plutôt rassurée qu'on n'ait pas à errer dans cette ville fantôme plus longtemps.

— Qui est-ce qu'on rejoint ici ? demanda David pendant qu'on se garait sur le parking du diner.

Il avait un air rebuté sur le visage.

J'ouvris la portière en grimaçant.

— Quelqu'un susceptible de nous sortir du pétrin.

Je glissai à l'extérieur et me hâtai en direction du perron pour éviter d'avoir à répondre plus précisément. En entrant dans le taudis, un bruit de clochette retentit et une serveuse des plus vulgaires nous tomba dessus. Elle entortilla son index dans ses cheveux roux en nous reluquant David et moi. Surtout lui en fait. Elle mâchait son chewing-gum d'une façon très grossière qui me donnait envie de lui fermer son clapet.

— Bienvenue chez Luis, finit-elle par lâcher d'une voix trainante. Ça sera une table pour deux ?

J'inspectai la salle à la recherche de Cameron mais ne le trouvai pas. Les seuls clients semblaient être les routiers dont les camions étaient garés devant l'entrée.

Sans attendre notre réponse, la serveuse – qui s'appelait Wendy d'après son badge – nous fit signe de la suivre. Elle nous installa à une table dans le fond, et retourna au comptoir discuter avec un homme barbu que j'imaginais être le gérant.

Le mobilier était dans le pur style « Chalet dans le Vermont ». Et le pire, c'est que j'étais certaine que son aspect collant ne provenait pas de sa vétusté. Et il y avait aussi cette tête d'ours affreuse, la gueule grande ouverte qui nous observait du coin de l'œil. Depuis quand un trophée de chasse constituait-il une décoration convenable ? J'aurais aimé qu'on me présente la personne qui avait lancé cette mode cruelle et grotesque. Pour sûr, sa tête aurait fini à côté de celle de l'animal !

Je soupirai, ravalant tout le mal que je pensais de l'endroit. C'est vrai, on avait des problèmes bien plus importants que l'hygiène douteuse de ce trou à rats ou le mauvais goût du propriétaire. Et puis, je n'avais pas mangé depuis la veille au soir. Mon estomac commençait à me le rappeler douloureusement. Du bout des doigts, j'entrepris de feuilleter le menu graisseux.

— Pourquoi tu ne veux pas me dire qui on attend au juste ?

David avait posé son coude sur la table et me fixai avec un regard inquisiteur. Mal à l'aise, j'utilisai la carte comme paravent pour masquer mes émotions.

— Ce n'est pas ça. C'est...

— Compliqué ?

Je soupirai en reposant le menu sur la table.

— Ok, pose-moi une autre question et je répondrai.

Le regard de David pesait lourd sur moi. Il me détaillait comme s'il cherchait à déterrer tous mes secrets – jusqu'aux plus sombres. Et en voyant qu'il hésitait à formuler sa question, je me mis à redouter ce qu'il s'apprêtait à me demander. Pourquoi avais-je proposé un marché si risqué ?

— Tout à l'heure tu as dit que... tu avais fait des choses terribles. (Il jeta un œil à la carte, sans vraiment s'y intéresser.) Alors je me demandais ce que tu entendais par là.

Une part de moi avait envie de lui mentir, ou au moins d'édulcorer la vérité, mais l'autre savait que je lui devais la vérité. Même si j'avais bien failli le perdre cette nuit, je ne pouvais renier mon passé, aussi difficile soit-il à assumer.

N'avait-il pas déclaré que rien de ce je pourrais dire ne le ferait cesser de m'aimer ? C'était le moment de le vérifier.

— Comme je te l'ai montré, le cristal recèle d'immenses pouvoirs, dis-je en baissant la voix. En général, ça monte à la tête. Et je n'y ai pas échappé. Petit à petit, j'ai plongé dans l'abject.

Il passa une main sur son menton.

— Alors concrètement...

— J'ai tué des gens, avouai-je d'une voix éteinte. La plupart du temps pour des raisons futiles et inexcusables. (Mon regard tomba sur mes poignets.) Il m'est arrivé de me servir de l'énergie de leurs âmes pour corriger mon physique. Je sais, c'est horrible, soufflai-je mortifiée, mais à l'époque, je me prenais pour une déesse et j'attendais qu'on me vénère comme telle.

David m'observait toujours. Il ne laissait rien paraître, mais j'étais convaincue qu'il réprouvait ces atrocités.

— Tout le monde me craignait à Versailles.

D'un coup d'un seul, ses yeux s'agrandirent et ses sourcils s'envolèrent.

— À Versailles ? T'es pas sérieuse ?

Je me massai le front. Parler de tout ça était plus difficile que je ne l'imaginais. C'était une part de moi que j'avais choisi d'enterrer définitivement.

— Tu as vraiment vécu à Versailles ?

— J'étais noble et orpheline alors, bien sûr, on m'a invité à la Cour...

J'avais dit ça sur le ton de la conversation, comme si j'évoquais un banal gouter d'anniversaire auquel on m'aurait convié quand j'étais gamine.

L'incrédulité qui s'était d'abord peinte sur son visage avait entièrement disparue. Je suppose qu'il venait de m'imaginer dans une robe à corset, au milieu d'une foule de courtisans, et que tout à coup, mon histoire lui avait semblé très crédible.

Évoquer cette période sombre me plombait l'estomac.

— À l'époque, j'étais odieuse. Tu ne m'aurais pas beaucoup aimé.

— Sans doute pas, concéda-t-il à regret.

Il attrapa ma main qui trainait sur la table poisseuse, et la serra dans la sienne en esquissant un sourire.

— Mais tu as changé et j'aime plutôt la dernière version.

— Il a bien fallu. J'étais allée trop loin.

Je haussai les épaules, ne souhaitant pas m'expliquer davantage. Pas parce que je désirais sciemment lui mentir, mais simplement parce que ce douloureux chapitre de ma vie était trop intime. J'avais fauché, et plus abominable encore, consumé l'âme d'une enfant malade, innocente. Pourquoi ? Par simple vanité. Pour un teint parfait. Sans parler des autres crimes infâmes, innombrables, dont je m'étais rendue coupable avant ça...

Je me mordis nerveusement la lèvre, envahie de remords. J'étais la seule qui devrait vivre avec cela, ce poids, cette culpabilité ravageuse pour le restant de mes jours...

— C'était il y a longtemps, affirma David lorsqu'il vit mon regard se perdre dans mes souvenirs nébuleux.

Je repensai alors à la manière dont je l'avais guéri. À l'âme que j'avais consumé pour lui, et je finis par perdre tout mon appétit. À tel point que lorsque la serveuse revint, je me contentai de commander un café. De mauvaise grâce, j'acceptai d'y ajouter un muffin à la myrtille, mais seulement parce que David avait insisté pour que je m'alimente.

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