65-

Carry You - Novo Amor

L'habitacle était silencieux. Depuis notre départ, on n'avait pas dû échanger plus de trois phrases. David regardait obstinément devant lui, mais je voyais bien qu'il commençait à s'endormir.

La nuit était déjà bien avancée. Nous venions de dépasser Savannah en Géorgie et je n'avais pas sommeil. Mon cerveau bouillonnait.

Pourquoi Clarke convoitait-il l'âme du fils de Lucifer ? Cela avait-il quelque chose à voir avec le fait qu'il soit un affranchi ? Et qu'est-ce que cela signifiait au fond ?

Des questions, encore des questions...

— Tu tombes de fatigue, observa David. On devrait s'arrêter quelques heures.

Je retins un bâillement.

— On n'a pas le temps.

— Alors laisse-moi le volant, ça fait des heures que tu conduis.

— Ça va, je t'assure. Et puis... tu ne sais pas où on va.

David se tourna vers moi.

— Je croyais qu'on allait à New York ?

Pourtant, je le savais pas dupe. Il était assez intelligent pour avoir compris qu'on n'allait pas faire dix-neuf heures en voiture au beau milieu de la nuit pour rejoindre New York, quelle qu'en soit la raison. Alors, j'imagine qu'après tous ces mensonges, ces faux semblants, on y était finalement, au pied du mur. Face à cette réalité glaçante, insurmontable.

— Tu te souviens à Halloween, quand tu m'as dit que tu pourrais me croire assez vieille pour avoir côtoyé Choderlos de Laclos ?

Il fronça les sourcils.

— Qu'est-ce que ça vient faire là-dedans ?

J'inspirai un grand coup pour me donner du courage. À cet instant, j'en manquais cruellement. Quand je repris, ma voix n'était plus qu'un sombre murmure.

— Tu avais raison. Je ne suis pas celle que tu crois.

David ouvrit la bouche pour objecter. Je me tournai complètement vers lui, la mine grave, et il se ravisa. Il me fixait, soudain précautionneux, comme si une partie inconsciente de lui-même avait déjà compris que tout allait basculer...

— Tu commences à me faire peur, Eléonore.

— Je sais, acquiesçai-je les yeux brulants de larmes. Tu auras sûrement des milliers de questions, mais il faut que tu me laisses aller jusqu'au bout sans m'interrompre. Tu veux bien ?

Il opina du chef, à présent aux aguets.

Je pris à nouveau une profonde inspiration, ravalant mes larmes. Mes entrailles se tordaient sous la pression. Sous le poids des mensonges.

Je restai silencieuse quelques instants, le temps de trouver la meilleure façon d'aborder les choses, en vain. J'imagine qu'il n'y avait aucune bonne façon de s'y prendre pour annoncer de telles horreurs. Alors je débutai le plus simplement du monde :

— Je m'appelle Eléonore Marie Claire De La Tour. Je suis française.

David hocha lentement la tête pour m'indiquer qu'il acceptait l'information.

— Je suis née en Bretagne le 16 décembre 1766.

J'avais adopté un ton monocorde, dépouillé de toute émotion, pensant naïvement que ça pourrait l'aider à ingurgiter tout ça. Mais je crois qu'à ce moment précis, rien n'aurait pu l'y aider. David ne bougeait plus d'un cil, et je mettais ça sur le compte du choc.

J'en profitai pour continuer en reportant mon attention sur la route.

— Mon père était un Marquis respecté. Nous étions de riches propriétaires terriens. À l'époque, je n'étais pas celle que tu connais.

En prononçant ces mots, je me rendis compte que c'était la première fois que je confiais mon histoire à quelqu'un.

David ne me connaissait pas. Il ignorait tout de moi, de la vraie Eléonore. Lui plairait-elle autant que le personnage de jeune lycéenne que j'avais façonné ? J'en doutais sincèrement. En y pensant, ma gorge se noua et les larmes que j'avais refoulé se mirent à rouler sur mes joues.

— Un hiver, mes parents ont contracté tour à tour la variole, dis-je en m'essuyant le visage. On a bien essayé de les soigner avec les techniques dérisoires de l'époque, mais rien n'y faisait, la maladie était trop forte. Ma mère est partie la première et mon père l'a suivie dans la tombe peu de temps après. Et puis, j'ai fini par tomber malade moi aussi.

Je tentai un coup d'œil en direction de David.

Il m'écoutait, je crois. Il s'était tourné pour regarder la route si bien que je n'arrivais pas à voir complètement son visage. Et du peu que je voyais, ça ne m'avançait pas beaucoup. Il était stoïque, impassible.

— Un jour, mon état s'est fortement dégradé comme c'était arrivé pour mes parents. Je savais que j'allais mourir. Tout le monde s'y préparait au château. Alors je m'y suis préparée à mon tour, j'ai demandé à recevoir les derniers sacrements. Ce soir-là, alors que la fièvre commençait à me faire délirer, un homme s'est présenté dans ma chambre. Il portait ce cristal, dis-je en soulevant la chaine qui pendait de mon cou. Lorsqu'il m'a révélé qu'il était médecin et pas prêtre, je me suis mise dans une colère noire. J'étais furieuse. Mais comme j'étais très faible et que mes propos manquaient certainement de cohérence, je ne crois pas qu'il en ait pris la mesure.

En songeant à cet homme dont le sort demeurait toujours un mystère, des sentiments ambivalents faisaient surface : gratitude et... rancœur. Peut-être aurait-il mieux fait de me laisser mourir cette nuit-là, au lieu de me charger de son fardeau...

— Il n'a pas dit grand-chose, en fait. Il s'est juste approché de moi et m'a demandé si je voulais vivre. Tu penses !  J'ai dit oui. Il m'a alors demandé à quoi j'étais prête. J'ai répondu : « à tout », évidemment. Et c'est là que tout a commencé. Il m'a révélé qu'il n'était pas un médecin ordinaire, qu'il était au service de Dieu et Lucifer. Qu'il fauchait des âmes. Qu'il était la Mort. Une Mort.

Je marquai une pause, jaugeant David. Toujours aucune réaction. Je commençais à m'inquiéter, mais étant donné que je lui avais demandé de ne pas m'interrompre, je poursuivis avant que ça n'arrive :

— Il ne supportait plus sa condition. Il m'a proposé de prendre sa place et, en échange, je vivrais. Je vivrais, répétai-je en retenant un sanglot. Pas la vie que j'imaginais, c'est sûr. Mais entre pourrir en terre et cette malédiction, mon choix a été vite fait.

Je déglutis. J'avais de plus en plus de mal à parler. Chaque mot me coutait davantage. Je secouai la tête, et repoussai avec force l'envie irrépressible de pleurer qui me tenaillait.

— Alors j'ai accepté de le remplacer. Il m'a soigné et quand j'ai été de nouveau sur pied, il m'a expliqué ce que ce rôle impliquait et comment faire usage du cristal. J'avais imaginé qu'il m'enseignerait pendant un certain temps, mais au bout d'à peine quelques jours, il a disparu comme il était arrivé, sans laisser aucune trace. Je me suis alors retrouvée seule au monde, dotée de pouvoirs extraordinaires dont j'ignorais l'étendue. De quoi faire tourner la tête... (Je serrai les dents pour éviter que mes lèvres ne tremblent.) D'autant plus lorsqu'on est une jeune fille de noble lignée, habituée aux privilèges, et qu'on se pense injustement défigurée par la maladie...

La culpabilité me broya de l'intérieur et je fus incapable de retenir mes pleurs.

— Il faut que tu comprennes que j'étais une toute autre personne, sanglotai-je. J'étais mauvaise, et le cristal n'a rien arrangé. Je suis devenue cruelle et aveuglée par le pouvoir. J'en ai tellement abusé... (Je reniflai en me frottant les yeux.) J'étais instable et incontrôlable. Je n'avais personne pour me canaliser.

Ma voix se brisa et le flot de larmes qui se déversait sur mon visage s'intensifia. Je dus ralentir car je commençais à avoir du mal à distinguer la route. À nouveau je jetai un coup d'œil à David. Lui aussi m'observait. Son regard me terrifiait. Mon estomac fit un tonneau et je manquai de rendre mon diner – pintade, purée et tarte semblaient sur le point de rejaillir.

— Dis quelque chose, je t'en prie, l'implorai-je.

— Je ne sais pas quoi dire.

Sa voix était calme, froide, presque robotique.

— J'ai besoin de savoir à quoi tu penses.

— Écoute, je ne sais pas ce qu'il t'arrive mais depuis le début de la soirée, tu n'es pas dans ton état normal. Tu as pris quelque chose ? Des médicaments ?

— Tu ne me crois pas, c'est ça ?

J'aurais dû anticiper cette éventualité. Comment imaginer qu'il pourrait remettre aussi facilement en question ce en quoi il avait toujours crû ? Comment pourrait-il accepter que sa petite amie parfaite se transforme soudain en un monstre encapuchonné ? Comment pourrait-il se résigner à voir son monde s'effondrer sous ses yeux ? Rien ne le ferait admettre la triste vérité. À moins que... je ne le sorte par la force du déni dans lequel il se réfugiait. C'était radical, mais je ne voyais pas quelle autre carte il me restait à jouer.

Il finit de me convaincre quand il reprit d'une voix rauque :

— Tu t'es entendue ? (Il fronçait les sourcils et secouait la tête) Tu ne peux pas être ce que tu prétends, Eléonore. C'est de la folie.

Une fois que la seule voiture à proximité eut pris la sortie, je passai à l'action. J'entrouvris les vannes du cristal et l'énergie commença doucement à s'en échapper. J'en instillai une infime quantité dans les milliards d'atomes d'oxygène contenus dans l'air. Éclairez-vous... La route devant nous s'illumina alors de milles reflets bleutés. On aurait dit qu'une armada de lucioles avait soudain jailli de nulle part.

Ce sortilège m'émerveillait toujours autant. Deux siècles auparavant, je m'amusais à le lancer lors de mes balades solitaires en forêt. Ça me donnait l'impression de vivre dans un univers féérique, loin de la réalité maussade dans laquelle j'évoluais.

Ça me rappela la fois où un de mes domestiques m'avait suivie en douce. Il m'avait surprise et je n'avais pas eu d'autre choix que de le faire taire, définitivement. En ce temps-là, je ne m'embarrassais pas avec des sortilèges de mémoire.

Mon cœur se comprima à ce souvenir sanglant.

La douleur me fit reprendre contact avec le réel et le sortilège s'évanouit dans l'obscurité.

— Arrête cette voiture.

Je tournai mon regard désemparé vers David. C'était comme s'il m'avait envoyé une grenade dégoupillée en plein visage.

— David, je t'en prie.

— Arrête cette foutue voiture, Eléonore.

— On est au milieu de l'autoroute, je ne...

— Ne m'oblige pas à sauter en marche.

Au ton de sa voix, je devinais qu'il ne plaisantait pas. Et je n'avais aucune envie de le voir mettre ses menaces à exécution. À contrecœur, je mis mon clignotant et me rangeai sur la bande d'arrêt d'urgence. S'en était un en quelque sorte, d'arrêt d'urgence. C'est du moins ce que je m'évertuerais à expliquer à la police en cas de besoin.

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