61-
Moon - Kid Francescoli, Julia Minkin
Dans la voiture, on se chamailla un peu pour la musique. À plusieurs reprises, j'essayai de changer de station radio mais à chaque fois, David s'empara de ma main pour m'en empêcher. Comme il s'entêtait à vouloir écouter ce stupide groupe inconnu au bataillon, je laissai tomber et me contentai d'observer les lumières de la ville défiler sous mes yeux. Bientôt elles se raréfièrent, remplacées par de grandes étendues dépourvues d'éclairage. Des pelouses. Des arbres. Je me redressai alors, réalisant qu'on s'enfonçait dans le Golden Gate Park.
— Tu prévois un pique-nique ? m'inquiétai-je.
David ne répondit pas.
On finit par s'arrêter au cœur des lieux, aux abords d'un bâtiment longiligne dont la façade était en partie vitrée. Sur le panneau érigé devant, je déchiffrai : California Academy of Science.
Un musée ?!
— Je croyais qu'on allait manger quelque part, lançai-je désappointée en regardant l'obscur bâtiment, une main sur mon ventre qui criait déjà famine.
Pour toute réponse, David sortit du véhicule. Je l'imitai.
— Tu peux me dire ce qu'on fiche ici ?
Il me sourit puis s'avança en direction de l'entrée. Je me lançai à sa suite, agacée, impatiente et un peu déçue. Une fois devant les portes closes du hall, toute lumière éteinte en son sein, ma déception s'accrut. Et ma faim aussi...
— Ça doit être fermé à cette heure, dis-je en consultant les horaires sur mon téléphone.
J'entendis David frapper au carreau.
— Je doute que ça fonctionne... déclarai-je distraitement, les yeux toujours rivés à l'écran.
Et soudain, le son des portes automatiques qui coulissent.
— Matt !
Je levai la tête. David s'était jeté dans les bras du type qui venait selon toute vraisemblance de nous ouvrir. Ils échangèrent une longue accolade puis se tournèrent vers moi.
— Alors c'est elle ? demanda le prénommé Matt avec un grand sourire.
— Oui, confirma fièrement David.
— Et elle est là, ajoutai-je en les fusillant du regard.
— Et elle a du caractère, renchérit Matt en riant.
Il nous fit signe d'avancer, et David me précéda à l'intérieur. J'étais sur le point d'entrer, quand je m'immobilisai sur le seuil. Une brise glacée m'avait soudain hérissé le poil et un sentiment étrange que je n'arrivais pas à identifier électrisait chaque nerf de ma nuque. Mon cœur battait plus vite, mais ça n'était pas à cause de l'excitation. La sensation n'était pas agréable. Je frissonnai.
— Tout va bien ?
Je jetai un regard furtif par-dessus mon épaule avant de me tourner vers David.
— Oui, j'ai juste cru qu'il y avait... que quelqu'un...
Il fronça les sourcils et je secouai la tête.
— Peu importe, dis-je en entrant.
C'était stupide... Même carrément stupide, mais pendant une fraction de seconde j'avais eu l'impression qu'on nous épiait. Le parvis était désert cependant... Il n'y avait rien. Rien, ni personne. Pas même l'ombre d'un chat ou d'un coyotte – on les disait pourtant actifs à la nuit tombée. Ce devait donc être un tour de mon imagination... ou le vent facétieux, agitant les bosquets, qui avait provoqué cette impression de mouvement dans mon dos, et m'avait induite en erreur. Ça, et ma peur maladive de perdre David qui ne faisait que renforcer ma paranoïa chronique...
Oui, sûrement...
Matt nous fit traverser le rez-de-chaussée à la seule lumière de sa lampe torche, et je dus m'accrocher au bras de David, car j'étais irrationnellement nerveuse.
— J'ai peur de tomber avec mes talons, me justifiai-je lorsqu'il me jeta un regard en biais.
Deux mètres devant, Matt s'esclaffa.
— Avoue que Tom te flanque la trouille...
— Hein ? C'est qui Tom ?
Matt orienta soudain sa torche vers la droite et un monstre gigantesque jaillit des ténèbres, la mâchoire grande ouverte. Je hurlai en fermant les yeux, prête à mourir dans ce musée de malheur, quand de plus belle, j'entendis notre guide se fendre de rire accompagné cette fois par David. Je rouvris les paupières et vis alors qu'il s'agissait d'un dinosaure. Un dinosaure, mort. Depuis longtemps. Pour ma défense, la pénombre lui donnait une allure autrement plus dangereuse et impressionnante qu'en journée, au milieu d'une foule de familles...
— HA HA... Je suis morte de rire... (J'enfonçai mes ongles dans l'avant-bras de David.) Si tu m'avais dit la soirée que j'allais passer, j'aurais moi-même invité Grant à sortir.
Il caressa ma joue mais continua quand même de rire jusqu'à ce qu'on arrive au pied d'un escalier en tôle perforée.
— Nos chemins se séparent ici, annonça Matt d'un ton théâtral en tendant à David sa lampe. Vous avez jusqu'à minuit. Après...
— Il se retransforme en souris, ou en rat, c'est ça ? demandai-je en jaugeant David d'un air faussement inquiet.
— Ou Tom vient nous dévorer ? répliqua-t-il aussitôt, piquant.
Matt secoua la tête.
— Non c'est juste que j'ai fini mon shift et que mon collègue risque d'appeler la police s'il vous trouve là.
— On sera parti.
Puis Matt s'éclipsa. Le son de son rire s'éloigna dans le noir avec celui de ses pas.
David dut juger probable que j'essaye de m'enfuir car il me prit lui-même par la main pour me faire grimper les marches.
— Où est-ce qu'on va comme ça ?
— Patience...
— Tu comptes me jeter d'en haut c'est ça ?
— Arrête tes sottises...
On traversa une passerelle surplombant le vide. Une porte se trouvait au bout.
— Après vous, m'invita David en l'ouvrant.
Et j'entrai.
Pendant un instant je crus avoir quitté le bâtiment. Les étoiles brillaient au-dessus de ma tête dans un ciel sans nuage. Une marche sous mes pieds, toutefois, me fit baisser les yeux et réaliser qu'on se trouvait toujours à l'intérieur. Dans un auditorium. Non, pas un auditorium... Un planétarium !
Des dizaines de sièges étaient disposés en arc de cercle pour observer la projection à 360°, mais tous étaient vides. Comme dans un cinéma, l'escalier descendait jusqu'à une petite estrade éclairée par seulement deux bougies. Une couverture et des coussins avaient été disposés, ainsi qu'un panier à pique-nique.
— C'est toi qui as fait tout ça ?!
— Avec la complicité de Matt ! Alors, tu préfèrerais toujours passer la soirée avec Grant plutôt que d'être ici ?
— Qui a dit ça ? Pas moi en tout cas...
Cette fois, c'est moi qui attrapai sa main. Je l'entrainai vers l'estrade.
Ne sachant pas vraiment comment m'installer, je m'assis sagement sur le bord.
— Qu'est-ce que tu nous as donc cuisiné ?
Il fit la moue en fouillant le panier.
— Cuisiner est un grand mot... J'ai néanmoins réussi à préparer d'appétissants... sandwichs ! dit-il en sortant deux carrés emballés d'aluminium.
J'éclatai de rire.
— Des sandwichs ? Cela fait partie de, je cite : « tes nombreux talents » ?
— Oh là non, se défendit-il en me tendant mon repas. Tu les découvriras bien assez tôt...
Dans le noir, je rougis et regardai ailleurs. Un temps suffisant pour que le pop d'une bouteille qu'on débouche me fasse ensuite sursauter.
— J'ai tout de même apporté le champagne !
— Et qu'est-ce qu'on célèbre ? demandai-je pendant qu'il me remplissait une coupe.
— Hum... disons... la vie ?
— Alors à la vie, trinquai-je, le sourire crispé.
Je bus une gorgée puis reposai ma coupe.
— Au moins ici on devrait être tranquille, plaisanta David en désignant tout l'espace autour de nous. Aucun risque de croiser quelqu'un qu'on connaisse.
— Oui, enfin... si Mme Santos ne décide pas de pointer le bout de son nez !
Ou Clarke.
David avait grimacé en entendant le nom de ma prof d'espagnol, ce qui me fit rire. Ça me rappela aussi la soirée d'Halloween, éclipsant d'autres idées autrement plus sordides.
— D'ailleurs, tu ne m'as jamais raconté comment tu l'avais convaincue de ne pas nous dénoncer...
— Je n'ai pas vendu mes charmes, si c'est ce que tu cherches à insinuer, rétorqua-t-il. Je les réserve à quelqu'un d'autre.
Il me fit un clin d'œil évocateur et je sentis la chaleur monter encore à mes joues.
— Tu évites la question, dis-je comme si de rien n'était.
— Absolument pas, rejeta-t-il en réprimant un sourire.
Je devinais qu'il mourrait d'envie de me taquiner davantage, mais grâce au ciel il s'abstint d'aller plus loin dans ses sous-entendus.
— Je n'ai pas eu à la convaincre, elle n'a jamais compté nous dénoncer. (Je fronçai les sourcils.) Elle m'a surtout mis en garde.
— En garde ? Contre quoi ?
— Toi.
— Moi ? répétai-je, stupéfaite et un peu vexée.
— Oui, toi. Elle pense que tu me mènes en bateau et que je vais finir en prison.
— Elle a trop regardé de faits divers à la télé, reniflai-je en finissant ma coupe cul-sec.
Un sourire en coin étira ses lèvres. Il mordit dans son sandwich et je commençai à déballer le mien. La première bouchée fut une bonne surprise. Poulet, avocat, tomates, oignons... un délice !
Oignons ? Oh non...
Et bien sûr, j'avais oublié mes bonbons à la menthe... Gé-nial ! Oh, et puis zut, je mourrais de faim ! J'engloutis la totalité en un rien de temps, si bien que David m'en donna rapidement un deuxième. J'ignorais quelle quantité il avait prévu pour rassasier la bête, mais peu encline à dévoiler un visage de morfale – à notre premier rendez-vous par ailleurs – je m'astreignis à manger moins vite. Ma dernière bouchée avalée, je fus soulagée qu'il ne m'en propose pas un troisième mais passe enfin au dessert, un gâteau au chocolat qui finit par me caler pour de bon.
— Et maintenant ce que j'attendais avec impatience...
David s'allongea en attrapant un coussin qu'il cala sous sa nuque. Timidement, je décidai d'en faire autant.
— Tu comptes rester à dix mètres de moi ? persifla-t-il.
Je me tortillai pour me rapprocher. Pas suffisamment près, ni suffisamment vite. Il tendit le bras et me fit glisser jusqu'à lui. Gênée, je gardai les yeux au plafond – au ciel. J'évitai aussi de respirer trop fort de peur d'imprégner l'air d'une odeur d'oignon macéré. Rien de pire pour gâcher une ambiance romantique... Enfin si ! Se comporter en gloutonne ET puer l'oignon macéré...
— Tu trouves pas ça fou qu'on soit là ? Tous les deux, je veux dire.
Je demeurai le bec clos.
— Rends-toi compte... J'aurais dû me trouver là-bas, dit-il l'index pointé vers le haut, ce qui finit par desceller mes lèvres.
— Où ça ?
— Sur l'une de ses étoiles.
Je ne sus comment recevoir l'information.
— Mais, le miracle, c'est que je suis toujours là. Avec toi. Et je te le dois sûrement.
— Moi ?
— Oui, pour avoir harcelé l'univers.
Et consumé une âme...
Je me sentis misérable. Je continuais de marcher sur ses rêves et ça m'était insupportable. Je ne pouvais plus lui dissimuler ma félonie. Il fallait que je passe aux aveux.
— David...
— Je...
Nous tournâmes la tête sur le côté au même moment et nos lèvres se retrouvèrent soudain à quelques centimètres. Je n'osais plus respirer, non pas à cause de l'oignon – cette broutille m'était complètement sorti de la tête – mais à cause de son regard doux, plein d'affection. Je ne voulais pas perdre ça. Je ne pouvais pas perdre ça.
— Oui ? demanda-t-il.
Je reportai mon attention sur le ciel, les bras croisées sur mon ventre.
— Toi d'abord, répondis-je avec le ton d'une adolescente butée.
— Euh... très bien... En fait... je me demandais si tu voudrais m'accompagner chez ma mère la semaine prochaine.
— En Floride ?
— Oui, ça serait pour mon anniversaire, avança-t-il aussitôt comme s'il cherchait à se justifier pour cette idée ô combien précipitée. Je me disais que loin d'ici on aurait pas besoin de se cacher. Enfin... ça m'a traversé l'esprit.... Oublie ça, c'est stupide...
— Non, pas du tout ! Ça m'a simplement surprise. Je viendrai. Avec plaisir, ajoutai-je avec un léger retard.
En toute franchise, je ne m'étouffais pas de joie à l'idée de rencontrer ma « belle-mère » (je ne voyais pas de meilleur terme pour la désigner), mais lâche comme j'étais, c'était un excellent prétexte pour repousser l'annonce que je redoutais tant.
— Et toi, qu'est-ce que tu voulais me dire ?
— Oh... (Je fronçai les sourcils.) Que l'idée des oignons crus dans les sandwichs était sans doute la pire de toute l'histoire des premiers rendez-vous...
— Ah oui ?
David plaça ses doigts sur ma mâchoire pour orienter mon visage de son côté. Pas le temps d'esquiver. Il abolit la maigre distance entre nous, recouvrant mes lèvres des siennes. Il s'attarda, comme pour savourer l'instant, puis s'éloigna.
— Tu es le meilleur oignon que j'aie jamais goûté.
— Et toi le pire goujat que j'aie jamais entendu !
Il éclata de rire.
— Mais aussi le plus attentionné, reconnus-je à contrecœur.
Le reste de la soirée fila, et bientôt, les deux bougies furent entièrement consumées. On demeura alors allongés dans le noir à observer les (fausses) étoiles et à imaginer des exoplanètes dotées de caractéristiques loufoques et habitées par des créatures ridiculement grotesques. On se perdit dans l'immensité de l'univers. Dans ses sextillions d'étoiles, ses centaines de milliards de galaxies et de planètes. Dans ses années lumières. Dans toutes ses unités de mesure, si difficile à appréhender pour l'être humain, réduit à son échelle, insignifiante.
— C'est l'heure de rentrer Cendrillon, annonça David au bout d'un moment.
On resta pourtant l'un l'autre sans bouger pendant encore plusieurs minutes. Aucun de nous ne souhaitait partir. J'aurais pu vivre ici, dans cette bulle confortable, d'amour, de sandwich et de champagne jusqu'à la fin des temps... Mais il fut bientôt temps de plier bagage pour de bon.
J'aidai David en prenant dans les bras quelques coussins pendant qu'il portait le panier, la couverture et qu'il éclairait le chemin jusqu'à la sortie.
— Bonne nuit les tourtereaux, nous lança Matt avant que les portes ne se referment sur notre paradis d'un soir.
— En fait il est vraiment sympa. Où est-ce que vous vous êtes connus ?
— C'est un vieil ami du lycée. Enfin... pas dans le sens vieux, vieux, se reprit David. Ça ne fait pas si longtemps que j'ai quitté le lycée...
J'ignorai son laïus sur son âge.
— Tu penses qu'on pourra revenir ?
— Si je lui dis que tu l'as trouvé sympa, il y a des chances, pronostiqua-t-il ravi que sa surprise m'ait plu.
Dehors, le thermomètre avait perdu quelques degrés. Je frictionnai mes bras pour me réchauffer, toujours à l'affut. Mes craintes étaient restées dans un coin de ma tête et j'avais appréhendé le moment où on mettrait le pied à l'extérieur. Mais contrairement à tout ce que j'avais pu redouter, personne ne nous attendait pour nous supprimer. Le parc était aussi dépeuplé qu'à notre arrivée.
David retira sa veste et la déposa sur mes épaules.
— Merci.
Il me décocha un sourire satisfait et m'ouvrit la portière du 4x4. Il la referma après que je sois montée, puis fit le tour et s'installa au volant.
— Je te raccompagne chez toi ? me demanda-t-il en bouclant sa ceinture.
Son regard remonta vers moi en s'attardant sur le bas de ma robe. Je me mordillai les lèvres.
— Il y a une autre option ?
— Il y a toujours une autre option.
Le rythme de mon cœur s'emballa subitement mais je ne voulais rien laisser paraître. J'essayai de poursuivre d'une voix égale.
— Dans ce cas, je crois que je vais t'éviter de faire un détour.
— C'est un choix écologiquement responsable, approuva-t-il avec flegme. De toute façon, je ne t'aurais pas laissé repartir.
Les phares s'allumèrent et la voiture s'élança à travers San Francisco.
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