60-
Highschool Lover - Air
La semaine suivante défila comme un film dont mes yeux auraient suivi les images, sans pour autant s'attacher à l'action. Au lycée, je parlais très peu et mon attention déjà limitée pour les bavardages de Cassie se fit encore plus sporadique que d'habitude. Je passais les jours et les nuits à réfléchir dans mon coin, indifférente au décor qui changeait à mesure du temps – maison, salle de classe, réfectoire, encore salle de classe puis maison et ainsi de suite...
J'avais à peine remarqué l'air pincé que prenait Mme Santos lorsque j'entrais en cours d'espagnol ou que je la croisais au hasard d'un couloir. Ou même sur le parking, en train de fumer sa clope ; en fait, chaque fois qu'elle repérait ma présence. Je n'entendais pas davantage les murmures calomnieux à mon passage dans la file de la cantine, ni les quolibets de Grace et sa clique dès qu'une occasion se présentait.
J'évoluais dans une bulle hermétique.
Mes pensées – mon obsession, devrais-je dire – tournaient autour de ce terme échappé de la bouche de Lucifer : affranchis.
Qu'étaient-ils au juste ? Qu'avaient-ils donc de spécial, en dehors de leur aura indécelable ? Je n'en savais rien, mais une chose était sûre : David était l'un d'eux. Et cette mystérieuse particularité faisait de lui une cible de choix.
Son âme était si précieuse que les deux camps la convoitaient. Dans quel but ? Je n'en avais pas la moindre idée et ne m'en préoccupais pas outre mesure. L'important, l'essentiel, était de protéger David. Ça signerait vraisemblablement mon arrêt de mort, cependant, je ne pouvais m'imaginer un seul instant faucher son âme.
À quoi bon vivre sans lui ? Je ne voyais aucune raison valable.
Jusqu'à notre rencontre, j'avais vécu par habitude, parce qu'à mes yeux, respirer, manger et dormir était suffisant ; une époque désormais révolue. Je ne voulais plus de cette sous-existence maintenant que j'avais gouté à la vie et aux promesses qu'elle recelait.
Le combat pour la vie, justement, s'engageait. Et bien qu'il semblât perdu d'avance, je n'avais pas l'intention d'abandonner. J'avais déjà sauvé David en soignant son cancer, et j'allais continuer de me battre pour lui en organisant notre fuite.
Connaissant les pouvoirs de localisation d'Elias, il faudrait modifier notre apparence au moyen d'un sortilège, quoique cela relevait du détail. Avant d'en venir là, j'allais devoir affronter une épreuve déterminante : raconter toute la vérité (rien que la vérité) à David. En la lui révélant j'étais consciente que je risquais de le perdre. Il ne comprendrait peut-être pas, serait certainement terrifié et il y avait de fortes probabilités qu'il ne m'accorde plus jamais sa confiance.
Des tapes répétées portées sur mon avant-bras me tirèrent hors de ma bulle.
— Il arrive ! chuchota Cassie l'air réjouie et affolée en voyant David remonter la classe dans notre direction.
Malgré l'ampleur de mes préoccupations actuelles, il ne m'avait pas échappé que son moral s'était amélioré. La discussion qu'elle avait eue avec Ethan le lendemain d'Halloween ne devait pas y être étrangère. Je ne savais pas ce qui s'était dit précisément – elle n'en avait que peu parlé, ou alors je n'avais pas été suffisamment attentive – mais depuis, Ethan avait déployé une série d'efforts pour renouer avec le groupe, et Cassie en particulier. Même à moi, il adressait la parole, et je soupçonnais Cassie d'avoir mentionné mon presque-décès pour l'amadouer...
— Il y a du progrès... Tu as juste oublié un s, là, dit David en glissant son index sur le cahier de Cassie.
Ethan n'était pas le seul dont le comportement avait changé vis-à-vis d'elle. Celui de David aussi s'était transformé, en plus indulgent. J'y voyais là l'expression de sa reconnaissance. Le soir de mon overdose, c'est elle qui l'avait averti puis qui avait appelé les secours. Cela suffisait à expliquer qu'il ne m'ait pas une seule fois reproché de lui avoir révélé la nature de notre relation.
En passant derrière ma chaise, David posa brièvement sa main sur mon épaule avant de continuer entre les rangs. Cet effleurement banal, insoupçonnable, fut l'unique échange que nous eûmes pendant l'heure, discrétion oblige. Il ne me regarda pas – sauf quand les élèves furent plongés dans le texte qu'il nous avait demandé de lire – ne m'interrogea pas, et je ne demandai pas davantage la parole.
À la fin de l'heure, j'eus cependant l'agréable surprise de sentir mon portable vibrer dès que je fus dans le couloir, et de lire :
Serais-tu libre ce soir ?
Pourquoi ? répondis-je innocemment, tandis qu'accompagnée de Cassie, je gagnais le parking.
Surprise...
Je suis déjà prise... Désolé... On m'a invité ailleurs...
Le message suivant fusa aussitôt.
Cassie ?
En calculatrice sadique, je fis exprès de mettre du temps à répondre.
Grant...
Oh, je vois... je m'incline... Comment rivaliser avec un tel charme, un tel charisme ? Une autre fois, peut-être ?
J'en perdis mon sourire et pianotai :
HUMOUR ! BLAGUE !
Plus de réponse. Je me mordillai les doigts, puis soudain :
Tel est pris qui croyait prendre... :)
Je suis hilare !!! envoyai-je, sans pouvoir réfréner un sourire, ce qui n'échappa pas à Cassie.
— C'est lui ? (Je hochai la tête) Qu'est-ce qu'il te raconte ? Il t'envoie des nudes ? Parce que si c'est le cas, t'es obligée de partager !
Mon téléphone s'agita de nouveau entre mes doigts, et je baissai les yeux sur l'écran.
20h. Je passe te prendre.
— Alors ?!
— Il m'invite à sortir...
— OH MON DIEU ! se mit à crier à Cassie en levant les bras au-dessus de sa tête, ce qui attira une fois de plus l'attention sur moi. Un date ! T'as un vrai date avec lui ! Où ça ?
— J'en sais rien, c'est une surprise.
— C'est tellement romantique...
Au lieu de prendre un taxi, Cassie me reconduisit chez moi comme les deux jours précédents. Elle mit à profit la moindre seconde entre le lycée et mon appartement pour me conseiller sur ma tenue.
— Une robe, forcément ! Habillée, mais pas trop – tu ne sais pas où tu vas. Court, mais pas trop non plus – il ne faut pas qu'il pense que c'est gagné... Avec de la couleur...
— Mais pas trop, complétai-je. Oui je crois que j'ai compris le principe...
***
Une fois rentrée, mon sac de cours balancé dans un coin, j'avais passé le reste de l'après-midi sur le canapé, partagée entre deux activités : suivre les tribulations amoureuses d'une bande d'adolescents à la télévision, et harceler David. En toute franchise, c'est dans cette dernière occupation que je m'étais le plus investie. Assez naïvement, j'avais espéré qu'il craquerait comme cela m'arrivait quand Cassie me bombardait ainsi de textos. C'était mal le connaître. Il ne lâcha aucune info. Il refusa même de me dire quel genre d'habits serait approprié pour ce qu'il avait prévu.
C'est toi qui vois, m'avait-il répondu dans un message énigmatique.
M'en remettant donc entièrement aux conseils de Cassie, j'avais décidé de passer une jolie robe bleu nuit avec une paire d'escarpins.
À 19h55, j'étais encore loin d'être prête. Je commençais tout juste à me maquiller quand on sonna à la porte. Je ramenai mes cheveux derrière mes épaules, passant une main dans les boucles pour leur donner du volume, et me dépêchai d'aller ouvrir.
En découvrant David, je fus heureuse de constater que du point de vue vestimentaire, on s'accordait. Il portait une veste marine dont le col était remonté, un gilet gris, une chemise bleu clair et un chino kaki.
— Excellent choix, approuva-t-il en détaillant ma tenue.
Je me poussai pour le laisser entrer. J'avais l'intention de le conduire au salon, lorsqu'il m'arrêta, retenant mon bras. Les battements de mon cœur s'accélèrent. Je me retournai. Ses mains se posèrent alors de chaque côté de mon visage. Je sentis mes joues se réchauffer sous ses doigts, et j'étais à peu près certaine que ça ne venait pas de la chaleur de sa peau.
Ses yeux étincelaient comme deux agates polies par l'océan.
— Quoi ?
Quelques secondes passèrent. Il continua de me fixer.
— Rien, je te regarde, c'est tout.
— Menteur ! À quoi tu penses ?
Sa fossette creusa sa joue et son regard gagna en intensité.
— I have spread my dreams under your feet. Tread softly because you tread on my dreams.
J'ai déroulé mes rêves sous tes pas. Marche doucement, car tu marches sur mes rêves.
Je ne sus pas quoi répondre, pour changer. Alors je me barricadai derrière mon impertinence habituelle.
— Pourquoi quand on vient aux déclarations faut-il que tu reprennes les mots des autres ?
Il rit.
— Parce que malgré mes nombreux talents... (Me voyant secouer la tête, il haussa un sourcil.) C'est parce que tu ne connais pas encore toute leur étendue, assura-t-il, le regard brulant. (Je me sentis rougir davantage. Il voulut dire autre chose mais se ravisa.) Pour en revenir aux déclarations... je ne suis pas doué pour ça. Les mots de Yeats expriment mieux ce que je ressens que tout ce que je pourrais trouver à dire. Heureusement pour toi, je suis meilleur en démonstration.
Et joignant l'acte à la parole, il m'embrassa.
Mon cœur se gonfla d'excitation et un sentiment d'ivresse m'envahit tandis que ses lèvres, insatiables, fusionnaient avec les miennes. Je me laissai alors happer par ce tourbillon d'émotions jusqu'à en oublier tout le reste. Jusqu'à m'oublier moi-même.
Ces quelques instants suspendus avaient une saveur incroyable. C'était comme si rien d'autre que David n'existait. Plus de Clarke. Plus d'affranchis. Plus de danger. Juste lui et moi.
Nous.
Lorsqu'il éloigna son visage, je m'aperçus à quel point il était radieux. Ses mains, qui n'avaient toujours pas quittées mes joues, descendirent pour s'emparer des miennes.
— On y va ?
J'étais prête à acquiescer niaisement tellement j'avais de mal à rassembler des pensées cohérentes. Par chance, un neurone (sans doute l'un des derniers rescapés) m'en empêcha.
— Pas encore. Je dois finir de me maquiller.
Préférant ne pas lui laisser le temps de contester l'utilité du fard à paupières, je filai dans ma chambre. Il dut penser que m'y suivre aurait été précipité car il resta au salon. Je priai alors pour qu'il ne commence pas à fouiner partout. Il risquait de tomber sur quelque chose de compromettant. Je gardais un tas de souvenirs d'autres époques – comme cette photo de moi à bord du Titanic qui me servait aujourd'hui de marque-page – et n'avais aucune envie de devoir expliquer leur provenance. De devoir lui mentir, encore.
Pendant que j'appliquais une ombre charbonneuse sur mes paupières, je repensai à ce qu'il venait de me dire. Tread softly because you tread on my dreams. À la lumière de mes pensées, ces mots prirent subitement une signification différente. Un froid glacial se répandit dans ma poitrine.
David m'avait accordé sa confiance. Il s'était jeté à corps perdu dans notre relation, et moi... tout ce que je lui avais raconté n'était qu'un tissu de mensonges : New York, ma famille, l'overdose. Rien de tout ça n'était vrai. Moi-même je n'étais pas celle que prétendais. Je le trahissais. Ça me rendait malade. Je marchais sur ses rêves, et je savais que dès qu'il apprendrait la vérité, ils se briseraient en mille éclats sous mes pieds. Une part de moi espérait qu'on pourrait ensuite recoller les morceaux, restaurer la confiance. L'autre se demandait seulement comment je pouvais être aussi naïve...
Rouvrant les paupières, j'ignorai la morosité qui habitait mon regard. J'attrapai la brosse à mascara posée sur le lit et commençai à en appliquer sur mes cils.
— Au fait, tu ne m'as jamais dit ton âge...
Je faillis bien me crever l'œil.
— C'est maintenant que tu t'en inquiètes ?
Après avoir flirté avec moi, m'avoir embrassée et alors qu'il s'apprêtait maintenant à m'emmener en rendez-vous, le timing me paraissait des plus mal choisi...
Son rire se propagea du salon à la chambre, jusque dans mon cœur. Instantanément, la pression qui écrasait ma poitrine se relâcha, devenant plus supportable, presque indolore. Il avait cette faculté-là. De guérir les blessures de mon âme.
— Ça ne m'inquiète pas.
Il s'était sans doute rapproché car sa voix était plus forte.
— Alors pourquoi tu poses la question ? On ne t'a jamais dit que c'est impoli de demander son âge à une femme ? (Je soupirai en secouant la tête.) Tu me trouves trop jeune, c'est ça ?
Jamais je n'aurais pensé avoir à me soucier de cela un jour...
Du coin de l'œil, je vis une paire d'iris grises m'observer depuis le seuil de la porte. Et ce sourire...
— Je ne te pense pas trop jeune. (Il s'appuya d'une main contre le cadre de la porte, mais n'entra pas. Il observa un instant l'endroit où il m'avait trouvé inanimée, s'interrompit quelques secondes, puis reprit :) Sinon je ne serais pas là. Et puis, tu sais ce qu'on dit... Aux âmes bien nées, la valeur n'attend pas le nombre des années.
L'entendre prononcer le mot « âme » souleva mon cœur. Je pinçai les lèvres.
— Assez de citations pour ce soir, dis-je d'un ton léger qui sonnait faux.
Quand je lui retournai sa question, il haussa un sourcil arrogant et passa une main sur son menton.
— Tu me donnes quel âge ?
J'éclatai de rire.
— Joker !
— C'est très méchant ça, dit-il avec un air faussement choqué. (Il entra dans la pièce et se planta devant moi, une lueur de désir dans le regard.) Si tu persistes dans cette attitude insolente, je vais être obligé de sévir...
Je laissai échapper une exclamation étouffée.
— Essaye un peu pour voir !
Je lui décochai un regard outré, mais en vérité, l'idée affolait mon pouls.
— C'est un défi ?
— Non ! m'indignai-je en rebouchant le tube à mascara.
Un sourire malicieux s'étira sur ses lèvres.
— Si, c'est un défi.
— Pas du tout ! m'esclaffai-je, le visage cramoisi.
Pour couper court à la discussion, je tapotai ma montre.
— On va être en retard !
Il rit encore.
— Tu ne sais même pas où on va ! souligna-t-il à juste titre.
Je ne relevai pas. J'attrapai ma pochette dorée tandis qu'il continuait de me taquiner, puis on se mit en route.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top