58-
Dans un sursaut, j'ouvris les yeux ; d'un seul coup, comme brusquement tirée d'un affreux cauchemar. J'aspirais l'air avec avidité telle une apnéiste émergeant des abysses.
Mon dos était ankylosé, et mes jambes, serrées dans une sorte de sac de couchage. J'essayai de me lever sur mes coudes pour essayer de comprendre. Pourquoi me trouvais-je étendue sur le sol ?!
Mon cœur rata un battement et je dus me rallonger, car je me sentais partir. La machine avait du mal à se remettre en route. Elle luttait pour réchauffer mon corps imprégné d'une froideur cadavérique.
Autour de moi, j'entendis des exclamations de surprise.
Exténuée, je clignai des paupières pour faire disparaître les étoiles qui tournoyaient devant mes yeux. Un regard bleu-gris dansa furtivement juste au-dessus de moi, mais je n'eus pas le temps de déterminer s'il s'agissait ou non d'une hallucination post-mortem qu'un visage inconnu le remplaça.
La lumière d'une lampe s'approcha de mes pupilles. Incommodée, je fermai les yeux.
— Est-ce que vous pouvez me dire votre nom ?
La bouche sèche, je déglutis avec difficulté.
— Savez-vous comment vous vous appelez ? me répéta l'homme en m'ouvrant les paupières avec ses doigts et en braquant sur moi sa foutue lumière.
— Je... (Je m'éclaircis la voix.) Eléonore Latour. Mais qu'est-ce que vous fichez chez moi ? articulai-je péniblement, cherchant à le repousser d'une main sans force.
L'homme éteignit sa lampe. Il fallut quelques secondes pour que mes pupilles s'adaptent. Je réussis alors à distinguer son visage avec précision. Des verres percés sans monture apparente reposaient sur son nez, et derrière, ses yeux paraissaient aussi énormes que ceux d'une grenouille. Pour une raison qui m'échappait encore, il avait l'air sidéré et ses mains tremblaient.
— Votre amie nous a appelés. Elle vous a trouvé morte. (Il coassa.) Enfin... pas vraiment morte. Vous ne parleriez pas si c'était le cas, s'embrouilla-t-il en regardant par-dessus son épaule.
Ce qu'il vit lui fit retrouver aussitôt son sérieux.
— Quel jour sommes-nous ?
Il en avait encore combien des questions, celui là ?!
— Euh... c'est Halloween, non ?
— Eh bien... entama-t-il à mi-voix, au moins aussi hagard que moi. Je ne sais pas comment c'est possible mais, à première vue, vous ne semblez pas avoir de séquelles, annonça-t-il en rangeant son matériel dans la trousse à côté de lui. Je n'ai encore jamais vu une chose pareille...
Une main s'empara doucement de la mienne. Je fis alors rouler ma tête sur la droite même si je devinais avec appréhension à qui elle appartenait.
— T'es là toi aussi, me contentai-je de constater en regardant David.
Il me fixait, les lèvres closes. Ses cheveux étaient en bataille et sa chemise froissée.
Pourquoi fallait-il qu'il me voie toujours en train de pleurer, ou de mourir ? N'y avait-il pas d'autre configuration possible ? Étais-je donc vouée à perdre tout honneur devant lui ?
— Bon, je vous laisse un moment, déclara le médecin en refermant sa trousse. Je vais annoncer la bonne nouvelle à votre amie.
Il se releva et s'éloigna en direction du salon en refermant la porte derrière lui. Alors seul à seul, le silence enfla entre David et moi, prenant toute la place. Puis la bulle qui continuait de grandir éclata soudain.
— Pourquoi t'as fait ça ?
Sa voix était rauque et hachée, comme s'il avait quelque chose de coincé dans la gorge qui l'empêchait de parler normalement. De mon côté, je réfléchissais aussi vite que j'en étais capable dans cet état de mort cérébrale, cherchant une réponse adéquate, satisfaisante. « Je devais aller en enfer » n'était pas la plus appropriée et comme rien de mieux ne me venait, je me bornai à jouer l'idiote.
— Fait quoi ?
Il lâcha ma main et son regard se durcit.
— Arrête ! Nous savons tous les deux que ce n'était pas un accident, s'emporta-t-il en m'agitant la seringue sous le museau.
Et merde...
— Écoute, je suis fatiguée, soufflai-je en me relevant, ce qui m'occasionna un vertige.
Je me tortillai pour sortir mes jambes du sac noir dans lequel elles étaient coincées. Un sac mortuaire.
Chouette !
On m'avait presque déjà enterrée, pensai-je avec amertume.
Découvrant mon expression de dégoût, David se dépêcha de tirer la fermeture éclair puis m'aida à m'asseoir sur le bord du lit, mais cela ne l'empêcha pas de revenir immédiatement à la charge.
— Je me fiche que tu sois fatiguée ! s'écria-t-il. Est-ce que tu as pensé aux conséquences ? Ou rien qu'à moi ? À ce que je pourrais ressentir s'il t'arrivait quelque chose ?!
Sa voix avait des accents désespérés et ses yeux étaient plus brillants que d'habitude. Je me mordis la lèvre, décontenancée.
— Je...
Incapable de trouver quoi dire, je m'arrêtai là.
— Est-ce que c'est à cause de Mme Santos ? Parce que tu n'as rien à craindre. Elle n'en parlera à personne. Tes parents ne seront pas au courant.
Je fus soulagée d'apprendre qu'il avait réussi à s'assurer de son silence, même si je m'interrogeais sur la façon dont il s'y était pris. Je m'abstins toutefois de le questionner sur le sujet. Ça n'était vraisemblablement pas le moment.
— Ça n'a rien à voir.
David s'assit près de moi et entoura mes mains avec les siennes. Il était toujours furieux, je le devinais à sa respiration forte et profonde, à la tension dans tout son corps, mais surtout, à l'avis de tempête que m'envoyaient ses yeux.
— Dans ce cas, ça rime à quoi ?! (Il me transperça de son regard et je cillai.) Il faut que tu me parles. (Son ton était catégorique.) Parce que je refuse de te perdre, tu m'entends ?!
Je soupirai, désemparée.
— Eléonore, je t'en prie.
Sa prise autour de mes mains se resserra comme s'il craignait que je lui échappe, que je m'évapore.
— Ça rime à quoi ?
— Je crois le savoir, répondit à ma place une voix faible et voilée.
Je tournai la tête et aperçus alors Cassie sur le seuil, appuyée contre le chambranle. Je n'avais pas réalisé que la porte s'était ouverte.
Elle entra et vint se planter devant moi en m'observant d'une façon qui me donnait l'impression d'être une dangereuse psychotique qu'il fallait à tout prix éviter de contrarier. Elle avait les yeux rouges, injectés de sang, et les paupières gonflées. Une réaction allergique aux lentilles, me dis-je aussitôt.
— Tu n'as pas à te sentir coupable de la mort de Sarah, ce n'était pas de ta...
— Je le sais très bien, coupai-je.
Cassie inspira profondément avant de reprendre : « Ça n'a été facile pour personne. Mais toi, avec l'éloignement de ta famille tu as dû te sentir encore plus isolée... »
— Ma famille ?
Quelle famille ? De quoi parlait-elle ? Mon cerveau encore embué par les vapeurs de l'enfer ne parvenait pas à suivre les divagations de Cassie.
— Tes parents sont à New York, non ? demanda-t-elle avec la lenteur extrême que l'on réserve aux simples d'esprit.
Oh... Cette famille là ! Celle qui sortait tout droit de mon imagination débordante. Dans ce genre de situation je ne pouvais que regretter d'égrainer les mensonges avec une telle désinvolture.
Je tâchai de garder une expression neutre, bien que la contrariété affleurât.
— Oui, ils sont à New York. Mais ce n'est pas parce que je suis seule ici que ça signifie que j'ai voulu...
Mon regard passait de Cassie à David. Tous deux avait le même air de pitié compatissante.
— Je... Je n'ai pas...
David m'attrapa par l'épaule pour m'attirer à lui, et j'eus mal au ventre tellement j'avais honte.
— Je n'ai pas cherché à mettre fin à mes jours ! balançai-je sur un coup de tête.
J'avais beau savoir que je n'avais déjà que trop menti, je ne voyais pas d'autre alternative pour me sortir de là qu'une énième invention.
David se recula pour m'observer.
— Tu n'as pas totalement tort quand tu dis que c'est lié à Sarah, déclarai-je en m'adressant à Cassie. Depuis l'accident, je ne dors plus. Et comme mon médecin a refusé de me prescrire des somnifères et que j'allais tourner folle si je ne dormais pas, j'ai décidé de me procurer illégalement ce dont j'avais besoin. D'après le gars qui m'a vendu ça, les barbituriques c'est ce qu'il y a plus efficace.
Derrière Cassie, perplexe, je vis le médecin réapparaitre.
— Pour être efficace, c'est efficace, ça c'est sûr ! Dans votre cas, cela a provoqué une détresse respiratoire et un arrêt cardiaque, dit-il en venant vers moi. À l'heure qu'il est, vous devriez être morte, ajouta-t-il de manière théâtrale.
Je grimaçai en prenant un air choqué que j'espérais crédible. Le médecin vérifia mon pouls avant d'écouter plus attentivement mon cœur à l'aide de son stéthoscope.
— Aussi, je vous conseillerais, à l'avenir, de ne plus jamais utiliser une substance sans qu'elle n'ait été prescrite par un médecin. Vous avez eu beaucoup de chance cette fois, mais ça bien failli vous coûter la vie.
— Rassurez-vous, je n'ai aucune intention de retenter l'expérience.
En jetant un bref coup d'œil à David, je le vis se détendre.
— Bon, soupirai-je en m'écartant du médecin, je crois que tout est rentré dans l'ordre. Vous avez sûrement d'autres patients qui vous attendent... quelque part.
— Oh mais il faut que je vous ramène avec moi, s'esclaffa-t-il comme si je venais de dire une sottise.
— Quoi ?!
Il essayait de garder son sérieux mais je voyais bien qu'il me trouvait passablement naïve, si ce n'est stupide, d'avoir pensé m'en tirer si facilement.
— Eh bien, je ne peux pas vous laisser comme ça. Il faut que nous procédions à des examens complémentaires pour nous assurer de votre état.
— Mais je vais par-fai-tement bien ! me récriai-je, exaspérée.
David ne tint pas compte de mes objections.
— Je viens avec vous, annonça-t-il.
— Moi aussi, renchérit Cassie.
Je protestai pendant de longues minutes, sans que quiconque en fasse grand cas. Puis quand je compris que je n'avais aucune chance de gagner ce combat à trois contre un, j'acceptai de les suivre, contrainte et forcée.
— Vous voyez, elle n'était pas morte, siffla Cassie en s'adressant au médecin.
Je voulus lui adresser un sourire en signe d'apaisement, mais lorsque je rencontrai mon reflet dans le miroir de l'ascenseur, je le sentis mourir sur mes lèvres cyanosées.
Mon cadavre me fixait, l'œil vitreux.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top