57-
Another Love - Tom Odell
— J'ai rencontré quelqu'un, dis-je d'une voix étonnamment assurée.
Il ne bougea pas d'un pouce.
— Et c'est sérieux, devina-t-il, placide.
— J'en ai bien peur.
Et c'était le cas, au sens propre. La situation me terrifiait véritablement. J'avais tâché de garder la tête froide jusqu'à maintenant, malgré ça, j'étais consciente de me trouver dans un cul-de-sac. David et moi avions surmonté un obstacle, sa maladie, mais un mur infranchissable se dressait devant nous : Clarke. Et depuis le temps que je côtoyais David, je n'étais pas parvenue à découvrir grand-chose, mis à part l'absence d'aura chez lui. Je ne savais toujours pas ce que cela signifiait, et j'avais encore moins d'idée concernant la manière dont on pourrait s'en sortir.
En repensant à tout ça, mes yeux se mirent à me picoter.
— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Comme j'avais détourné le regard, je supposai que c'était mon reniflement qui m'avait trahie.
— Je suis désolée, lui dis-je. Vraiment. Je suis une personne horrible.
Il soupira. Lorsque j'aperçus son bras droit quitter sa jambe, je crus qu'il allait le poser sur mon épaule, mais il changea de trajectoire et alla se planter dans le sable derrière lui.
— Tu n'es pas une personne horrible, loin de là, m'assura-t-il alors qu'il avait pourtant toutes les raisons du monde de m'en vouloir.
Je levai mes yeux larmoyants au ciel. Il me renvoyait à la propre noirceur de mon âme.
— Bah voyons... Donc d'après toi, c'est parce que je suis une fille comme ça, dis-je en levant le pouce, que je me retrouve en enfer.
Mon intonation était à la fois contrariée et dépitée.
— Tu crois encore que les gens ici sont mauvais ? Waouh ! Tu as beaucoup d'estime pour Sarah à ce que je vois...
Soufflée par le ton cassant qu'il avait donné à son propos, je ne dis rien. Et aussi, parce qu'aussi difficile que ça soit à admettre, je me rendais compte qu'il avait raison. Sarah était la preuve vivante... enfin... la preuve morte, que des gens bien finissaient en enfer. Peut-être qu'atterrir ici n'était pas une si mauvaise chose après tout.
— Les bon croyants ne font pas les bonnes personnes.
Avec ses doigts, Cameron avait commencé à dessiner des cercles sur le sable.
— Si tu es ici, ce n'est pas parce que tu as commis quelque chose de mal, mais parce que tu t'es suicidée. C'est la règle : toute personne qui s'ôte la vie volontairement est acquise à l'enfer.
Intriguée, je me redressai et basculai mes épaules pour lui faire face.
— Et si je mourrais, disons, accidentellement, où est-ce que j'irais ? m'enquis-je en grimaçant.
En posant la question je venais soudain de réaliser que je n'avais encore jamais pensé à sonder mon aura. Inconsciemment, j'avais dû refouler l'idée pour ne pas avoir à affronter la réalité. Car même sans l'avoir vérifié de mes propres yeux, j'étais presque certaine qu'elle brillait d'un rouge profond. À tous les coups, ça devait se jouer entre le pourpre, le carmin et dans le meilleur des cas, le coquelicot. Pour ce que ça changerait...
Cameron inspira longuement, ennuyé d'avoir à tout m'expliquer. Il ne devait pas en avoir le cœur vu comment se passaient nos retrouvailles.
— Ça dépendrait de ce que tu désires. (Je plissai les yeux, pas sûre de comprendre.) En tant que Mort, tu bénéficies d'une sorte d'immunité diplomatique, et tu devrais le savoir. On ne peut pas t'imposer un camp.
Vraiment ? Car non, on ne m'en avait jamais informée ! Personne. Jamais.
— C'est pourtant ce qui s'est produit, objectai-je.
— Non, en mettant fin à tes jours, tu as choisi l'enfer de ton plein gré. Mais si tu mourais, disons, contre ta volonté, précisa-t-il avec sarcasme, tu pourrais choisir librement ce qui te convient le mieux.
Mon regard s'égara.
— Si je te suis, murmurai-je lentement, mon âme peut tout aussi bien appartenir à l'enfer qu'au paradis ?
— Voilà.
Quelques secondes passèrent. Une idée folle fourmillait dans mon esprit.
— Donc mon aura n'est certainement ni rouge, ni bleue, pas vrai ?
— En effet, confirma Cameron en fronçant les sourcils.
Et il me paraissait encore plus improbable qu'elle soit un mélange de ces deux couleurs, car je n'étais pas un indécis. À l'inverse de moi, eux n'avait aucun choix après leur mort. Ils étaient coincés, ils erraient.
Ne restait plus qu'une hypothèse... Mon cœur s'accéléra et j'eus le tournis face au milliard de questions qu'elle soulevait. Je n'étais pas sûre qu'il soit judicieux d'aborder le sujet avec Lucifer, mais avant que je puisse m'arrêter, la question franchit mes lèvres.
— Alors, je n'ai pas d'aura ?
Comme David, pensai-je.
Je vis Cameron se raidir. Ses doigts arrêtèrent brusquement de caresser le sable, et il se mit à me regarder avec une attention acérée.
— Si, bien sûr. Tout le monde a une aura, Eléonore. Même les Morts.
Déçue de voir mes suppositions tomber à l'eau, je me détournai de lui et baissai les yeux vers mes genoux. Après de longues secondes, il reprit :
— Les seuls dont on pourrait penser qu'ils sont dépourvus d'aura sont les affranchis, parce que la leur est imperceptible.
Je relevai la tête.
Les affranchis ?! Qu'est-ce que c'était que ça ? Je m'apprêtais à lui poser la question quand je remarquai du coin de l'œil qu'il m'observait en détail pour jauger ma réaction. Mon instinct m'obligea alors à garder un air impassible même si une foultitude de questions m'asseyait.
À tort ou à raison, je ne croyais pas qu'il avait lâché cette information par hasard. À mes yeux, ça ressemblait à s'y méprendre à un appât monté sur un hameçon, et à n'en pas douter Cameron n'attendait qu'une chose : que je me jette dessus. Son ton n'avait pas fluctué mais j'y avais décelé une pointe de suspicion.
Convoitait-il ce genre d'âmes ?
À cette pensée, je sentis mon estomac se tordre et mon cœur se serrer. Je tâchai de ne rien laisser transparaître du trouble qui s'abattait sur moi, et regardai la mer en prenant un air absent comme si je l'écoutais à peine. J'avais plutôt intérêt à dissiper ses soupçons. Clarke me posait déjà assez de problèmes. Nul besoin d'avoir en prime le diable aux trousses...
— Ok, dis-je d'une voix égale. Du coup, mon aura est de quelle couleur ?
Cameron serra les lèvres en me toisant. Je me félicitais qu'il ne puisse pas me voir rougir.
— Noire.
— J'aurais dû m'en douter, répliquai-je d'un ton ironique.
Il continua à m'observer attentivement, avant qu'une vague plus puissante que les autres ne s'échoue sur le sable et ne vienne lécher nos pieds. Mes pieds tout du moins, car Cameron avait gardé ses tennis blanches. Je sursautai et il jura en retirant ses chaussures.
L'eau était tiède mais elle rafraichit néanmoins ma peau brûlée.
Cameron remonta le bas de son jean pour qu'il ne finisse pas trempé lui aussi, et se lança dans la contemplation du ciel. Un écran noir, opaque. Je l'imitai en soupirant.
— Je n'aime pas ce ciel, déclarai-je pour enterrer définitivement le sujet précédent.
— Ça ne m'étonne pas. Tu n'aimes rien de cet endroit.
Il se tourna vers moi et à ce moment, Lucifer, le roi de l'enfer, suspicieux et potentiellement dangereux, s'effaça au profit de Cameron, l'homme blessé. Son sourire éclaira un instant l'obscurité, toutefois, je n'y vis aucune joie, ni aucun amusement. Juste une profonde déception, et de l'amertume. Même si je ressentais de la peine de le rendre si triste, je préférai faire mine que je n'avais pas saisi le sous-entendu.
— Désolé... C'est juste que cette noirceur m'oppresse. Ça me rappelle l'endroit où j'étais avant d'atterrir ici.
— Quel endroit ?
— Je ne sais pas, dis-je en haussant les épaules. C'était juste noir, profond, douloureux. Quand j'ai vu mes victimes, j'ai cru que c'était l'enfer. Mais ensuite, je suis arrivée ici.
Cameron avait reporté son attention sur le ciel et son sourire s'était effacé pour de bon.
— Tu as dû rêver, voilà tout.
Sur le coup, ça m'avait semblé réel, mais à présent je n'en étais plus si sûre. Peut-être le barbiturique m'avait-il fait délirer dans mes derniers instants. C'était une explication logique.
— Peut-être, concédai-je.
Cameron se leva sur ses pieds et me tendit la main pour m'aider à faire de même.
— Il est temps que tu repartes, murmura-t-il avec regret. Ton corps va rapidement se détériorer. Il ne sera bientôt plus viable.
M'imaginer me décomposer me donna la nausée.
— Je préfèrerais éviter ça, dis-je en époussetant ma robe. Mais pour repartir... je fais comment ? (Je grimaçai.) Rassure-moi, je ne vais pas encore devoir me suicider ?
— Non, bien sûr. Je vais t'aider. Même si j'aurais préféré te garder pour moi, ajouta-t-il à voix basse.
Je n'osai plus le regarder. Je me sentais résolument coupable de lui infliger ça.
Il attrapa une nouvelle fois mes mains et les serra dans les siennes. Je déglutis, sans avoir aucune idée de ce que je devais faire. Je ne savais pas non plus si ça faisait parti du processus pour me ramener à la vie, ou pas. En sentant son corps se rapprocher du mien, je penchai pour le « ou pas ».
Quand je levai le regard, une distance infime nous séparait. Je discernais à présent les détails de son visage. Il avait quelque chose de déchirant dans la détresse qu'il laissait entrevoir : regard fuyant et bouche pincée de ceux qui répugnent aux adieux.
— Au revoir, Eléonore.
J'allais répondre, lorsqu'il étouffa mes mots. Ses lèvres, déjà si proches, capturèrent les miennes dans un baiser où se mêlèrent surprise et remords, de mon côté ; désarroi et regrets, du sien. Évidemment, j'aurais aimé pouvoir prétendre que ça ne me fit rien du tout, mais en dépit de ce que je ressentais pour David, et de mon sevrage vis à vis de Cameron, je sentis mon cœur battre plus fort.
Cette sensation aussi exquise que confondante ne dura qu'un instant. Celui d'après, Lucifer, ses lèvres, l'enfer, tout avait disparu...
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