56-
J'avais passé longtemps à consoler Sarah, passant en revue tout son entourage. Ethan, d'abord. J'avais souligné que si elle avait été envoyée ici pour des raisons comme le sexe avant le mariage, ou rien que l'utilisation de faux papier pour rentrer dans les bars, je ne voyais pas comment il pourrait y échapper. Mes arguments avaient fait mouche, et elle s'était quelque peu apaisée. Il lui faudrait un sacré moment pour se faire une raison le concernant. Car avant que la mort ne les réunisse, le temps aurait éteint la flamme de leur amour. Ethan avait normalement devant lui de nombreuses années à vivre, de quoi tomber à nouveau amoureux, se marier ou fonder une famille... ce dont Sarah resterait à jamais dépossédée. J'avais évidemment gardé ces réflexions au fond de moi, car il lui appartenait de faire le deuil de sa relation, à son rythme...
Pour ses parents, Sarah avait en revanche bon espoir. Ils n'étaient ni mariés, ni même baptisés – de purs athées. Et sa sœur suivrait probablement le même chemin. J'avais acquiescé à tout son raisonnement, priant pour qu'elle ait raison, même si je n'étais pas convaincue que les choses soient aussi simples...
Ses craintes pour partie dissipées, elle m'avait ensuite posé beaucoup de questions sur mon travail, ma vie et les raisons de ma venue au lycée. Je n'étais pas entrée dans les détails. Je lui avais raconté que je devais surveiller quelqu'un en particulier, sans lui dire qui ou pourquoi. Elle semblait s'être satisfaite de mes explications, et ne paraissait pas nourrir de rancœur à l'encontre de la double vie que je menais à l'insu de tous. La Sarah « morte » était bien plus sage et mature que celle dont je me souvenais. Dommage qu'il ait fallu qu'elle meure pour cela...
Quand elle eut épuisé toutes les questions qu'elle avait en stock, elle me décrit son quotidien ici. Son petit appartement qu'elle partageait avec une fille décédée le même jour qu'elle, renversée par un chauffard ; ça devait les rapprocher, j'imagine. Les fêtes délirantes qui démarraient à la nuit tombée. Les leçons avec son mentor –un type qui, à l'entendre, avait l'air dangereux et séduisant.
Je continuais de l'écouter en observant l'océan changer de couleur et s'assombrir à mesure que la lumière décroissait, quand un raclement de gorge me sortit de ma rêverie.
— On passe à l'improviste ?
À deux mètres, Cameron m'observait, un sourire irrésistible accroché à ses lèvres. Bizarrement, ça me laissait de marbre. J'ignore si ça venait de ce que je ressentais pour David, ou bien, des atrocités auxquelles j'avais assistées ici, mais je me sentais comme immunisée contre son charme diabolique.
Comme je ne répondais pas, il poursuivit :
— Tu m'as manqué, Eléonore.
Je restai muette. Sarah le détaillait de haut en bas, scotchée.
— Sarah, je te présente Satan, dis-je en prenant bien soin d'appuyer sur ce dernier mot.
Je faisais d'une pierre deux coups. Je mettais Sarah en garde, mais surtout, ça m'évitait de répondre à Cameron. La réaction de la brune ne se fit pas attendre. Elle recula, si vite, qu'on aurait dit qu'elle avait fait un bond en arrière. Ça amusa Cameron – beaucoup.
— Je t'effraie ? lui demanda-t-il entre deux éclats de rire.
Sarah bredouilla quelque chose mais ce fut aussi compréhensible qu'un borborygme...
— On fait toujours le diable plus laid qu'il n'est, regretta-t-il en soupirant.
— Ou peut-être qu'en vérité il est plus laid qu'il n'y paraît, dis-je d'un ton irrévérencieux.
Cameron leva la tête et prit son menton entre son pouce et son index en faisant mine de réfléchir au sens de mon propos. Ses lèvres fines, étirées au maximum, parlaient pour lui. Il se foutait de moi.
— Tu prends des cours de philo sur ton temps libre ?
Sarah s'était un peu détendue, sans doute grâce à sa voix chaude et ensorcelante. Elle observait notre joute verbale avec intérêt.
— Non je suis débordée, je dois dire. Tu sais, se suicider ça se prépare, ça se peaufine, ironisai-je avec une pointe d'agacement. Il faut réfléchir au moyen de ne pas foutre du sang partout, de ne pas se rater, de pas bousiller complètement son corps. Ce n'est pas une mince affaire. Surtout quand on n'a pas eu un mode d'emploi détaillé.
Il rit encore.
— Pauvre petit chaton qui a eu peur.
J'avais envie de lui faire ravaler sa réplique, de lui coller mon poing dans la figure.
— Tu peux le dire ! m'écriai-je. Vu le super comité d'accueil que j'ai eu à l'arrivée. Heureusement que j'avais une AMIE pour me tirer de là, parce qu'au moment où on parle, je serais en train de frire à la poêle comme du bacon.
Gênée que je la mêle à la dispute, Sarah sourit à Cameron en serrant les mâchoires et en haussant les sourcils.
— Si t'avais prévenu de la date, j'aurais pu t'éviter l'entrée principale, fit-il valoir.
— Je ne savais pas que c'était nécessaire, m'indignai-je en écartant les bras, les paumes tendues vers le ciel. Tu m'as bien trouvée à l'aéroport, sans que je te demande quoi que ce soit.
Las, il haussa les épaules.
— C'est différent.
Il en resta là. À ses yeux, ça ne méritait pas plus d'explication. Je secouai la tête, irritée.
— Au moins tu auras pu constater que Sarah va bien !
— Attends... Tu le savais ? (Il prit un air innocent.) Et tu m'as quand même fait venir ?! m'indignai-je alors.
— M'aurais-tu crû sur parole si je te l'avais assuré ?
Je ne répondis pas, et il se tourna vers Sarah.
— Merci d'avoir pris soin d'elle jusqu'à maintenant.
Il lui décocha un sourire plein de gratitude. Je la vis rougir et même émettre un gloussement particulièrement gênant.
— Est-ce que je peux te l'enlever ? Nous avons du temps à rattraper.
Je m'apprêtais à refuser net, et à lui rappeler que j'étais venue pour elle, mais Sarah fut plus rapide. Peu encline à contrarier le diable, elle acquiesça avant que je ne puisse protester. Elle me tira vers elle et me serra dans ses bras frêles, sous le regard impatient de Cameron.
— Tu vas me manquer, murmura-t-elle.
Sa gorge semblait s'être serrée. J'imaginais que ça n'était pas tant moi qui allais lui manquer, que le passé que j'incarnais pour elle.
— Mais sois tranquille. Je ne t'en veux pas pour l'accident, ni pour ton... travail...
Elle s'éloigna de moi pour me regarder dans les yeux. Elle avait l'air franchement triste.
— Je ne vais pas te mentir et prétendre que je suis fan de ce que tu fais, dit-elle dans un mélange confus de rires et de larmes. Mais qu'est-ce que je peux te reprocher ? C'est ce qui te permet de continuer à... à vivre...
Sur ce mot, elle s'étrangla, réprimant un sanglot. Je la ramenai alors contre moi et la serrai fort. Je comprenais parfaitement le désespoir et la frustration qui l'agitaient. Déjà qu'être arrachée à sa famille, à ses amis et à toute sa vie pour finir ici, en enfer, me paraissait impossible à digérer en moins d'un siècle... je me doutais que me voir me pointer comme une fleur n'avait pas dû arranger les choses. Que je le veuille ou non, j'étais un fantôme de son passé. J'exhumais les souvenirs de son ancienne existence. Et le pire, c'est qu'après lui avoir rappelé tout ce qu'elle avait perdu, j'allais de nouveau l'abandonner pour regagner tranquillement le monde des vivants. Ce monde auquel elle n'avait eu la chance d'appartenir que dix-huit petites années ; les premières n'étant jamais les plus mémorables. Forcément, ça devait réveiller en elle une vive douleur et un profond sentiment d'injustice.
— On dirait que tu t'es bien adaptée ici, dis-je pour la réconforter.
Elle se dégagea de mes bras et haussa les épaules en essuyant ses larmes avec le coin de sa manche.
— Oui, marmonna-t-elle, c'est juste...
— Eh, lui dis-je en souriant, je ne vais pas te lâcher ! Si ça peut te faire du bien, je suis prête à me suicider plus souvent.
J'étais certaine que cette idée de mort, sordide au premier abord, la séduirait. Je ne m'étais pas trompée. Son visage s'éclaira, ce qui me soulagea d'une partie de ma culpabilité.
— Bon, pas besoin de clamser toutes les semaines non plus Latour... Mais de temps en temps, ce ne serait pas de refus.
Pour voir sa réaction, je me tournai vers Cameron qui faisait mine de ne pas nous écouter.
— J'aurai le droit de revenir ? demandai-je comme une enfant quémandant un autre tour de manège.
Son sourire se fit éblouissant. Le salaud se réjouissait que je décède !
— Autant que tu voudras, accepta-t-il avec un enthousiasme indécent. Mais si tu ne veux pas rester ici plus longtemps que prévu, préviens-moi à l'avance.
J'échangeai un dernier regard complice avec Sarah avant de lui dire au revoir. J'admettais que c'était charitable de la part de Cameron d'accepter que je revienne lui rendre visite, mais le fait qu'il se satisfasse de ma mort me révoltait. Et bien sûr, il ne s'agissait pas d'un acte désintéressé. Dans sa caboche diabolique, il pensait que ce genre de voyage s'inscrirait dans le cadre d'escapades romantiques en sa compagnie.
Grossière erreur !
— Prends soin de Cassie, d'Ethan, de tout le monde, me souffla Sarah à l'oreille.
— Je le ferai.
Son visage pivota vers Cameron et elle lui adressa un timide signe de tête. Il lui rendit la politesse, puis elle s'éloigna en direction de la ville. Je la suivis du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière le premier gratte-ciel, après quoi Cameron passa à l'attaque.
— Maintenant qu'on est seuls...
Sans finir sa phrase, il se pencha vers moi. Ses lèvres fines, légèrement entrouvertes, fondirent sur les miennes comme des missiles. J'eus à peine le temps de déjouer son attaque. Je tournai la tête au dernier moment. Sa bouche ripa sur ma joue.
— Il faut qu'on parle, annonçai-je froidement en faisant un pas en arrière.
Rien qu'une seconde, je crus voir sa confiance s'ébranler et même une lueur de vulnérabilité passer dans ses yeux noisette. Mais l'instant d'après, je n'en fus plus tout à fait sûre car il s'était retranché derrière un air impassible.
— D'accord, dit-il d'une voix sans timbre.
Cameron fit alors demi-tour, m'invitant à le suivre.
Pendant qu'on déambulait le long de la promenade, la lumière continuait de diminuer. L'océan avait perdu ses reflets et le ciel s'était paré d'une couleur lie de vin. La nuit approchait, et je savais qu'elle serait sans étoiles.
— Des tas de raisons font que nous deux, ça ne... marchera pas.
— Je t'écoute, m'encouragea-t-il en fixant l'horizon.
Gênée par l'attention qu'on nous portait, j'avais du mal à rassembler mes idées. De nombreux promeneurs se retournaient sur notre passage. Certains s'étaient même carrément arrêtés pour nous observer. J'étais consciente que ça n'était pas moi qui suscitais ce soudain intérêt ; leurs regards convergeaient vers Cameron. Aucun d'eux ne semblait apeuré. Ils étaient plutôt nerveux et plein de déférence. C'était effarant. On aurait dit qu'il venait de croiser leur star préférée.
Creepy...
Niveau célébrités locales, Sarah souffrait de sévères lacunes, parce qu'à part elle, pas grande monde ne semblait ignorer qui il était.
— Ne fais pas attention à eux.
J'acquiesçai en avalant ma salive.
— Pour commencer, ce que j'ai vu tout à l'heure... dans l'entrepôt, précisai-je en me sentant blêmir, ça m'a... je ne trouve même pas de mot ! Ces âmes torturées. Ces démons... Je ne peux pas cautionner des atrocités pareilles !
— Tu savais très bien qui j'étais lorsque nous nous sommes rencontrés. Donc, d'une certaine façon, tu l'as déjà cautionné ! Mais si c'est ce qui te dérange, sache que seuls les êtres les plus abjects sont envoyés là-bas. Et même les pires d'entre eux n'y restent pas éternellement. Une centaine d'année, au pire !
À l'entendre : un passage éclair, tout juste inconfortable...
Ça n'était pas la seule raison qui m'amenait à le repousser, c'est sûr, mais à présent je ne pouvais plus le voir de la même manière qu'auparavant. Je laissai échapper un hoquet indigné en le défiant du regard.
— Non Cameron, cela ne me dérange pas. Cela me révulse ! Et je me fiche de ce qu'ils ont fait, ou de la durée de leur supplice.
Il prit un air contrit mais je savais qu'au fond de lui, il n'éprouvait pas le moindre regret.
— Je reconnais que c'est sans doute terrible pour une minorité, mais la majeure partie des âmes se trouve en des lieux aussi paisibles celui-ci.
— Ce n'est pas sans doute terrible, ça l'est, tout simplement ! Et puis, même... Comment peux-tu décider qui mérites d'être torturé ? Tu as des critères ? Des bons et des mauvais points que tu distribues ?!
Je m'étais mise à crier sans m'en rendre compte. En me tenant aux côtés de Cameron, j'avais l'impression de porter le poids de ces horreurs sur mes épaules. J'avais envoyé tant d'âmes ici que je ne les comptais plus. Il y avait eu Reg, bien sûr. Je n'allais pas prétendre que je m'émouvais du sort de ce psychopathe. Comment aurais-je pu ? Il s'en était pris à Cassie, et moi-même j'avais failli être une de ses victimes. Je réagissais en tant que tel, avec un excès de haine et un esprit de vengeance. Mais en essayant de garder un point de vue impartial, pouvait-on se réjouir d'un tel déchainement de violence ? D'une telle barbarie ?
— Évidemment qu'il y a des critères ! Jamais je ne toucherais à des innocents, se défendit-il avec véhémence.
Il s'était arrêté devant un escalier en pierre qui descendait jusqu'à la plage et s'était tourné pour me faire face. À son expression, je compris que le dégoût que ma voix laissait transparaitre l'attristait beaucoup. Je tâchai de calmer mon emportement en prenant un ton posé.
— Qu'entends-tu par innocents ?
Il commença à descendre les marches et je le suivis.
— Les personnes comme Sarah. Toutes celles qui, éprises de liberté ont vécu loin des dogmes et de l'obscurantisme religieux.
Son regard était plein de conviction.
— Il ne leur est fait aucun mal, reprit-il en approchant du rivage. Chacun ici peut mener l'existence qu'il souhaite tant qu'il ne nuit pas à autrui. Crois-tu vraiment que, de leur vivant, tous pouvaient jouir d'une telle liberté ?
Je me mordis la lèvre, sans plus oser le regarder. Il n'avait pas tout à fait tort, cependant, cela n'excusait en rien les exactions commises dans cet entrepôt.
Je demeurai obstinément silencieuse. Jamais Cameron et moi ne tomberions d'accord sur le sujet. Remarquant que j'étais fermée à la discussion, il finit par perdre patience.
— Tu croyais que les meurtriers coulaient ici des jours heureux ?!
Je serrai les poings, énervée à mon tour.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit ! Je pensais qu'il y avait une prison, ou quelque chose dans le genre. Écoute... je...
Je me passai la main sur le front et soupirai en m'en voulant d'avoir imaginé quelque chose d'aussi stupide.
— Je ne sais pas à quoi je pensais.
Des émotions diverses s'affrontaient en moi, mais à la fin, c'est la morosité qui l'emporta sur la colère. Je me laissai tomber sur mes fesses et grattai le sable avec mes doigts. Une nuit d'encre avait fini par tomber, nous plongeant presque totalement dans l'obscurité. Je distinguais à peine l'écume des vagues qui se brisaient à moins de cinq mètres de là. Seules les lumières de la ville derrière nous apportaient un peu de clarté.
— Et les autres ? me demanda Cameron en s'asseyant à côté.
Il avait replié ses genoux et noué ses bras autour.
— Les autres quoi ?
— Tu as dit qu'il y avait plusieurs raisons. Je suis curieux de les entendre.
À ce moment, je fus contente que la pénombre ambiante l'empêche de voir en détail les traits de mon visage. Ils s'étaient contractés et j'avais du mal à respirer. Cameron allait être furieux ! Et le pire dans tout ça, c'est qu'il avait le pouvoir de ne pas me ramener à la vie, et même de consumer mon âme...
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