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Nothing's Gonna Hurt You Baby - Donna Missal

Je priais pour qu'il n'ait rien entendu, même si j'étais consciente que psalmodier n'était d'aucune utilité. Je tachai de reprendre une contenance avant de faire volte-face.

Cassie l'observait la bouche grande ouverte, et malgré son maquillage blafard, il ne faisait aucun doute qu'elle rougissait.

— Je vais voir où est passé Charlie, s'excusa-t-elle dans un rire nerveux.

Face au regard circonspect de David, son visage ne cessait de prendre une teinte de plus en plus vive. C'est avec une rapidité suspecte et une gêne manifeste qu'elle fendit la foule. David, parfaitement indifférent à son départ, profita de l'espace vide qu'elle venait de laisser à mes côtés pour s'y installer. Il posa sa main sur la rambarde, son corps tourné vers moi. Son parfum capiteux flottait dans l'air et me donnait d'agréables vertiges.

— Sauvage ?

« Surtout, rester calme. Sourire. Sourire. » martelai-je intérieurement, en dévoilant mes dents avec autant de naturel qu'un androïde japonais.

— Je lui racontais mon voyage au Brésil, improvisai-je. Cassie est très engagée contre la déforestation. Elle espérait que le pays demeurait... sauvage !

Une chance qu'il ne connaisse pas bien l'intéressée car il s'agissait là un mensonge rocambolesque.

Cassie soucieuse de l'écologie...

Au vu de l'utilisation intensive qu'elle faisait des aérosols de laque, j'étais persuadée qu'elle était la principale responsable de la destruction de la couche d'ozone. David hocha la tête, même s'il ne semblait pas entièrement satisfait de ma réponse. Après un court silence, il reprit à moitié sérieux : « Dois-je considérer ce garçon comme un de tes prétendants, et donc, comme un rival ? »

— Charlie ?

Je fis mon possible pour ne pas éclater de rire.

— Alors ? Un duel s'impose-t-il ? (Devant mon regard incrédule, il poursuivit avec impertinence :) J'ai toujours eu un faible pour celui entre Danceny et Valmont, dans les Liaisons Dangereuses.

Je fronçai les sourcils.

Le titre ravivait dans ma mémoire autant de souvenirs endormis que de sentiments enfouis.

— Je crains de ne pouvoir partager ton enthousiasme, regrettai-je. Ce Choderlos de Laclos, en plus d'être un piètre auteur, était un homme sinistre doublé d'un traitre républicain ! Un rabat-joie sans nom, un pisse-froid, un...

Je m'arrêtai lorsque je constatai l'expression de David qui oscillait entre la stupéfaction et l'amusement. Il pencha finalement pour ce dernier.

— Un pisse-froid ? (Il haussa un sourcil.) À t'entendre, on te croirait assez vieille pour l'avoir côtoyé.

Vieille ?

Je me mordis la lèvre pour ne pas répliquer.

— J'ai dû lire ça quelque part.

— Tu ne finiras jamais de me surprendre.

Brièvement, sa fossette apparut. Mais, encore plus vite qu'il était né, son sourire s'effaça. Son regard intense plongea alors dans le mien, à la recherche de réponses, même s'il n'avait pas formulé de question.

— Je suis allé à l'hôpital.

Son ton était dégagé, mais j'étais convaincue que son détachement apparent n'était qu'une façade en placoplatre.

— J'aimerais que tu répondes franchement à une question.

L'intensité avec laquelle me scrutaient ses deux perles grises manqua de me faire ciller.

— Je t'écoute.

— Est-ce que tu as fait quelque chose... sur moi ? Pour me soigner, je veux dire.

Je plissai les yeux, feignant l'incompréhension.

— Tu veux dire que tu es guéri ?

— C'est ça !

— Alors ton cancer s'est...

— Envolé !

Je lui adressai un franc sourire tandis qu'il continuait d'analyser ma réaction.

— Et si je te suis toujours, tu penses que j'y suis pour quelque chose, déclarai-je prudemment, les sourcils froncés.

— Je sais, c'est absurde...

Il avait étouffé un petit rire et détourné le regard vers la piste, comme s'il craignait que je le prenne pour un illuminé. Y voyant le meilleur moyen de me sortir de ce mauvais pas, je m'engouffrai sans pitié dans la faille.

— Crois-moi, j'aurais adoré être à l'origine de ce miracle, plaidai-je d'une voix embarrassée. Tu m'aurais été éternellement redevable. (Mon sourire se fit contrit.) Malheureusement, je ne suis qu'une fille ordinaire.

David baissa la tête, mort de honte, et j'eus presque honte à mon tour de lui mentir de la sorte.

— Excuse-moi, je ne sais pas à quoi je pensais, dit-il en secouant la tête. D'ordinaire, je suis plutôt cartésien. (Il me lança un regard par-dessus son épaule.) C'est tellement dingue ce qui m'arrive ! J'étais condamné et, du jour au lendemain, ma tumeur a disparu. Les médecins veulent que je passe des examens pour comprendre ce qui s'est passé. (Ça le fit étrangement sourire.) Tu les verrais... Ils sont dans un état encore pire que le mien !

— Ça ne doit pas être beau à voir...­

Il rit.

Baissant la garde un instant, j'ajoutai en regardant mes mains :

— Au fond... j'y suis peut-être pour quelque chose... (À côté, je sentis David se pencher vers moi, redoublant d'attention.) Je l'ai souhaité tellement fort, tu sais... L'univers devait en avoir marre de m'entendre.

Quand je relevai la tête, il esquissait un petit sourire. Lentement, il commença à faire jouer ses doigts sur la rambarde pour les rapprocher des miens.

— Je suppose que je te dois des remerciements, pour avoir été si casse-pied avec l'univers, alors.

— C'est le moins qu'on puisse dire.

Son sourire s'étira et ses doigts frôlèrent le dos de ma main.

— Tu ne perds pas le nord, constata-t-il amusé.

— Jamais.

Il pinça les lèvres, prenant le temps de formuler sa pensée.

— Je trouverai bien un moyen de te remercier, assura-t-il, tout bas, assez près pour que je puisse l'entendre.

Sa voix était plus feutrée, tout à coup sensuelle. Une version de David dont j'ignorais l'existence.

— En attendant, qu'est-ce que tu dirais si je commençais à t'apprivoiser ?

Son regard soudain étincelant fit naitre une intense chaleur dans ma poitrine, et en un quart de seconde, je sentis le sang me monter aux joues.

— Tout dépend de ce que cela implique, ironisai-je pour dissimuler mon trouble.

— Pourquoi ne pas débuter par une danse ?

Une danse ?

J'en avais très envie mais j'étais réaliste, son idée était proprement déraisonnable. Tout le monde nous remarquerait et j'étais certaine qu'une fois cette folle anecdote remontée aux oreilles du proviseur, ça signerait notre renvoi à tous les deux.

— Je crains que ça ne pose problème, qu'on voie un prof et une élève danser ensemble.

— Qui a dit qu'on nous verrait ?

Sans espoir, j'examinai la salle à la recherche d'un endroit qui pourrait nous donner un brin d'intimité. De mon avis, c'était peine perdue. Malgré la fumée et le faible éclairage, le lieu était trop bondé pour que nous ayons une chance de passer inaperçu.

Au milieu de la foule massée sur la piste, j'aperçus Charlie et Cassie qui se déhanchaient, tous deux un verre à la main. Cassie s'était placée dos à la scène et lançait de temps à autre des coups d'œil vers nous. Quand elle se rendit compte que je l'avais repérée, elle m'adressa un rapide clin d'œil auquel je répondis par un demi-sourire. Puis mon attention fut accaparée par David. Il s'était rapproché pour ne plus se tenir qu'à quelques centimètres de mon oreille. Il me murmura de le suivre, et je ne me fis pas prier.

Je le laissai s'éloigner de quelques mètres avant de lui emboiter le pas. Dans les escaliers, je ne pus éviter les regards avides des filles à son passage. Si je m'étais écoutée, je leur aurais fait dévaler les marches, tête la première. À ce moment, toutefois, me faire remarquer aurait été contreproductif. Je préférai les ignorer.

David se dirigea sur la gauche de la piste. Je dus jouer des coudes pour le garder en ligne de mire. Lorsque je l'eus presque rattrapé, je constatai qu'il s'était arrêté et... qu'il n'était pas seul. Grant lui parlait avec une animation que je ne lui ne connaissais pas.

Je me figeai sur place. Pour ne pas paraître trop suspecte, j'attrapai le premier garçon à ma portée.

— Danse avec moi !

J'avais été un brin trop autoritaire au regard de l'air éberlué qu'affichait le garçon en question, qui d'ailleurs, ressemblait à un zombi décharné. Pourtant, il s'exécuta, délaissant la sorcière qui lui servait de cavalière et à laquelle j'accordai un bref regard désolé. Je la vis s'éloigner pour se liquéfier sur une pierre tombale, après quoi je ne lui prêtai plus aucune attention.

Après seulement quelques pas de danse, je me dis qu'elle aurait dû me remercier. Son abruti de copain n'avait rien d'un as. Il s'évertuait à me faire tourner sur moi-même comme une toupie, jusqu'à me filer la nausée. Afin de ne pas rendre mon dîner sur lui, façon « l'exorciste », je gardais les yeux rivés sur un point fixe : David. Je ne le lâchais pas du regard. À la manière dont je le voyais pincer les lèvres, j'en conclus qu'il tentait de se débarrasser de Grant. Pas de bol pour nous, ce vieux schnock était plus résistant et obstiné qu'une sangsue. Je le suspectais d'être hyper mal à l'aise dans ce genre d'événement festif. David faisait pour lui office de planche de salut.

Quel gâchis !

Je lui aurais bien trouvé mille utilités plus amusantes que celle-ci, mais Grant ne devait pas avoir mon imagination, et n'était surement pas de ce bord. Je préférais d'ailleurs croire que Grant n'était d'aucun bord, quel qu'il fût...

Sautant sur l'occasion qu'il était occupé à rabrouer un couple qui se bécotait contre un cercueil, David réussit à se soustraire à sa vigilance. Il fila discrètement jusqu'à la porte de service à gauche de la scène.

— Prêts pour un slow ? lança le DJ au micro.

Mon cavalier de fortune ne cachait pas sa joie. Son regard salace finit de m'écœurer pour de bon. J'éprouvais une telle répulsion que je ne me fatiguai pas à lui servir une excuse bidon. Je le plantai sur place, sans un mot ni un regard, trop impatiente de retrouver David.

Je pressai le pas, m'assurant une dernière fois qu'aucun élève ou professeur ne m'observait. Chose faite, je franchis la porte en catimini malgré la mention STAFF ONLY inscrite en lettres rouges. De l'autre côté, la lumière était crue, si bien qu'une évidence me frappa : David était à tomber dans ce costume. Le bleu du tissu rehaussait celui de ses yeux, et la coupe slim accentuait le contraste entre ses larges épaules et sa taille étroite. Devant une telle perfection, je sentis les battements de mon cœur redoubler d'intensité.

M'adressant un sourire de connivence, David s'empara de ma main. Entre nous, l'air devint électrique et une décharge parcourut mon échine. S'il l'avait lui aussi ressentie, rien ne le trahit sur son visage. Il avait cet air concentré et sérieux que je trouvais irrésistible. Sans dire un mot, il m'entraina jusqu'à une loge vide. Je l'entendis refermer la porte derrière nous mais pas s'approcher de moi. Je frissonnai encore quand ses doigts effleurèrent les miens. Tout en délicatesse, il m'ôta ma faux des mains et la déposa contre le mur, avant de me revenir plus rapidement qu'un jaguar. Je me rappelai alors que sa peau était chaude et je chassai aussitôt l'idée qu'il puisse s'agir d'un vampire au charme surnaturel.

— La Mort, hein ?

Mal à l'aise de l'entendre prononcer ce mot, je me contentai d'acquiescer.

— Et moi qui espérais la maintenir à distance... Tout à coup, j'éprouve le besoin inverse.

Pour illustrer ses paroles, il avança jusqu'à ne plus laisser qu'une infime distance entre nos deux corps.

— Et toi tu n'es pas déguisé, constatai-je d'une voix soudainement ramollie.

— On est toujours déguisé, même quand on ne porte pas de costume, me dit-il à l'oreille.

Depuis la loge, les notes d'un slow nous parvenaient assourdies.

Je tressaillis lorsque les mains de David trouvèrent leur place sur mes hanches. D'instinct, les miennes vinrent se poser sur ses épaules. Mes doigts coururent jusqu'à son col, avant de déraper sur sa nuque dont les senteurs boisées m'enivraient plus encore que des vapeurs d'absinthe.

Avec son pied, il donna une légère impulsion et nous commençâmes à nous balancer à un rythme lent.

La sensation me grisait. David me vrillait de son regard, et j'étais comme hypnotisée. Rien ne venait perturber les effets de son charme. Pas même le bruit de nos pas, avalé par la moquette sombre. À cet instant, l'univers se résumait pour moi à cette mélodie lointaine, à ces prunelles qui oscillaient entre le gris d'un ciel brouillé et le bleu profond de l'océan, à ce parfum qui m'évoquait des étendues sauvages et, mieux encore, à ce contact qui enflammait mes sens.

Ivre de lui, j'enroulai un bras autour de sa nuque, mes doigts s'égarant dans sa chevelure grisonnante. De ma main libre, j'agrippai sa cravate, et de mes lèvres carmin l'embrassai doucement.

— Tu me voles ma réplique.

— C'est que je croyais qu'elle ne viendrait jamais.

Amusé, il haussa un sourcil. En voyant ses lèvres pleines s'entrouvrir, je m'attendais à ce qu'il détourne la conversation à son avantage – comme à l'habitude –, mais mieux qu'un long discours, il me plaqua contre le mur. Sa bouche rencontra la mienne, avec fougue cette fois. Ses bras puissants m'étreignirent, me pressant contre son torse.

Je sentis presque mon cœur éclater sous l'effet de l'adrénaline. Il se contractait à un rythme effréné, d'autant plus insoutenable que ma respiration s'était accélérée elle aussi. Le sang me battait les tempes, c'en était presque douloureux.

Submergée par la vague de vertiges que déclenchait cet afflux d'oxygène dans mes organes, je succombai pleinement.

— Tu vois, tout vient à point à qui sait attendre, murmura-t-il d'une voix rauque.

Son souffle était heurté, comme s'il se retenait d'aller plus loin. Une part de moi­ –la plus débauchée – n'attendait que ça. Elle geignit et protesta quand l'étreinte de David faiblit, puis se relâcha.

Le regard abaissé sur les aiguilles de sa montre, il soupira.

— Il vaudrait mieux qu'on regagne la salle avant qu'on nous cherche.

— Il vaudrait mieux en effet, dis-je d'un ton qui laissait entendre le contraire.

Conscient qu'une telle proximité physique altérait ma raison, il recula d'un pas.

— Et il faut aussi qu'on se sépare pour le reste de la soirée, décréta-t-il avec sérieux.

Je me renfrognai.

— Tout à l'heure ça ne t'a pas gêné qu'on nous voit ensemble.

— Qu'on me voit discuter en tête à tête avec une élève pendant quelques minutes, c'est une chose. Que je passe toute la soirée avec elle, c'en est une autre.

Il semblait déplorer la situation autant que moi, ce qui me consola. Je haussai les épaules sans manquer de soupirer, quand un sourire rusé éclaira son visage.

— Si on échange nos numéros, on peut rester ensemble, au moins virtuellement, fit-il remarquer en sortant son téléphone portable de sa poche. (Il me le tendit et mes doigts se refermèrent dessus.) Et personne ne s'en apercevra.

L'idée m'avait aussitôt séduite mais je déchantai vite. De ma paume, je me frappai le front.

— J'ai oublié mon portable chez moi, me lamentai-je autant que je m'excusais.

— Tu n'es pas seulement maladroite, tu es aussi une vraie tête de linotte.

Je voulus répliquer mais les mots me manquèrent soudain. Son regard se faisait étincelant. Il se pencha vers moi et sa mâchoire frôla ma joue.

—  Ça ne t'empêche pas d'enregistrer ton numéro dans mon répertoire.

Je n'aurais pas mieux dit ! À toute vitesse, je pianotai sur l'écran tactile avant de faire sonner mon smartphone. Ainsi, j'étais certaine d'obtenir son numéro – dès fois qu'il oublierait de m'écrire, de m'appeler... ou que j'existe !

Puis je lui remis son téléphone d'un air faussement lasse. Il fallait bien contrebalancer l'avidité que j'avais tant de mal à dissimuler.

— Et voilà, M.Petterson...

Je posai ma main sur son torse, le repoussant avec douceur. D'un pas franchement pas droit, je me dirigeai vers la sortie. Mais à peine trois enjambées plus tard, David me retint par le poignet et m'attira à lui, m'examinant un instant. Son regard brulait de désir. Puis il déposa un baiser ardent sur mes lèvres. Seulement, cette fois, je n'eus pas le loisir de savourer la passion humide dont il me comblait.

Derrière nous, il me sembla entendre le son affaibli d'un hoquet de surprise. David fit brusquement volteface et je ne pus me soustraire à la vue de Mme Santos, ma prof d'espagnol, qui se tenait sur le seuil. Sa mâchoire paraissait s'être déboitée. J'imagine qu'en d'autres circonstances j'aurais trouvé cela comique, mais pas dans cette position compromettante.

Aucun mot ne franchit ses lèvres. Elle referma la porte avec empressement, juste avant que David ne bondisse à sa suite. Moi, je n'esquissai pas un mouvement. Je demeurai immobile dans la loge, même bien après qu'ils soient tous deux partis.

Une angoisse dévorante s'emparait de moi.

Santos allait-elle tout divulguer ? Faire renvoyer David ? Nous faire renvoyer tous les deux ? Nous priver du peu de temps qu'il nous restait à partager ? Ou bien David parviendrait-il à la convaincre de garder le silence ? Rien n'était moins sûr.

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