5-

Située sur Crescent Lane, une impasse pavillonnaire chic et tranquille, la maison de Reg ne ressemblait pas à ce à quoi je m'étais attendue. Ce n'était certes pas la plus grande du quartier, pas la plus belle non plus, mais elle semblait tout à fait convenable avec sa jolie clôture blanche et sa pelouse bien entretenue. Personne n'aurait pu soupçonner que derrière le vernis de cette ravissante maison de banlieue, vivait un individu aussi dérangé. 

Car pour une raison que je ne m'explique pas, dans l'imaginaire collectif – dans le mien en tout cas –, les détraqués habitent forcément un lieu sordide qui reflète leur désordre psychique. La réalité prouvait souvent le contraire. Les banlieues tranquilles étaient un repaire comme les autres pour les déséquilibrés. C'est vrai, combien de fois avait-on entendu à la télévision de braves ménagères assurer aux micros de journalistes que leur voisin était poli, gentil, un type sans histoire, après que ledit voisin ait commis un massacre à la supérette du coin ?

Je soupirai en montant les marches en bois du perron. Maintenant que j'étais là, prête à me jeter dans la gueule du loup, je priais pour m'être trompée de personne et que ce Reginald n'avait rien à voir avec Reg mais... un pick up noir était garé dans l'allée. Combien y avait-il de chances pour que ça ne soit qu'une improbable coïncidence ? Sûrement aucune.

Me sentant tout à coup nerveuse, je tirai sur le bas de ma robe. Elle était courte et pourvue d'un décolleté volontiers aguicheur. Avec mes talons, les plus hauts que je possédais, on peut dire que j'avais sorti la panoplie de la parfaite séductrice...

Je soufflai un grand coup afin de me donner du courage. Ça ne serait pas bien compliqué, je n'avais qu'à jouer la demoiselle en détresse. La version moderne du personnage, celle qui refuse les avances du chevalier. S'il me laissait gentiment partir, il aurait la vie sauve. Dans le cas contraire... mieux valait pour lui qu'il ne le découvre jamais...

Arrivée en haut des marches, une lumière vive s'alluma, éclairant le porche jusqu'alors plongé dans l'obscurité. De surprise, je faillis me sauver en courant avant de réaliser qu'il s'agissait d'un système automatique que j'avais dû déclencher en passant devant le capteur de mouvement.

Hésitant, je me retournai vers la rue noire et silencieuse où ma Mini m'attendait.

Et si tout cela était ridicule ? Le diagnostic psychiatrique de ce type n'était plus à faire. Mon rôle, cependant, ne se rapprochait en aucune façon de celui de justicière. Mon job c'était de faucher les âmes égarées, celles des indécis, et non pas de m'occuper d'une âme qui, à première vue, avait déjà choisi son camp. Celui du mal.

En pleine journée, dans la chaleur du café et le ventre plein de sucre, l'idée m'avait exaltée. Mais à présent, dans la nuit tombée, devant la porte d'un agresseur avéré, je ne me sentais plus l'étoffe d'une justicière. Qu'il en fût pour le bien de l'humanité entière, ou juste pour le mien, j'avais simplement envie de rentrer à la maison.

Il y avait tant de raisons pour que la situation dégénère. Et s'il ne vivait pas seul ? Et si, au moment où la porte s'ouvrait, je découvrais à la place de Reg un enfant ?

J'abandonnerais, bien sûr !

Priant à présent égoïstement pour qu'il soit père, et même à la tête d'une famille nombreuse, je m'avançai, l'index tendu. J'avais presque déjà le doigt sur la sonnette lorsque je m'arrêtai soudain. Et si Reg me reconnaissait ? M'avait-il seulement vue à Starbucks ?

D'un seul coup, la porte s'ouvrit, mettant fin aux réflexions qui m'agitaient de l'intérieur. J'étais figée, le doigt toujours en l'air, tandis que Reg m'observait étrangement, une cigarette au bec.

— Euh... bonsoir...

Ma voix était serrée par la peur qui commençait lentement à m'envahir.

— Comment... comment avez-vous deviné que je m'apprêtais à... (fuir ?) sonner ?

Tirant sur sa cigarette, Reg pointa le plafonnier sous lequel je me trouvais.

— La lumière. Elle s'est allumée puis éteinte, puis allumée, puis éteinte, puis allumée... alors je suis allé voir à la fenêtre. Vous sembliez hésiter.

La lumière, bien sûr ! Quelle crétine je faisais. À quoi pensais-je en posant cette question stupide ? Qu'il avait découvert par télépathie que la Mort l'attendait sous le porche ?! Je n'en finissais pas de m'agacer.

Reg me détaillait d'un air bizarre, mais c'était sûrement parce que j'avais encore le doigt tendu dans le vide comme une écolière voulant demander la parole en classe. Je le repliai doucement et ramenai mon bras le long de mon corps.

— Je ne voulais pas déranger, vu l'heure...

— Vous ne dérangez pas, dit-il en m'envoyant la fumée de sa cigarette au visage d'une manière obscène. Que puis-je faire pour vous, jeune fille ?

Jeune fille ?!

La façon dont le terme roulait sur sa langue me glaçait. Sur le point de bégayer, je me raccrochai à ce que j'avais préparé. Le plan. Je n'avais qu'à m'en tenir au plan.

— En fait, commençai-je en m'efforçant de sourire malgré la peur qui m'assaillait avec de plus en plus de vigueur, je me rendais chez une amie et je crois bien m'être perdue en route. Je ne dois pas être loin de chez elle... mais ma voiture est tombée en panne... dis-je en désignant ma Mini. Et en vraie étourdie, j'ai oublié mon portable. Ça vous dérangerait que j'utilise le vôtre pour appeler un dépanneur ?

Reg m'étudia un instant, aspirant une nouvelle bouffée de sa cigarette, avant de répondre avec un sourire en coin :

— Pas le moins du monde.

Comme je l'avais imaginé dans mes pires scénarios, il ne se contenta pas d'aller chercher son fichu téléphone pour me le prêter. Avec un signe de tête, il ajouta :

— Entrez donc.

Il s'adossa à la porte, laissant un mince espace dans lequel je me faufilai, morte de trouille.

Tandis que la porte se refermait déjà, j'observai les lieux. Le vestibule n'était pas chaleureux, mais n'avait rien qui soit de nature à m'inquiéter. Pas de statue au visage terrifié, de poupée de porcelaine ou d'instruments de torture. C'était propre. Le carrelage blanc sentait le détergent comme si on venait de passer la serpillère.

Ou de nettoyer une scène de crime...

Vu comme ça, je le trouvais forcément inquiétant maintenant...

— Par ici.

Reg dépassa une série de cadres austères exposés au mur et m'entraina à gauche du couloir, jusqu'à la spacieuse pièce de vie. Elle réunissait la cuisine et le salon-salle à manger. La TV était allumée sur une chaine de sport qui diffusait du baseball et une bouteille de bière à moitié vide reposait sur l'accoudoir du canapé.

D'un pas leste, Reg se dirigea au fond de la salle, vers la grande table en béton ciré où était posé son téléphone. Il s'en saisit, écrasant au passage sa cigarette dans un cendrier, avant de se retourner vers moi qui me tenais au beau milieu du salon, pétrifiée. Ses yeux sombres m'examinaient comme ceux d'un rapace.

— Où alliez-vous déjà, habillée... comme ça ? lança-t-il, son regard descendant vers mes jambes.

L'adrénaline accéléra mon pouls.

Au ton de sa voix, j'avais la désagréable sensation qu'il jugeait mon accoutrement : à la fois qu'il l'appréciait et le réprouvait. Voire qu'il me jugeait moi, en tant que personne, en tant que femme. J'avais anticipé ce genre de réaction déplacée. C'était même pour cette raison que j'étais habillée ainsi, pour le soumettre à la tentation. Mais le voir me détailler de la sorte et entendre ses insinuations sexistes me révoltait autant que cela me tétanisait.

— Je vous l'ai dit, chez une amie.

Tournant et retournant le téléphone dans sa main, il se fendit d'un sourire torve.

— Elle en a de la chance cette... amie.

— C'est une soirée qu'elle organise, annonçai-je d'une voix que j'aurais voulu rieuse mais qui sortit de ma gorge étranglée. Elle voulait qu'on soit sur notre trente-et-un...

Malgré moi, je sentis mon visage se contracter nerveusement.

Pourvu qu'il prenne ça pour un sourire...

— Eh bien, on dirait que vous êtes même allée jusqu'au trente-deux.

Je m'efforçai de rire à son jeu de mots lourdingue, mais on eût dit que je m'étouffais sur un gâteau sec.

— Merci.

Sans bouger de la cuisine, Reg me tendit son téléphone et j'en déduisis qu'il attendait que je vienne à lui. Les jambes flageolantes, je m'avançai. La distance jusqu'au téléphone me paraissait abominablement longue. Je croyais ne jamais l'atteindre, et à ce moment, je compris ce qu'avait pu ressentir VGE* jusqu'à cette fameuse porte. 

In-ter-mi-nable.

Mais à ma propre surprise, je parvins à traverser la pièce sans m'écrouler, et mes doigts finirent par se refermer sur le portable.

— Appelez aussi votre amie, me conseilla Reg en lâchant son côté du téléphone.

Il passa à côté de moi, si près qu'il frôla mon bras. Le contact de sa chemise sur ma peau déclencha une série de frissons le long de ma colonne vertébrale. Je me retournai tandis qu'il passait derrière moi, puis s'éloignait dans le salon. Je voulais lui demander où il allait, mais je restai muette en entendant cette phrase glaçante, juste avant qu'il ne disparaisse de ma vue dans le couloir.

— Dites-lui que vous serez en retard.

*Valéry Giscard d'Estaing

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top