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TW : suicide. Ce chapitre n'encourage ni ne promeut en aucune façon le suicide. Si vous souffrez de dépression ou d'idées suicidaires, des lignes d'écoute existent. Les professionnels de santé sont également là pour vous aider. Take care ... :)

I try - Macy Gray

J'avais passé le reste du weekend cloitrée à l'appartement, à me morfondre en m'enfilant des pots entiers de glace, et à pleurer sur de la musique déprimante. Sydney avait bien proposé qu'on déjeune ensemble, mais comme je n'avais pas l'intention de lui confier ce qui me tourmentait, j'avais décliné l'invitation.

Ma seule incartade à cette auto-assignation à résidence avait été une brève visite à l'hôpital. J'y avais trouvé une nouvelle âme à faucher. De quoi alimenter mes ruminations durant la journée, et aggraver mes insomnies le soir venu... Puis avait succédé à la nuit agitée le matin brumeux, apportant avec lui un nouveau malheur : mon retour au lycée.

Ce fut aussi horrible que je l'avais anticipé. Regards et murmures m'accueillirent sur le parvis dès que je sortis du taxi, puis me suivirent jusque dans les couloirs bondés. De la part d'élèves en majorité, mais aussi de profs dont les têtes ne me disaient rien. Juste avant la sonnerie, j'aperçus Grace m'étudier depuis son casier, faisant des messes basses avec le reste du quatuor infernal et pouffant de rire.

En Histoire, Logan ne me parla pas. Tout le monde me regardait de travers. Ma cote de popularité avait drastiquement chuté. J'étais devenue une intouchable. La folle-dingue du volant. Celle qui avait expédié Sarah Parker au cimetière...

— Salut, soupira tristement Cassie à l'heure suivante, s'asseyant sur la chaise libre à côté de moi. Comment tu vas ?

— Ça va, dis-je sans conviction.

Elle déposa mollement son cahier et son livre de maths sur la table, et laissa tomber son sac par terre.

— Après ce qu'il s'est passé au cimetière, reprit-elle en chuchotant le dernier mot, je t'ai cherchée mais tu étais introuvable. Je t'ai bombardé de textos pendant tout le weekend, je t'ai appelée au moins dix fois, mais pas moyen de te joindre. J'étais folle d'inquiétude. (Je lui lançai un regard incrédule.) Je te jure, assura-t-elle, j'étais prête à débarquer chez toi, sauf que je ne connaissais pas ton adresse...

Et je m'en félicitai intérieurement...

Je posai mon visage au creux de ma main, couvrant mon bâillement de l'autre.

— Excuse-moi de ne pas t'avoir répondu, je n'avais pas très envie de discuter.

— Ça ne fait rien, je comprends...

Après cela, nous n'eûmes plus l'occasion de parler du reste du cours. Ç'aurait été le meilleur moyen de finir au tableau à essayer résoudre quelque obscur problème géométrique. En dépit des évènements tragiques – dont je ne doutais pas qu'il avait eu vent –, Grant ne fit preuve d'aucune mansuétude. Je le sentis se pencher par-dessus mon épaule plusieurs fois pendant l'heure afin de vérifier mon application. Il soufflait et grimaçait, comme à son habitude. J'échappai néanmoins aux commentaires assassins qu'il lançait aux autres élèves quand ils avaient le malheur de se tromper. Considérant mon niveau catastrophique, il préférait s'en remettre à Saint Jude : patron des causes perdues et des cas désespérés...

Quand l'heure du déjeuner vint enfin, le réfectoire s'imposa sans discussion. Une pluie diluvienne s'abattait dehors. Dans la file, nous retrouvâmes Jenny et Ducan, et ensemble nous allâmes nous installer à une table excentrée, loin de l'agitation et des regards. À travers les baies vitrées, le parc avait des allures de marécage. Charlie nous rejoignit, suivi de peu par Ethan, qui avait failli faire demi-tour en me voyant.

Les discussions déjà sommaires, s'interrompirent complètement. L'ambiance était électrique, malgré le silence monacal. Plus personne ne décocha un mot de tout le repas. Et lorsque sortîmes de la cafétéria, ce fut séparément, en file indienne, tout en se gardant à bonne distance les uns des autres. C'était comme si aucun de nous ne supportait plus la vue des autres. Le groupe était proche de l'implosion, je le sentais. Et le détonateur était juste là, dix mètres devant.

Ne tenant plus en place, je doublai Cassie et rattrapai Ethan qui marchait en tête.

— Il faut qu'on parle, exigeai-je.

Il tourna lentement la tête vers moi mais sans jamais me regarder dans les yeux.

— Vas-y !

— Pas ici.

J'attrapai son bras et le trainai dans une classe voisine. Je refermai la porte et m'y adossai pour l'empêcher de s'enfuir, ce que je le soupçonnais de prévoir.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? lâchai-je de manière abrupte.

Le lycéen se mit à rire même si je ne voyais rien d'amusant à la situation.

— Ce qu'il m'arrive ? Je ne sais pas si tu es au courant, mais Sarah est morte...

— Je suis au courant. J'étais dans la voiture, figure-toi !

— Oh, excuse-moi ça m'était sorti de la tête, répliqua-t-il sèchement. Tu te portes tellement bien, faut dire...

J'accusai le coup.

— Nous y voilà. Tu m'en veux. (Je croisai les bras.) Je suis vraiment désolée de n'avoir eu qu'un traumatisme crânien alors que Sarah...

— ... est dans un cercueil, coupa-t-il, les yeux brillants.

Je baissai alors les miens, ébranlée par son émotion.

— Écoute, je comprends que tu m'en veuilles... Tu as besoin d'un coupable. Et je suis prête à endosser ce rôle si ça peut te soulager, mais... ne le fais pas payer aux autres. Et surtout pas à Cassie, ok ?

À son tour, il se mit à regarder ses pieds, haussant les épaules.

— J'en avais pas l'intention.

— Tant mieux. C'est tout ce que je voulais entendre, terminai-je en me retournant pour sortir.

— Tu es croyante ? m'arrêta Ethan.

Je m'immobilisai, la main sur la poignée.

— Enfin... tu penses qu'il y a quelque chose, après ?

J'inspirai longuement, pesant mes mots.

— C'est ce que je crois.

— Alors, à ton avis, elle est en paix ?

Le nœud dans mon estomac se resserra d'un coup.

— Je... je...

Un relent de culpabilité me remonta dans la gorge, et soudain, des larmes acides me brulèrent les yeux. Je ne voyais comment répondre à Ethan sans lui mentir ou détruire ses espérances.

— ... l'espère, finis-je par accoucher.

Je n'étais clairement pas en mesure de l'affronter, à l'heure actuelle. Pas plus que les émotions néfastes qu'il avait attisées, alors je quittai la pièce.

En y pénétrant, je m'étais complètement fourvoyée : j'avais inversé les rôles. Car c'est bien moi qui m'enfuyais, pas lui.

Les autres, qui attendaient à l'extérieur, me virent passer comme une flèche. Je fonçai vers la sortie sans me retourner et commandai un taxi, pleurant pendant l'entièreté du trajet jusque chez moi.

Je pensais à Sarah. Qu'importe les circonstances accidentelles de sa mort, je ne parvenais à m'enlever de la tête que c'était ma faute. Elle était morte, enterrée, et je n'y pouvais rien. Pire que ça : elle croupissait en enfer. En EN-FER ! Et je n'avais aucun moyen de savoir si elle souffrait.

Aucun ? Vraiment ?

Oh... mais... Diable ! Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt ?!

Dès que je fus rentrée, je me ruai dans la chambre, sans même avoir pris le temps de retirer mes chaussures. Je déboitai hâtivement le tiroir de ma table de chevet et le posai sur le lit. Soulevant la copie tachée de sang sur laquelle figurait la déclaration de David, je retournai tout le bazar en dessous – lampe de poche, livres, chewing-gum, bloc note, stylos, liste de courses.

Où est-ce qu'elle était passée ? Je me rappelais l'avoir rangé là en rentrant de New York. Une carte de visite noire tomba soudain du livre que je tenais à l'envers. Je la ramassai, fébrile, et composai aussitôt le numéro inscrit dessus. Une tonalité résonna dans le haut-parleur.

Mes mains étaient moites, et ma bouche aussi sèche que la surface de Mars. J'inspirai profondément, rassemblant tout mon courage. Je comptais les secondes lorsque...

— Allo ? répondit soudain une voix familière, toujours aussi sensuelle.

— C'est moi...

— Eléonore ?

— Oui...

— Tu vas bien ? s'inquiéta soudain Lucifer, probablement à cause de mon intonation contrariée.

Ma gorge était nouée et ma voix, chevrotante.

— Je... je...

J'éloignai le téléphone quelques secondes et me mordis très fort les lèvres pour m'empêcher de sangloter.

— Eléonore, dis-moi ce qu'il se passe !

— Je perds pied ! couinai-je. C'est... trop dur.

— C'est encore cette stupide mission pour Elias ?

Je remplis mes poumons entièrement pour essayer de me calmer.

— Pas seulement. Les choses se sont compliquées, d'elles-mêmes.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?! Bon sang ! Je ne comprends rien, tu parles par énigmes !

Aussi tentante que fut l'idée de tout confier à Cameron, de me décharger de ce fardeau qui me serrait la poitrine, je savais que je n'en avais pas le droit. Elias avait été clair, et je ne souhaitais pas compliquer encore la situation en y mêlant Lucifer.

— Je ne peux pas en parler !

— Bien sûr que si ! me conjura-t-il. Laisse-moi t'aider Eléonore. Je ne veux pas que tu te noies.

— Je ne vais pas me noyer, promis-je, m'affichant plus forte que je n'étais en réalité.

En vrai, j'étais défaite, mais Cameron n'était pas là pour le voir.

— Est-ce qu'au cours des derniers siècles on t'a déjà dit que tu étais une vraie tête de mule ?

Je souris malgré moi.

— Plusieurs personnes l'ont fait. En revanche, ce sont les dernières paroles qu'elles ont eu l'occasion de tenir.

Lucifer éclata d'un rire chaud et envoûtant.

— Dans ce cas, je ne te ferai pas cette offense. Quoique dans le principe, je ne suis pas contre que tu t'occupes de mon cas...

Mon cœur s'accéléra, et lorsque je rougis, je m'en voulus.

— Tu t'es mis au téléphone rose ? ironisai-je en séchant mes larmes.

Je préférais éviter de répondre à ses avances. J'avais choisi David et je n'étais pas prête de faire machine arrière. Cameron avait beau être sacrément (diablement ?!) irrésistible, les sentiments que j'éprouvais pour David étaient bien plus forts. Ils étaient réels. Je n'avais pas cette certitude concernant Cameron. J'ignorais si ce qui m'attirait chez lui était la personne qu'il était, ce qu'il représentait, ou bien un puissant sortilège. Les trois, peut-être ? Ou rien de cela.

— C'est la crise, tu sais !

— Dit-il depuis sa tour d'ivoire, tout de Dior vêtu...

— Je m'habille uniquement en Prada.

— Hein ?

— Le diable... en Prada ! T'as compris ?

Il rit encore. Sa légèreté me faisait du bien.

— Bon, dis-moi, si ce n'est pas pour ma voix suave que tu m'appelles, ni pour me raconter ce que mijote Elias, que se passe-t-il ?

— Eh bien, j'ai perdu une amie il y a quelques jours. Sarah Parker.

— Et ?

— Elle est en... en enfer. Alors je me disais que peut être tu pourrais me dire comment elle va.

— Impossible.

— Impossible ?! répétai-je, révoltée.

— Écoute, je ne suis pas au fait de tous les états d'âmes des... âmes.

Je me laissai tomber sur le lit, achevée.

— Je pensais simplement que...

— Mais tu peux venir t'assurer de son état par toi-même.

— En enfer ? m'étranglai-je.

Il ne répondit pas.

— Je suis censée venir comment ? Il y a une sorte de vortex caché quelque part ?

Il explosa littéralement de rire. Je perdis au moins trente pourcents d'audition à l'oreille droite.

— Non il n'y a pas de vortex, Eléonore.

La manière qu'il avait de prononcer mon prénom me donnait des frissons. De ceux que m'avait tiré David lorsqu'on s'était embrassé. Non, non, non. Je ne devais pas penser à ça, surtout pas maintenant.

— Alors tu m'y emmènes ? Par un sortilège ?

— Non plus.

— Ça m'a l'air bien compliqué cette histoire ! m'impatientai-je.

— Mais non...

— Alors, je fais comment concrètement ?!

— Comme tout le monde.

Les battements de mon cœur s'accélèrent ou ralentirent, je ne sais pas. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que mon rythme cardiaque se fit anormal.

— Tu veux que je meure ?! m'écriai-je d'une voix à l'accent hystérique.

— Pas exactement... (Mon soulagement ne dura qu'une seconde.) Je veux que tu te suicides.

Sa voix envoutante donnait à chacune de ses paroles un caractère irrésistible. Toutefois, son timbre voluptueux ne suffit pas à me réchauffer. Un froid terrible me saisissait. J'avais l'impression d'avoir plongé dans un bain d'eau glacée – le cœur comprimé, le souffle coupé. Moi qui avais mis tant d'acharnement à vivre allais devoir me donner la mort. Bien sûr, rien ne m'y obligeait. J'aurais pu raccrocher et renoncer à avoir des nouvelles de Sarah. Mais comment me regarder dans une glace après ça ?

— Je pourrai... revenir ?

À l'autre bout, le silence.

Je retins mon souffle tellement longtemps que la tête me tourna.

— J'imagine...

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la réponse de Lucifer était loin d'être satisfaisante. Je restai là, le téléphone collé à l'oreille, dans l'attente de précisions.

— Si ton corps n'est pas trop abimé, alors oui, tu pourras revenir.

Sa voix était enjôleuse. J'avais la sensation que l'idée de mon décès ne l'inquiétait pas plus que ça.

— Tu te rends compte que je mets ma vie entre tes mains, parce que je te fais confiance, pas vrai ?

— Bien sûr que je m'en rends compte, Eléonore. Tu crois que je pourrais volontairement te faire du mal ?

Je haussai les épaules en fermant les yeux.

— Je... La vérité, c'est que je n'en ai aucune idée, soupirai-je.

Quand il reprit, son ton empreint d'affect m'étonna.

— Ce que je ressens pour toi... ça n'a aucune justification, aucun sens, parce qu'on se connaît à peine... C'est fou, mais ça devrait te suffire.

À nouveau, je fus prise de vertige.

— Eléonore ?

— Je suis là. (Je pris une longue inspiration) Écoute, je dois te laisser, esquivai-je.

— On se voit très vite ?

— C'est ça, déclarai-je d'une voix lointaine.

Je raccrochai, les mains devenues aussi tremblantes que celles d'un alcoolique en manque. Ma mort prochaine, et la déclaration de Cameron, cela faisait trop d'un coup. Je lançai mon téléphone sur l'oreiller et me pris la tête entre les mains.

Mourir était une chose, me suicider en était une autre ! Par-dessus le marché, j'allais devoir éconduire Lucifer en personne... Je nageais en plein délirium tremens !

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