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Somewhere Only We Know - Vitamin String Quartet

J'eus l'impression que mon cœur, jusque-là emballé, s'était soudain arrêté.

— Mais hier, tu as dit... balbutiai-je, déboussolée. C'est parce que tu as peur d'être viré ? Personne ne le saura, on pourrait très bien...

Il fit non de la tête. J'étais perdue.

— J'ai confiance en toi.

— Alors, j'ai mal compris ? Je me suis fait des idées ?

En dépit du mal que je me donnais pour garder une attitude digne, j'entendais ma voix monter un peu plus dans les aigus à mesure que ma gorge se serrait. Je me savais à deux doigts de pleurer, et j'en avais honte.

— Non ne dis pas ça, rejeta-t-il avec douceur. Je crois avoir été assez clair sur mes sentiments pour qu'on puisse exclure un délire de ta part. Simplement, tu avais raison.

— J'avais tort ! répliquai-je de but en blanc, sans faire preuve de beaucoup d'esprit.

Il attrapa ma main et me sourit d'un air triste.

— Non, ça ne serait pas juste envers toi. (Il soupira.) Je suis malade, Eléonore. Et même si tu n'avais pas été éprouvée par cet accident, tu es trop jeune pour traverser ce genre d'épreuve.

Intérieurement, je ris jaune. J'avais plus de dix fois son âge et un record de deuils à mon actif.

— J'ai dérapé, continua-t-il en s'excusant du regard. Quand tu as débarqué au lycée avec ton français impeccable dans tes valises, j'ai été très... (Il s'arrêta et se mit à fixer mes lèvres.) Enfin... ça m'a... bref. (Il releva le menton pour me regarder dans les yeux.) Je ne sais pas si c'est la tumeur qui a altéré mon jugement... en tout cas, avant que tu me le fasses remarquer hier, je n'avais pas réalisé ce qu'une telle situation impliquerait pour toi.

— Eh bien, moi, je suis parfaitement consciente de ce qu'elle implique. Et je l'accepte, arbitrai-je.

Il secoua la tête en me lançant un regard désapprobateur.

— Tu dis ça maintenant parce que tu n'es pas encore au pied du mur. Et si ma mémoire est bonne, il y a encore vingt-quatre heure, tu étais d'un tout autre avis.

Je rejetai la tête en arrière et soufflai de frustration. Je ne pouvais le contredire à ce niveau...

— Tu as déjà lu le Petit Prince de Saint-Exupéry ? me demanda-t-il en caressant ma main avec son pouce pour attirer mon attention.

Même si j'étais consciente qu'il allait essayer de m'embobiner en me noyant dans la mer de ses iris, je lui donnai satisfaction et me retournai vers lui.

— Bien sûr...

Je l'avais lu à de multiples reprises. Plusieurs décennies s'étaient toutefois écoulées depuis la dernière fois, du coup, je ne me souvenais que des grandes lignes. Si je me rappelais bien, ça parlait d'un prince venu d'une lointaine planète, d'un aviateur planté au milieu du Sahara à cause d'une panne et de tout un tas d'autres personnages.

— Disons que je suis le renard et que tu es le Petit Prince. Enfin... la Petite Princesse. Tu as l'âge de l'être encore. La logique du conte voudrait que ça soit moi le Petit Prince et toi le renard, mais ça semble mieux dans l'autre sens.

— Alors c'est à cause de mon âge ?

— Ça n'a rien à voir, balaya-t-il.

En me concentrant, des bribes de l'histoire refirent surface même si les détails m'échappaient encore. D'après mes souvenirs, le Petit Prince et le renard avaient fini par devenir amis. Seul hic, le renard n'avait pas pu suivre ce foutu gamin sur sa foutue planète. Les raisons étaient floues mais si ma mémoire ne me jouait pas de tour, il était question de nourriture. Ce foutu canidé n'aurait semble-t-il rien trouvé à se mettre sous la dent là-bas... Bref. Je ne voyais pas le rapport avec nous.

David reprit soudain :

— Si tu te souviens du conte, alors tu sais que la réalité qu'avaient oublié les Hommes et que le renard enseigne au Petit Prince, c'est qu'on est responsable de ce qu'on apprivoise. Des liens que l'on tisse, si tu préfères.

— Et en quoi serait-ce une mauvaise chose ? demandai-je, perplexe.

Son regard se fit intense. Et grave.

— Parce que... je vais mourir. Pour l'instant, je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Tu n'as pas besoin de moi, et quand je disparaitrai, tu m'oublieras. Mais si tu m'apprivoises, je serai pour toi unique au monde. Et tu pleureras...

Ma poitrine se comprima. La peur de le perdre me glaçait.

— Évidemment que je pleurerai.

— Et moi je refuse de t'infliger ça, dit-il d'un ton catégorique en regardant ailleurs.

— Parce que tu crois que me repousser m'empêchera de pleurer ?

Il haussa les épaules.

— Peut-être bien.

Je fis non de la tête. C'était absurde. Je ne pouvais me résoudre à accepter qu'il me garde à distance. Chaque atome de mon corps en souffrait.

— Et si tout était différent ? lançai-je, le cœur battant.

Il leva un sourcil.

Commençant à réaliser où je voulais en venir, je déglutis, nerveuse.

— Et si tu n'étais pas malade ?

— Quelle importance ?

— Fais travailler ton imagination, suggérai-je. Est-ce que ça changerait quelque chose ?

— Ça changerait beaucoup de choses, reconnut-il à contrecœur, effleurant distraitement du doigt le rebord de son verre.

— Assez pour que tu me laisses t'apprivoiser ?

— Certainement... (Son visage se détendit et il sembla presque amusé.) Peut-être même que c'est moi qui chercherait à t'apprivoiser. Qui sait ?

Je laissai échapper un hoquet de surprise.

— Oh, et je peux savoir comment tu t'y prendrais ?

— Avec de la nourriture, annonça-t-il sur le ton de l'évidence.

J'éclatai de rire tant sa réponse me surprit.
Sa bouche s'étira, dévoilant ses dents blanches et sa fossette. Absorbée par la perfection de son sourire, je l'observais, émerveillée. À la seconde où il s'en aperçut toutefois, la lueur d'espoir et d'optimisme présente dans ses yeux s'éteignit.

— Tu sais qu'on ne parle pas vraiment de nous, pas vrai ?

Je refusai de répondre.

— Eléonore, me sermonna-t-il le regard sévère. On ne fait qu'imaginer ce que vivraient un autre David et une autre Eléonore dans un univers parallèle.

— Où tu ne serais pas malade, ajoutai-je les yeux dans le vague.

Il acquiesça et je sentis les larmes monter.

C'était impossible. Renoncer à lui m'était impossible. J'étais incapable de m'imaginer passer loin de lui les jours qu'il nous restait avant la fin de l'année. Cette seule pensée me causait une douleur sans nom. Je n'étais pas prête à le perdre. Pas encore. J'avais besoin d'un sursis, c'était vital.

Je crois que c'est à cet instant, en en prenant conscience, que j'opérai une bascule. Dans ma tête, la frontière entre le bien et le mal tomba, comme si elle n'avait jamais existé. Je fis un pas dans sa direction. Un autre. Un autre, encore. Et puis, je franchis le Rubicon.

Sans réfléchir aux conséquences, je venais de prendre une décision radicale : créer moi-même notre univers parallèle. D'un coup de baguette magique.

Bibbidi.

Bobbidi.

Boo.

Je fonçai vers le miroir et le traversai avec fracas. La pression habituelle m'écrasa la poitrine, mais comme c'était déjà le cas à cause de l'affolement que je ressentais, je ne m'en rendis pas compte. J'attrapai la réplique grisâtre de David par le tissu de sa chemise et l'amenai tout contre moi. Je perçus ses réticences et, sans en ressentir physiquement le contact, j'eus conscience qu'il essayait de me repousser.

Rien à faire !

Je plaquai mes lèvres sur les siennes, mes mains dans ses cheveux. Très vite, je décelai sous mes doigts un grésillement qui s'échappait de son crâne. Ça crépitait. On aurait dit de la neige sur un téléviseur. Sauf qu'en plus de produire un son dérangeant, celle-ci vampirisait son énergie vitale. La tumeur. Je la sentais. Tapit dans l'ombre, elle grignotait sa vie, morceau après morceau, œuvrant à notre malheur à tous les deux.

Plus pour longtemps, pensai-je plus déterminée que jamais.

Concentrée sur ma volonté d'anéantir la tumeur, je canalisai la puissance du cristal. Et la libérai.

Guéris-le...

L'énergie s'évada alors de mes doigts à une vitesse incroyable. Je la sentis s'engouffrer dans le corps de David pour y mener un combat sans merci. Car la tumeur ne se laissa pas faire. Elle résistait. Et pendant ce temps, l'énergie filait, filait... Et même si la lutte ne dura en fait que quelques secondes, ça me sembla beaucoup plus long. Trop long.

Qu'avais-je fait ?

Ce sortilège dépassait de loin les limites du raisonnable, je le savais depuis le départ. J'avais sciemment occulté cette partie, car plus que tout, je voulais soigner David. Il le fallait. À tout prix.

Faites que ça ne soit pas vain...

Après une ultime salve d'énergie, le miroir m'éjecta. Mon baiser avec David prit fin et deux sentiments se mêlèrent étroitement en moi : le soulagement, et le dégout. Le soulagement parce qu'à la dernière seconde, juste avant de revenir à la réalité, le grésillement s'était dissipé, libérant David de son cancer. Et le dégoût... Non pas à cause de sa façon d'embrasser, qui était parfaite mais... parce que le cristal ne vibrait plus : il était vide. L'âme n'avait pas résisté. Elle s'était consumée, entièrement.

Une vie, contre une âme.

Horrifiée par cette pensée, je plaquai ma main devant ma bouche, ressentant une soudaine envie de vomir. Je venais de commettre l'irréparable. L'impardonnable.

— Ce n'est pas la fin du monde, voulut pourtant me rassurer David, effleurant d'une main l'arrière de son crâne. Nous dirons que c'était le dernier.

Il afficha un air de fermeté mais son regard n'était que douceur.

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