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Iris - The Goo Goo Dolls
Je n'arrivai chez moi qu'en milieu d'après-midi, même si j'avais fait du stop pour parcourir les derniers kilomètres. Mes jambes m'avaient laissée en rade en cours de route et désormais, elles étaient totalement hors d'usage : raides comme deux bouts de bois. J'en conclus avec fatalisme qu'à force de mensonges, je me transformais en Pinocchio...
Cet amer constat passé, mon premier réflexe fut de fourrer ma copie froissée et tachée de sang dans le tiroir de ma table de chevet pour m'empêcher de la relire encore et encore... Ensuite, je posai un pansement sur ma main après l'avoir désinfectée, enlevai ma robe et enfilai un jogging et un sweat. J'ignorai la laideur de mon accoutrement. Il s'agissait en quelque sorte de vêtements d'urgence. Je défis mon chignon, et m'avachis devant la télévision en compagnie d'un bol de chips aromatisées au vinaigre.
Aucun des programmes à l'écran ne parvint à m'abrutir – ni les infos, ni le documentaire animalier portant sur d'adorables loutres, ni même la rediffusion de Grey's Anatomy dont l'épisode tournait autour d'Izzie Stevens et de son cancer cérébral...
Cameron et Petterson tournaient en boucle dans ma tête.
J'opérai donc un changement de stratégie : je lançai une série que j'affectionnais sur Netflix, espérant me laisser emporter par l'histoire. Pendant un épisode, je crus avoir court-circuité mes pensées parasites, mais découvrir le nom de Cameron Kapler crédité au générique en tant qu'Executive Producer n'arrangea pas mes affaires...
J'éteignis la T.V.
Comme il était certain que je n'arriverais pas à oublier ces ceux-là en restant seule dans cet appartement, j'allai frapper à la porte de ma voisine. Par chance, elle n'avait pas encore dîné et elle accepta de se joindre à moi, bien que surprise par mon initiative. Le temps qu'elle arrive, je mis un plat de macaronis congelées au four, et lorsqu'elle sonna un quart d'heure plus tard, elle tenait dans sa main une bouteille de vin rouge. Alléluia ! Voir quelqu'un d'extérieur au lycée et à tous ces drames me ferait un bien fou !
— Alors ce weekend à Los Angeles ? s'enquit Sydney en mettant la table.
Pour le coup, elle en rajoutait une sacrée couche.
— Bien. Très bien, dis-je en collant mon nez au four pour éviter son regard inquisiteur.
Los Angeles... L'accident... Sarah... L'enterrement.... Petterson ! À chaque sujet, on en revenait indirectement à sa personne. Du moins, JE rapportais tout à lui.
— Oh, je connais cet air débile !
Sydney posa une fourchette à côté de mon assiette puis se planta derrière le bar. Elle me fixait, les bras croisés.
— Quel air débile ? m'offusquai-je.
— Celui de la fille énamourée ! Tu as revu ton patron, c'est ça ?
Ça avait beau fortement me déplaire, je ne devais pas être plus difficile à décrypter qu'une greluche à mono-neurone.
— J'ai rencontré quelqu'un, avouai-je puisque j'étais plus douée en mensonge qu'en dissimulation.
— Vraiment ?! C'est génial ! Blond, brun... roux ?
— Ce n'est pas aussi simple.
— J'ai l'impression qu'avec toi, rien n'est jamais simple.
J'éteignis le four, et sortis le plat brulant avec précaution.
— Tu veux dire que c'est moi qui rend les choses compliquées ? m'étonnai-je.
— Je n'en sais rien, tu ne m'as pas encore donné les détails.
De mon point de vue, je subissais ces situations. Elles me rattrapaient sans que je sache comment.
— C'est juste que je m'en veux pour Cameron, mon patron. Je devais le retrouver une fois ma mission ici terminée.
Sydney me tendit les assiettes. Je les remplis en continuant de la regarder. Elle avait haussé les épaules, visiblement peu embarrassée par ce premier dilemme.
— Je dis toujours qu'en amour il faut être égoïste ! Si tu ne ressens plus rien pour ce type, tu ne vas pas continuer cette relation à distance alors que tu as rencontré quelqu'un ici qui te plait.
J'attrapai les deux assiettes et allai les déposer sur la table.
— J'éprouve... quelque chose pour lui, mais je ne sais pas si on peut parler de sentiments, dis-je en m'asseyant. C'est une attirance à laquelle je ne saurais résister.
— Et pour l'autre, qu'est-ce que tu ressens ?
Sydney s'était installée sur la chaise en face de moi. Elle avait débouché la bouteille à l'aide du tirebouchon, et attendait que les pâtes refroidissent un peu.
— Je ne sais pas encore. Je sens que c'est différent, c'est tout.
— C'est tout ? Ou c'est tout ce que tu veux bien avouer ?
J'avalai une bouchée même si aborder ce sujet me coupait l'appétit.
— Tu as peut-être raison, j'ai peur de mettre des mots là-dessus.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en remuant le contenu de son assiette.
— Parce que l'homme que j'ai rencontré est malade.
Deuxième dilemme !
— Malade ? Malade, genre asthmatique ?
— Malade, genre incurable, répliquai-je d'une voix abattue. Il est condamné, et comme si ça ne suffisait pas, il a déjà une petite amie...
Sydney n'avait encore rien avalé, mais je la vis s'étouffer.
— Ah oui, je vois le genre... Effectivement, ça semble assez compliqué, concéda-t-elle.
Elle remonta ses lunettes en écailles et entama son assiette.
— T'es certaine que c'est réciproque au moins ?
— Il m'a fait une déclaration. En quelque sorte...
Un profond mal-être gonflait dans mon estomac. Je n'avais que très peu mangé, mais j'étais persuadée que si j'avalais une bouchée de plus, j'allais éclater.
— Dans ce cas, je suppose que tu devrais foncer, affirma Sydney avec conviction. C'est vrai, il est malade. Et alors ? (Elle reprit avant que je puisse formuler la moindre objection.) Il faut vivre dans le présent avant d'avoir à regretter le passé. Je veux dire, quand ce sera trop tard, tu ne penses pas que ça te détruira d'avoir laissé filer ta chance de vivre quelque chose avec lui ?
Elle marquait un point. Toutefois, je voyais mal comment profiter de l'instant présent en sachant qu'il n'y aurait pas d'avenir.
— J'ai trop peur de souffrir.
— Quel que soit ton choix, ça sera douloureux. (Je grimaçai devant cette affirmation assénée sans ménagement.) Soit parce que tu te demanderas chaque jour comment ça aurait été d'être avec lui, soit parce que justement, les moments à ses côtés te manqueront terriblement. À toi de choisir, mais une seule de ces options t'offrira de bons souvenirs auxquels te raccrocher.
Ses arguments me parurent sensés. Cependant, Sydney ne connaissait pas toute l'histoire. Elle ne savait pas qu'avant la fin de l'année, je serais obligée de supprimer Petterson. Il n'allait pas succomber du fait de sa maladie, mais de mon intervention.
Troisième dilemme !
J'avalai mon verre de vin d'une traite et m'en servis un autre.
— Et sa copine, j'en fait quoi ? m'enquis-je, sentant déjà l'alcool me tourner la tête.
— Eléonore, me réprimanda-t-elle gentiment, même s'ils ne l'ont pas encore officialisé, leur histoire est sûrement terminée depuis longtemps.
Sydney s'attendait à ce que je me réjouisse en l'entendant balayer le dernier obstacle qui se dressait entre Petterson et moi. Au lieu de ça, mon regard resta planté dans le vide, et je ne dis rien. Bien sûr, j'avais envie de me ranger à son avis, mais je savais pertinemment que la situation n'était pas aussi simple que je l'avais présentée. Je ne vivais pas dans le monde normal. Mon choix ne se résumait pas à accepter de sortir ou non avec un homme sur le point de mourir. Dieu et Lucifer étaient de la partie. Et moi, j'étais la Mort. Rien de tout cela n'était normal. Alors, que penser de la rhétorique de Sydney à présent ? Au mieux, elle devenait bancale. Au pire, elle perdait toute pertinence. Je ne pouvais m'en remettre qu'à mon propre jugement. La décision m'appartenait, et je n'étais pas prête à la prendre sur un coin de table, après avoir mangé des pâtes indigestes et bourrées de conservateurs.
Devant mon trouble apparent, Sydney n'avait pas insisté. Elle avait préféré me raconter ses propres déboires amoureux avec un procureur volage. J'étais persuadée qu'elle avait exagéré ses exploits rien que pour me faire rire.
Vers vingt-deux heures, elle s'était éclipsée, ayant des dossiers à finaliser. Je n'avais pas le cœur à rester seule. Pour palier ma solitude, je passai la fin de soirée devant une comédie romantique de série B, jamais projetée dans les salles obscures. Elle mettait en scène un brun ténébreux parfaitement irrésistible qui raviva dans ma mémoire le souvenir de Cameron. Un homme avec lequel je n'avais passé qu'un bref instant, mais dont le charme m'avait transcendée. Si vite et si fort, d'ailleurs, que l'alchimie sulfureuse que j'avais ressentie me laissait maintenant un arrière-goût de surnaturel. Comme si ce que j'avais éprouvé pour lui ne provenait pas uniquement de moi, mais aussi d'un ingrédient secret qu'on aurait ajouté pour épicer la recette. Dans le même temps, les sentiments que j'avais pour Petterson s'imposaient à moi. Il ne servait plus à rien de me le cacher, j'éprouvais bel et bien quelque chose pour lui. À présent, restait à savoir comment j'allais gérer ces sentiments. Devais-je y céder ?
Cent fois non !
En avais-je envie ? C'était peu de le dire...
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