40-

Wait - M83

La mère était engoncée – c'était le cas de le dire – dans son tailleur noir. Il paraissait trop petit, comme si son cœur était sorti de sa poitrine et prenait toute la place. Son regard se cachait derrière d'énormes lunettes de soleil, et son visage, sous un chapeau duquel pendait un voile en dentelle. Le père, lui, n'avait aucun de ces artifices pour masquer sa peine. Il était décomposé – yeux rouges et cernes creusées. À ce stade on ne parlait même plus de cernes mais d'hématomes qui lui mangeait la moitié de la figure.

— Vous étiez dans la voiture ? m'interrogea la mère, d'une voix aux fluctuations perturbantes, éraillées.

— Oui.

— C'est vous qui conduisiez, n'est-ce pas ?

— Oui.

— C'est de votre faute ! cracha-t-elle, suffoquée, une main sur la poitrine comme si j'y avais planté une lame.

Je m'étais remise à fixer mes pieds, mais j'avais conscience que tout le monde nous observait.

— Vous l'avez tuée !

Ses escarpins frappèrent l'herbe avec une telle fureur que ses talons s'enfoncèrent dans la terre.

— Comment avez-vous pu vous montrer si imprudente ? embraya le mari, prenant le relais de sa femme submergée.

— M.Parker, je vous en prie, supplia Cassie. Je vous ai déjà raconté comment tout s'est passé. Eléonore n'a...

— ASSEZ ! Assez, Cassie !

Assaillie de reproches, je ne parvenais pas à me défendre. Le souhaitais-je seulement ? Ma saleté de voix intérieure me soufflait qu'ils avaient raison. Si j'avais roulé moins vite et n'avais pas été distraite par le GPS, je n'aurais pas été surprise par ce camion, et je n'aurais pas perdu le contrôle du véhicule. Cet aveu de culpabilité m'arracha de nouvelles larmes.

— Je suis désolée...

— Je me fiche bien de vos remords ! attaqua Mme Parker, aussi impitoyable que pouvait l'être parfois Sarah. C'est pour cela que vous êtes venue ? Afin de soulager votre conscience ?

— Vous avez du culot !

— Vous n'avez rien à faire ici ! Partez ! me hurla-t-elle. Partez, je vous dis ! Et ne revenez jamais, vous m'entendez ?! JAMAIS !

Je levai le menton, déconfite.

Le prêtre n'avait plus de mot. Et le parterre d'invités m'observait avec horreur, comme si je venais d'actionner le lancement d'une ogive nucléaire ou de déclencher une arme bactériologique redoutable. Je reculai maladroitement, et me cognai contre une chaise qui me fit trébucher. Je poussai sur mes bras pour me relever. Mes genoux étaient couverts de terre et ma vision s'était troublée. D'abord, je crus devenir aveugle. La seconde d'après, je compris que le responsable de cette soudaine cécité n'était autre que le torrent lacrymal que déversaient mes yeux. J'ouvris la bouche pour me justifier, puis la refermai aussitôt, m'enfuyant à mon tour. Au triple galop.

Je manquai à la fois de trébucher sur les stèles et de m'y rompre la nuque. Je les discernais à peine. Un rideau me barrait la vue. Ce qui n'entama pourtant en rien ma détermination à déguerpir. Je courrais aussi vite et aussi loin que mes jambes acceptaient de me porter. Mais avant qu'elles déclarent forfait, mes poumons brulèrent et mon cœur s'épuisa. Je prolongeai l'effort autant que possible – cents mètres, à tout casser – puis m'arrêtai complètement lorsqu'une vive douleur déchira le creux de ma main.

Dans ma course effrénée, mes doigts s'étaient refermés sur la rose blanche.  Ses épines m'avaient entaillé la chair, et du sang sortait des petits trous qu'elles avaient laissés dans mes doigts. J'en fis abstraction en dépit de l'inconfort, préférant me mettre en quête de la sortie. De tous les côtés, je ne voyais que la mort à l'horizon. Un peu comme si l'univers se fichait de moi et m'envoyait un screenshot résumant mon existence. Une éternité de solitude au milieu de défunts, dirait la légende. J'avais l'impression de tourner en rond, perdue dans un cimetière... J'étais prête à me laisser mourir sur place – il y avait sûrement un trou disposé à m'accueillir dans les parages –, lorsqu'une main se posa sur mon épaule.

— Laisse-moi seule, s'il te plait.

— Eléonore...

Je m'étais attendue à entendre la voix de Cassie, Charlie, Jenny ou même Duncan. Mais pas celle-ci, grave, mature, captivante.

— Ah... c'est vous.

— Est-ce que...

— Ça va !

Il aurait été plus correct de me retourner pour lui parler, mais je refusais obstinément de le lui faire face.

— Tu saignes.

Petterson m'avait contournée. Il affichait cet air soucieux qui ne semblait plus le quitter désormais.

— Ce n'est rien du tout, dis-je en examinant ma paume.

— Je suis certain qu'ils ne pensaient pas une seconde ce qu'ils t'ont dit.

Sa main, toujours posée sur mon épaule dénudée, réchauffait agréablement ma peau.

— Ils auraient bien raison de le penser...

J'avais essayé de contenir mes pleurs devant lui, mais le fait d'aborder le sujet me replongea dans un état lamentable. Pourquoi fallait-il que cela arrive en sa présence ? Il fit un pas vers moi. Nous étions déjà proches, trop proches. Je m'immobilisai soudain et ses bras m'entourèrent. Il me serra fort et, fatalement, je ne pus qu'éprouver de la peine à l'idée de sa maladie. De son destin. De sa... sa... Tout était de sa faute ! Il me faisait souffrir. Je me dégageai de son étreinte, confusément triste et furieuse à la fois.

— Pourquoi faut-il que vous compliquiez toujours les choses ?

La tristesse que lui provoquèrent mes paroles se lut aussitôt dans ses yeux.

— Je... Je pensais que...

— Que quoi ? Que j'allais mal ? Sans rire ?! Comment-voulez-vous que j'aille, franchement ?!

— Je voulais juste...

Il recula, et j'eus mal de voir l'espace s'ouvrir entre nous.

— M'aider ? m'écriai-je, sans bouger, malgré le besoin de le sentir contre moi. Pourquoi m'avoir avoué votre cancer ? Vous n'avez pas pensé que la mort de Sarah m'avait suffi ? Que j'avais atteint mon quota de décès pour l'année ?

— C'est toi qui a demandé.

— Ah, la belle affaire ! N'auriez-vous pas pu mentir dans ce cas ?!

J'avais beau me comporter comme la pire des garces, je n'arrivais pas à me maitriser. Tout semblait s'accorder pour que je craque. Je devais assassiner l'homme en face de moi. Je commençais à éprouver pour lui des sentiments dont la nature n'était pas claire, et pour ne rien arranger, le voilà atteint d'un cancer incurable. Le destin ne me laissait aucune échappatoire ! Même si je parvenais à le tirer des griffes de Clarke, il mourrait quoi qu'il arrive. Le choix revenait à le livrer à un psychopathe ou à le regarder succomber à la maladie, sans savoir ce qui adviendrait de son âme ensuite...

— Tu as raison, j'aurais dû. Mais je n'ai pensé qu'à moi. Je t'en ai parlé par... égoïsme.

Égoïsme ?

Un éclat incertain traversa son regard.

— Je ne croyais pas avoir le courage de te la rendre un jour. (Il se mit à fouiller dans la poche intérieure de son blazer.) C'est pour ça que je la garde en permanence sur moi, au cas où je finirais par en rassembler suffisamment... (Il secoua la tête, comme s'il s'en voulait pour ce qu'il s'apprêtait à faire.) Et maintenant, je me retrouve à le faire au pire moment...

Il avait sorti une feuille de papier pliée en quatre. Je l'acceptai d'une main hésitante, sans comprendre où il voulait en venir. En la dépliant, je reconnus ma copie et les commentaires que je lui avais écrits. Je n'y voyais rien d'autre, alors il me fit signe de tourner la dernière page. Avec prudence, je m'exécutai et découvris au verso sa fine écriture.

« Je passe les noms d'oiseaux dont tu sembles vouloir affubler Alexandre.

Le pauvre est coincé dans une faille spatio-tempo-romanesque. Je crains qu'il ne puisse rejoindre le tribunal pour assister au procès que tu lui fais. Puisque, de facto, il est incapable de se défendre lui-même, je me ferai son avocat, veux-tu ?

Au vu de la gravité des faits qui lui sont reprochés, mon client plaide coupable, mais clame haut et fort des circonstances atténuantes.

Pour éclairer son comportement parfois discutable, permets-moi de formuler quelques hypothèses.

Et si, par un mystérieux hasard, ce cher Alexandre partageait la même pathologie que la plaignante, Eugénie. Dans le cas de notre héros, le principal symptôme serait, disons, une incapacité à garder un comportement approprié devant cette employée, si différente des autres.

Et si son rang hiérarchique l'empêchait d'exprimer ses véritables sentiments ?

Et si Alexandre n'était pas un goujat, mais seulement un homme un peu gauche ? (Une lapalissade qui ne manquera pas de te faire sourire, j'en suis sûr.)

Cette liste de présomptions est loin d'être exhaustive. Du reste, mon client récuse vigoureusement l'accusation de plaisir sadique.

Quant à moi, je ne relèverai même pas l'insinuation relative à la partialité de mon analyse, tant elle est évidente. À quoi t'attendais-tu ? Je ne saurais être juge et partie...

NB : Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé serait purement fortuite... »

Dans le mélange confus des émotions que je ressentais, la stupéfaction prédominait. Bien au-delà des mots écrits noir sur blanc, c'est surtout ce que je lisais entre les lignes qui me bouleversait – le sous-texte. Depuis le début, j'avais occulté tous les signes annonciateurs. À présent, plus moyen de me voiler la face. Je tenais une preuve tangible entre mes doigts. La preuve irréfutable que pour Petterson, je n'étais pas une élève ordinaire.

Je levai le menton, à court de mots. Le vent d'octobre soulevait doucement quelques mèches de son front. Son regard cherchait le mien dans l'attente d'une réponse que je me sentais soudain incapable de formuler.

— Voilà, conclut-il son assurance retrouvée. Te parler de ma maladie, c'était un moyen de découvrir ce que tu ressentais... pour moi.

— C'était pour me tester ? soufflai-je.

— J'ai été cruel, pardonne-moi.

Je me remémorai ma réaction en apprenant la nouvelle – la peine immense, la douleur, les pleurs. Petterson m'avait tendu un piège, et sans m'en rendre compte, j'avais dévoilé des sentiments que j'ignorais. Même si je les effleurais tout juste, je commençais à prendre conscience – à admettre – leur teneur affective, et ça me bouleversait.

— Tu m'en veux ?

— Non... enfin oui... mais... c'est juste que... je... ne peux pas... C'est trop difficile, hoquetai-je en lui tournant le dos.

J'étais persuadée qu'il n'allait pas tarder à me rattraper et me forcer à m'expliquer, mais je ne le voulais surtout pas. Je m'éloignai. Il ne devait pas avoir compris un traitre mot de mon charabia. Ce que j'avais voulu dire, c'est que je n'arrivais plus à faire face à la situation. À mes sentiments. À sa mort prochaine. À ma culpabilité vis-à-vis de Cameron qui m'attendait à New York pendant que je m'éprenais de ma prochaine victime.

Garce d'un jour, garce pour toujours...

Je finis par dépasser un portail sans même le voir, et continuai de marcher le long de la route en semant derrière moi des pétales blancs.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top