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The Funeral - Band of Horses

Je n'avais pas encore repris les cours, mais selon les dires de Cassie, la nouvelle de l'accident avait fait le tour du lycée en moins d'une journée. Je n'osais imaginer ce qui se racontait ; l'humain ayant une fâcheuse tendance à se repaitre de la tragédie lorsqu'elle accable les autres. Dans tous les cas, ce devait être abjecte.

Étant donné que ma voiture avait rendu l'âme – elle aussi –, un taxi passa me prendre le vendredi matin, au pied de mon immeuble. Dès que destination fut annoncée au chauffeur, il se retourna pour mieux aviser ma tenue. J'avais revêtu une longue robe noire de circonstance et attaché mes cheveux en un chignon qui me donnait un air sévère.

À peine au coin de la rue, l'homme se renseigna d'une voix bourrue :

— C'est quelqu'un de proche ?

— Oui, rétorquai-je sèchement en regardant le paysage.

Même après avoir côtoyé l'espèce humaine pendant des centaines d'années, sa curiosité morbide n'en finissait pas de m'irriter. Message passé. Ainsi, le chauffeur roula pendant près de trente minutes, dans un silence contraint, puis s'arrêta devant un portail derrière lequel je distinguais une série de pierres tombales en rangs bien ordonnés.

J'avais lu qu'ici, au cimetière d'Holy Cross, reposaient plus d'un million de corps. La petite ville de Colma comptait infiniment plus de squelettes et de cendres, que de vivants. Cette concentration de défunts m'oppressait, tant elle ancrait l'universalité de la mort, son inéluctabilité. Je mis plusieurs secondes à réaliser que cette fatalité ne me concernait pas. Sauf si je décevais Clarke...

Mes épaules s'affaissèrent sous le poids de cette pensée.

— De la famille ?

Furieuse que le conducteur revienne à la charge, je lui lançai au visage une poignée de billets verts et claquai la portière derrière moi. Le taxi repartit alors en trombe, des insultes s'élevant en nombre depuis sa vitre entrouverte.

Méritées, sans doute.

Un coup d'œil à ma montre me fit hâter le pas.

***

Pour éviter de perdre du temps, et me perdre moi-même, j'avais demandé mon chemin à la guérite située à l'entrée. L'employé – un fossoyeur ? – avait eu l'amabilité de m'indiquer la direction à suivre en me donnant des instructions claires et précises.

— Vous prenez le chemin perpendiculaire là-bas, après le mausolée, puis vous longez et prenez à droite à la cinquième intersection.

Et grâce à lui, j'avais trouvé le lieu de la fiesta – un lotissement en pleine expansion à en juger par les monticules de terre fraichement retournée. Il restait quelques coins d'herbe inoccupés, espacés ici et là, qui n'attendaient plus que de nouveaux arrivants... Ambiance.

Parmi les chaises blanches installées en nombre pour l'occasion, je ne discernais aucune place vide. L'assistance me faisait face ; tous les regards pesaient sur moi. Je contournai le cercueil exposé, et dépassai un couple de quadras au premier rang. Les parents de Sarah, supposai-je à leurs pleurs de madeleines. Avec une mine d'excuse et une démarche qui donnait l'impression que je marchais sur des œufs, je traversai l'allée centrale.

Je cherchais vainement des yeux un endroit où poser mes fesses – de préférence, loin de l'attention. Dans le fond du public, une main manucurée s'agita en l'air. Reconnaissante, je me pressai entre les rangées pour la rejoindre.

— Qu'est-ce que tu fichais ? me lança sèchement Cassie tandis que je m'asseyais entre elle et Charlie, ce qui amoindrit ma gratitude.

— Je n'ai plus de voiture, tu as oublié ?

— T'es venue à pied ? s'étonna Charlie.

— Ne sois pas ridicule, intervint la lycéenne dont les yeux rougis et boursouflés m'évoquaient ceux d'un lapin atteint de myxomatose. En tout cas, tu m'as fichu la trouille !

— Tu pensais que je n'allais pas venir ?

— Non j'ai crû que t'allais arriver comme un cheveu sur la soupe, en plein milieu de la cérémonie !

— Désolé.

Je me penchai en avant pour saluer Jenny et Duncan, assis à droite : main dans la main, unis dans cette épreuve. Je balayai l'assemblée en pensant combien, moi aussi, j'aurais aimé qu'on me soutienne. La coïncidence voulut qu'à cet instant, je remarque Petterson sur un rang voisin, aux côtés du proviseur – un homme dont j'avais seulement aperçu la mine austère rôder près de son bureau.

Qu'est-ce que Petterson faisait là ? Je détournai le regard alors qu'il semblait s'être aperçu que je l'observais. Que le principal fasse le déplacement me semblait naturel, mais lui ?! Personne ne l'attendait ! Sarah ne suivait même pas de cours de français... Sa présence se voulait, je suppose, un signe de respect et de considération envers sa famille. Mais, à titre personnel, je n'avais aucune envie de le voir aujourd'hui. Cela remuait un tas de chose et me rappelait sa mort prochaine.

Je pivotai vers Cassie pour lui tourner le dos.

— Où est Ethan ? risquai-je.

— Avec la famille de Sarah.

Je redressai le buste et levai la tête pour tenter de l'apercevoir, prenant soin d'ignorer les gesticulations embarrassées de ma voisine.

— Elle cherche un ami, se justifia-t-elle auprès de l'homme assis derrière moi.

Aux premières loges, je repérai effectivement le lycéen assis tout au bout de la rangée. Il essuyait les pleurs d'une jeune fille d'un ou deux ans plus jeune dont les traits rappelaient ceux de Sarah – yeux bruns, paupières lourdes et lèvres tombantes qui lui donnait cet air boudeur. Il passa une main dans son dos en signe de réconfort, et je m'enfonçai de nouveau dans mon siège. Je n'avais pas la force de supporter leur mine défaite.

Si un mot avait dû résumer la cérémonie : mortel. Ce fut le moment le plus pompeux, et le plus pénible de toute mon existence. J'aurais encore préféré me jeter dans un ravin, une seconde, une troisième, une quatrième fois... Bon, peut-être pas, mais quand même ! Le prêtre avait récité des d'âneries à propos d'un seigneur miséricordieux, et plein d'autres platitudes que j'avais oubliées en route. Si on leur avait présenté leur dieu en personne, la déception aurait été amère, et leur foi réduite à peau de chagrin. Ce n'était qu'un homme, froid et calculateur, passant le plus clair de son temps à se pavaner dans un palace et à échafauder des plans contre un malheureux prof de lycée. Rien de spirituel ou de philanthrope dans de telles entreprises...

Nous avions aussi eu droit au couplet sur l'amour divin inconditionnel... Foutaises. Clarke ne voyait la population qu'au travers du prisme du pouvoir. Pour lui, elle ne représentait qu'un troupeau de bestiaux destiné à l'abattoir. Leur seule valeur, à ses yeux, résidait dans les âmes qu'il récoltait à leur trépas.

Malgré mon franc agacement, j'avais écouté ce ramassis de mensonges en véritable brebis disciplinée. Pendant l'éternité que cela avait semblé durer, je m'étais questionnée, torturée, sur le sort de Sarah. Se trouvait-elle soumise là-bas à d'horribles traitements, au moment même où nous la pleurions ici ? L'enfer était-il aussi atroce qu'on pouvait l'imaginer ? Du peu de temps que j'avais passé avec lui, Cameron m'était apparu si ce n'est normal, au moins équilibré, comparé à Clarke. Cela me portait à croire que Sarah était mieux dans le camp de Lucifer. Pourtant, je ne parvenais à me détacher des descriptions épouvantables faites du royaume du diable. Dès que j'y pensais, la culpabilité me remontait dans la gorge. Et je me remettais à pleurer, inlassablement.

J'avais exploré tous les scénarios possibles et imaginables sur le sujet quand le prêtre nous invita enfin à approcher. J'attrapai une rose blanche du panier que me tendait Charlie, puis le passai à Cassie. Nous nous levâmes et prîmes place dans la file indienne qui s'était formée en direction du cercueil, attendant que vînt notre tour.

Je vis Ethan s'avancer, les mâchoires serrées. Il déposa une rose rouge sur le cercueil blanc, luttant pour rester fort, mais le barrage qu'il avait érigé se fissurait. Ses traits se chargèrent soudain d'une douleur brute, son corps se mit à trembler sous ses sanglots et soudain... il s'enfuit. Il s'éloigna à grandes enjambées à travers le labyrinthe de sépultures. J'esquissai d'abord un pas, prête à m'élancer, puis me ravisai. Je n'étais pas la bonne personne pour le consoler. Je serais incapable de trouver les mots justes. Et même : sortant de ma bouche, Ethan refuserait de les entendre.

Je donnai une tape sur l'épaule de Charlie qui me dévisagea.

— Vas-y ! l'encourageai-je.

Il ne bougea pas.

— Allez ! renchérit Cassie en le poussant carrément pour qu'il avance.

Sans autre choix, il partit à petite foulée.

— Un vrai âne celui-ci, commenta Cassie. Il faut donner un bon coup de talon, sinon on arrive à rien.

— Je confirme, pour l'avoir vu nu. Il a tout d'un âne...

Cassie émit un gloussement parfaitement inapproprié avant d'aussitôt se couvrir la bouche. Les invités autour de nous se retournèrent avec indignation. Elle s'excusa et je baissai la tête en me mordant la langue. On continuait d'avancer pas à pas dans la longue file, faisant profil bas, quand deux paires de chaussures impeccablement cirées nous bloquèrent le passage. Mes yeux remontèrent lentement jusqu'à rencontrer le regard des deux madeleines.

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