37-
Quand je repris connaissance, plusieurs personnes en blouses blanches étaient penchées sur moi. Elles marchaient à vive allure pour me suivre et je compris j'étais allongée sur un brancard. Un masque à oxygène m'englobait presque tout le visage.
Aussi grave que pût être mon état à ce moment, je me sentais mieux – bien, même. Trop bien, paradoxalement. Je basculai la tête sur le côté pour voir où je me trouvais. Les tapisseries jaunes décollées au coin ne m'étaient pas étrangères, tout comme les posters de prévention des maladies qui y étaient punaisés ou l'odeur de détergent flottant dans l'air.
Le brancard continuait sa progression. Nous dépassâmes une salle d'attente presque vide, composée de quelques chaises en plastique, d'une machine à café et d'un distributeur de confiseries. J'étais sur le point de me rendormir, quand mon regard en accrocha un autre, d'un gris-bleu familier. J'entendis alors quelque chose se briser sur le sol puis des bruits de pas s'approcher à toute vitesse.
— ATTENDEZ ! Je la connais !
— Écoutez, on n'a pas le temps ! Elle souffre d'un traumatisme crânien et d'une probable hémorragie interne. Vous êtes de sa famille ?
Mon état semblait critique. Et pourtant, j'en aurais presque ri si ce masque stupide ne m'en avait empêchée. La Mort avait un traumatisme crânien. Hilarant.
— Non mais...
— Vous connaissez la personne à contacter en cas d'urgence ?
D'une main molle, je me débarrassai de mon satané masque.
— C'est moi... qu'il faut appeler..., ânonnai-je, laissant échapper un petit rire rauque.
— Ne t'en fais pas Eléonore, ça va bien se passer.
L'homme s'était approché pour me prendre la main. Ses cheveux étaient bruns, mais grisonnaient par endroit.
Pe...tter...son...
Il m'adressa un sourire duquel suintait l'inquiétude. Moi, je n'avais aucune peur.
— Vous... ça va... ?
— Je... suppose, oui.
Sa main était douce, et chaude. Sur le moment, je n'éprouvais aucune gêne de ce contact charnel.
— Vous... êtes... craquant.
Les yeux de Petterson s'agrandirent.
— Cra-quant, répétai-je comme je n'étais pas sûre qu'il avait compris.
De sa main libre, il se gratta l'arrière de la tête.
— C'est la morphine, affirma le médecin comme si c'était supposé le rassurer.
Petterson hésita, puis l'esquisse d'un sourire attendri se peignit sur ses lèvres.
— Non... non... pas vrai...
Le médecin accéléra le pas comme si mon propos ne méritait aucune attention.
Emportée par le besoin de m'exprimer, je continuai en français, pour mettre le médecin hors-jeu :
— Quelle couleur... vos yeux ? Bleus... ou gris ? Je... trouve... très beau.
J'aurais voulu en dire plus, tellement plus, mais le médecin m'avait flanqué le masque à oxygène sur la figure, me réduisant au silence.
J'étais vaseuse, et ma vision pas tout à fait nette. La lumière agressive des néons me suffit cependant à noter la teinte rosée qu'avaient prises les joues de Petterson. Ce dernier s'arrêta net. Sa main quitta la mienne tandis que le convoi poursuivait sa course.
***
Le réveil fut pénible, à tous les égards. Tant d'un point de vue physique que mental. D'une, j'avais encore mal à la tête. De deux, Sarah était morte. Et de trois, j'avais fait des avances à mon prof – prof, que je devais assassiner, je le rappelle. La réalité du troisième point restait cependant à vérifier. Après tout, j'avais tourné de l'œil à de multiples reprises, et pendant mes intermèdes de conscience, j'avais été une véritable loque. Peut-être n'avait-ce été qu'un cauchemar induit par le choc et les médicaments. J'essayais en tout cas de m'en convaincre quand j'ouvris les yeux.
Le soleil inondait la chambre, preuve que j'avais dormi de longues heures. La lumière chaude l'aurait presque rendue gaie, si seulement j'avais ignoré qu'un paquet de mourants avait agonisé entre ces draps. Beurk ! Je les repoussai avec dégoût, mais en levant les yeux, j'eus envie de les reprendre pour me planquer dessous.
Petterson !
Il était là, bon sang ! Assis à mon foutu chevet !
Je me serais certainement esquivée en prétendant être encore endormie, si ses yeux troublants ne m'avaient pas scrutée.
Stop ! Il ne fallait pas tirer de conclusions hâtives. Je n'avais sûrement fait qu'imaginer cette conversation. C'était là la seule éventualité à laquelle je voulais bien croire.
Nous nous regardions en silence. Moi, parce que je n'étais pas prête de prendre la parole, de peur de voir se confirmer mes craintes. Lui, je ne sais pas.
— Comment te sens-tu ?
— Fatiguée, mais ça peut aller... J'ai encore mal au crâne et un peu partout...
Ma voix n'était pas encore normale, mais elle avait regagné en force.
— Normal que tu sois fatiguée avec tout le sang que tu as perdu. Il te faudra du temps pour te remettre... mais déjà, comparé à hier, tu semble rationnelle. C'est bon signe.
Oh non ! Je lui avais vraiment dit toutes ces choses. Comble de l'horreur, je rougissais comme une de ces stupides lycéennes de séries télévisées. Pire encore : j'étais devenue l'une d'entre elles !
— Je m'excuse pour tout ce que j'ai pu raconter hier. À part l'impression d'avoir divagué sur la couleur de vos yeux, je ne me rappelle pas de grand-chose.
— Ce n'est rien, tu étais sous morphine.
Un sourire s'esquissait sur ses lèvres. Il ne devait pas croire une seule seconde à cette histoire d'amnésie partielle. Et comment l'en blâmer ?
Pour dédramatiser la situation, je tentai une manœuvre risquée.
— Maintenant que je vois plus clair, je dirais qu'ils sont couleur mer bretonne pendant la tempête, vos yeux.
Le ton léger et détaché que j'avais voulu insuffler à ma voix n'y était pas, du tout. On avait plutôt l'impression que je cherchais à le flatter. Je me détestai pour ça.
— C'est précis. J'en prends note, ça enrichira mon profil facebook.
Je souris comme je pus – avec une espèce de grimace –, tachant de ne pas perdre la face.
— Où est Cassie ? demandai-je au bout d'un moment.
— Cassie ? Je ne l'ai pas vue, je pensais que tu étais seule. Que... que s'est-il passé exactement ?
Son sourire avait disparu et il avait repris son air sérieux. J'entrepris alors de tout lui raconter.
Quand j'eus terminé mon récit, j'avais le regard brulant de larmes. Je fus incapable de les retenir. Elles s'évadèrent de mes yeux et dévalèrent mes joues à grande eau. On eût dit que le barrage du lac Powell avait cédé.
Petterson quitta prestement sa chaise. Incrédule, je le regardai venir s'asseoir sur le lit, tout près de moi. Sans un mot, il plongea son regard envoutant dans le mien. Je déglutis, décontenancée, et me surpris à désirer... plus.
Il se pencha sur moi et ses bras m'étreignirent à la fois avec une force rassurante et une douceur réconfortante. Je ne me dérobai pas, même si j'avais mal partout. J'en avais trop besoin. Son contact était tellement agréable. Son torse chaud m'enveloppait d'un parfum boisé entêtant. Ses mains caressèrent mes cheveux qui dépassaient du bandage, et je finis par enfouir mon visage dans le tissu de sa chemise pour pleurer.
Je me laissai aller, sans retenue.
Je n'avais pas encore complètement séché mes pleurs, quand j'eus un déclic. En repassant dans mon esprit la pellicule de la veille, un détail m'était revenu. Soucieuse, tout à coup, je me dégageai des bras de Petterson et me mis à le regarder droit dans les yeux. Devant la difficulté de l'exercice, je cillai.
— Qu'est-ce que vous faisiez là ?
J'avais soudain parlé tel un agent du KGB.
— Je voulais être présent à ton réveil.
Sa voix restait calme mais ses traits s'étaient crispés.
— Pas aujourd'hui. Hier, quand je suis arrivée.
Il baissa la tête, conscient d'être acculé. Il se rembrunit, avant d'enfin répondre.
— J'ai dû passer une IRM.
— Pourquoi ?
— J'ai fait une... crise.
— Quel genre de crise ? le bombardai-je aussitôt, consciente de mon indiscrétion.
Je sondais l'océan de son regard, y cherchant désespérément une réponse. Lui me contemplait avec tristesse et résignation.
— Principalement des nausées, à cause de mon glioblastome. Un astrocytome de grade quatre, pour être exact.
Même si j'ignorais la signification exacte de son aveu, à ce moment, je sus que c'était grave. Je connaissais cette technique propre au corps médical : vous noyer dans le charabia technique pour retarder la véritable annonce. Celle qui terrasse les proches et anéantit tout espoir.
— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je d'une voix fluette.
Une part de moi souhaitait qu'il ne répondît pas.
— Une forme de tumeur, au cerveau.
Mon cœur qui s'était serré depuis quelques secondes, dans l'attente du verdict, s'écrasa sur lui-même. J'eus l'impression qu'on m'enfonçait la poitrine à mon tour.
Petterson continuait de braquer sur moi son regard empreint de désarroi. Comment étais-je censée réagir ? Le serrer dans mes bras semblait mal venu. Lui l'avait bien fait... Mais c'était le professeur, ça n'avait rien à voir. Qu'une élève le réconforte lui paraitrait déplacé. Pourtant, la façon qu'il avait de m'observer ne ressemblait ni de près, ni de loin, à celle d'un prof face à une élève.
— Je suis désolée, murmurai-je d'une voix automatique qui se mariait bien à la banalité de ma réplique.
Même en raclant les moindres recoins de ma caboche, je n'avais rien trouvé de mieux. Toutes les parties de mon cerveau capables de construire une réponse appropriée étaient paralysées.
— Ce n'est rien.
En le voyant afficher un demi-sourire, ma poitrine se regonfla d'espoir. La situation n'était pas désespérée. Il allait sûrement être opéré et tout rentrerait dans l'ordre.
— Et elle était encourageante, cette IRM ? demandai-je pour m'en assurer.
— Pas vraiment, avoua Petterson en fuyant mon regard. Mais je ne me faisais pas d'illusion. J'ai refusé le traitement alors... Il semblerait juste que ça progresse plus vite que prévu.
Refusé le traitement ? Pourquoi diable quelqu'un refuserait-il de se faire soigner ? Était-il suicidaire ? Ou bien se sacrifiait-il par engagement envers une cause animale quelconque ? Je sentais un flot d'arguments et de reproches fuser dans ma tête.
Il devait avoir décrypté mes pensées car il reprit avant que j'aie le temps d'en placer une.
— De toute façon, j'étais condamné. Il n'y avait aucune chance de rémission. J'ai préféré les nausées de la maladie, à celles de la chimio. Je veux être moi-même jusqu'à la fin. Ou du moins, le plus longtemps possible.
Une boule d'angoisse se formait dans ma trachée. Je la sentais gonfler, gonfler... Elle m'empêchait d'émettre le moindre son sans éclater en sanglots. Alors, je ne dis rien.
Petterson allait mourir. Mourir. Cette pensée me déchirait. Peu importe les instructions de Clarke, je ne m'étais jamais réellement imaginée faucher son âme. Sa mort restait jusqu'alors abstraite. A présent, son décès semblait affreusement réel, et proche.
— Combien de ...
J'avais dû m'arrêter en entendant ma voix flancher.
— Combien de temps, c'est ce que tu veux savoir ?
Je hochai la tête, les lèvres pincées. J'étais certaine qu'elles avaient commencé à trembloter, mais je ne voulais pas y penser.
— Trois mois, peut-être.
Il me sourit comme pour atténuer ma peine.
— D'ici à la fin de l'année, tu auras un nouveau prof. Pas aussi brillant que moi, c'est certain. Mais qui te conduira, je l'espère, jusqu'à la Ivy League.
Sa touche d'humour tomba complètement à côté. J'étais dévastée, et ne pouvais imaginer ce que lui-même ressentait. La nouvelle l'avait sûrement détruit même s'il faisait bonne figure devant moi. Le cœur lourd, je me laissai aller à une pulsion soudaine. J'attrapai sa main, entremêlant mes doigts aux siens ; à ma surprise, il ne la retira pas.
— Je ne veux personne d'autre.
Je me sentais déboussolée, éperdue. Pas seulement à cause du contact de sa peau avec la mienne ou de la lueur indescriptible qui brillait dans ses yeux. En fait, plus j'en apprenais, moins je comprenais. Ça n'avait ni queue ni tête ! Pourquoi Clarke cherchait-il à récupérer l'âme de quelqu'un qui décéderait d'ici quelques mois ?
La vérité tant désirée m'apparut soudain à portée de main – ou de cristal. Après des semaines de recherches infructueuses et une première tentative avortée, je tenais peut-être là ma dernière chance d'avoir des réponses. Je n'étais pas encore rétablie, mais n'avais pas le choix.
Retenant mon souffle, je passai de l'autre côté du miroir.
Ce que j'y découvris alors me glaça encore davantage que la veille, lorsque j'avais sondé Sarah. L'air me manqua. Je hoquetai péniblement à la recherche d'une bouffée d'oxygène, mais la pression familière sur mes poumons m'empêchait de respirer.
Calme toi.
Malgré l'asphyxie et de la panique, j'essayais d'offrir à Petterson un visage neutre. Je regardai à nouveau dans sa poitrine et sentis mon estomac flancher. Son âme était bien là, blanche et aérienne. Le problème venait de son aura. De son absence d'aura, plutôt. Je n'avais encore jamais cela.
Comment pouvait-il ne pas avoir d'aura ?
La réplique grise et fade de Petterson articula quelques mots. Je ne les entendis pas. Le caisson me retenait toujours prisonnière de cet univers déshumanisé sans relief ni chaleur, avec pour seul fond sonore, ce sifflement sinistre qui bourdonnait à mes oreilles. Petterson me caressa alors le bras, sans que n'en sentisse le contact ni ne je parvinsse à détacher mon regard de son thorax.
L'âme sous mes yeux n'appartenait ni à l'enfer, ni au paradis, ni même à l'errance. A quoi était-elle vouée alors ? Et pourquoi Clarke la convoitait tant ? J'avais crû qu'en le sondant j'obtiendrais des réponses, mais je ne m'en trouvais que plus confuse. Je commençais même à me demander si tout cela avait encore de l'importance. Au fond, les fondamentaux de l'équation n'avaient pas changés : Petterson + Latour = funérailles.
Je fermai les yeux et me raccrochai de toutes mes forces à la réalité. Lorsque j'émergeai, le poids qui écrasait mes poumons avait disparu. Mais pas celui qui pesait sur mon cœur. J'inspirai une grande rasade d'air et rouvris mes paupières. Au travers de mon regard embué de larmes, je ne discernais qu'une silhouette floue.
— Tu te sens bien ? Tu veux que j'appelle un médecin ?
— Ça va. J'imagine que c'est juste la pression qui retombe.
— Sûre ?
Je clignai des yeux et ma vue s'éclaircit. Les iris bleu-gris de Petterson me transperçaient, si bien que je me mis à regretter la vision brouillée qui me protégeait de son charme.
— Oui, dis-je en hochant la tête sans conviction.
Il fronça les sourcils et resserra ses doigts autour des miens.
— Je suis désolé, je ne voulais pas t'accabler avec mes problèmes.
Soudain, je me sentis couronnée reine des garces, capable de pousser aux excuses un malade condamné.
— C'est moi qui aie demandé à savoir.
— Mais je t'accable quand même.
Ces mots sonnaient à la fois comme des remords, et autre chose. Comme une certitude coupable.
À la place d'exprimer ce que je ressentais par la parole, je l'attirai à moi, et recommençai à pleurer dans son épaule. Depuis le début, j'avais fait en sorte de me rapprocher, et maintenant, j'avais le sentiment d'être trop proche de lui. Ou à l'inverse, qu'il était trop proche de moi.
Tu divagues ma pauvre Ingalls...
Ce n'était sans doute qu'une illusion troublante causée par les restes de morphine dans mon sang. Il se préoccupait de ses élèves. Qu'il fût resté à mon chevet ne signifiait strictement rien. Pas plus d'ailleurs que l'échange bizarre que nous venions d'avoir. Il était en couple, et moi, j'avais fait une promesse à Lucifer.
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