35-
House of the Rising Sun - The Animals
Un silence total régnait dans la voiture. L'adrénaline retombée, j'en profitais pour faire le point. Durant le weekend, rien ne s'était déroulé comme prévu. Mais en dehors des derniers rebondissements, ça n'avait pas été si terrible. Il y avait même eu de bons moments. Je crois que je commençais à m'habituer à la présence des lycéens. Irais-je jusqu'à dire que je les appréciais ? Sans doute pas. À peine osais-je envisager l'idée.
— Eléonore ? murmura Sarah, d'une voix peu assurée.
Comme pour confirmer la fin des tensions, elle avait tenu à monter avec Cassie et moi. Charlie avait préféré rouler avec Duncan, sans doute effrayé par autant de paires de chromosomes X réunies dans une si petite voiture. Les sièges en cuir, inclinables, du Hummer, avaient également dû peser dans la balance. Surtout quand on pensait à la longue nuit qui nous attendait...
— Oui ? répondis-je en cherchant le regard de Sarah dans le rétroviseur.
— Je tenais à ce que tu saches que je suis désolée, dit-elle en baissant la tête. De m'en être pris à toi aussi injustement au Blueberry. Tu ne méritais pas ça.
C'est le moins qu'on puisse dire...
— C'est de te voir si proche de Cassie, reprit-elle après un silence embarrassé.
Proche ? N'exagérons-rien...
Par ailleurs, en quoi cela pouvait-il déranger Sarah ?
— Nous étions fusionnelles, expliqua-t-elle, jusqu'à ce que... que...
— Qu'elle se mette en couple avec Ethan, après qu'il m'ait larguée, acheva Cassie.
Ses mots étaient durs mais je ne percevais aucune amertume dans sa voix.
— Oui, c'est ça, reconnut la brune. En vous voyant toutes les deux, j'ai eu l'impression que tu avais pris ma place.
— Je suis désolée, balbutiai-je. Ce n'était pas mon attention.
— Je sais. Et tu n'es pas la seule ici à qui je dois des excuses. Cassie... c'est toi que j'ai blessée en premier lieu. Je me suis comportée comme une conne. Je ne sais pas si les choses pourront un jour redevenir comme avant...
— Je ne le sais pas non plus, admit Cassie, les lèvres pincées.
Je me tournai vers elle, stupéfaite de la voir ainsi rejeter cette déclaration d'amitié. A moi, on ne m'en avait jamais faite. Et considérant le tempérament froid et distant de Sarah – pas si éloigné du mien – je devinais l'effort que représentait un tel aveu.
— Mais rien ne me ferait plus plaisir, avoua Cassie avec un début de sourire.
Dans le rétroviseur, je discernai des trainées brillantes ruisseler sur le visage de Sarah. Je reportai de suite mon attention sur la route, mal à l'aise d'assister à ces débordements émotionnels en cascade. Ils faisaient jaillir en moi une étincelle que je redoutais. Chaque fois que ça se produisait, elle illuminait davantage le brouillard sombre dans lequel s'était éteint mon cœur, et pour tout dire, je n'étais pas totalement prête à sortir cet état de désaffection. Car aussi agréable que ça puisse être, de ressentir profondément les choses, j'étais aussi consciente qu'en éclairant le pan calme et heureux de mon âme, cette lueur risquait de dévoiler l'autre, triste et tourmenté. De cette simple flammèche incendiaire pouvait partir un brasier dévastateur. Mes émotions étaient vives, parfois violentes, incontrôlables, c'est pourquoi je les gardais sous clé.
Je portai ma main à ma bouche pour retenir un bâillement. Nous roulions déjà depuis environ quatre heures. Je sentais mes paupières s'alourdir dangereusement. La Cassie assise à côté n'avait plus rien à voir avec la fille surexcitée et volubile qu'elle était la veille. La tête contre la vitre, elle regardait l'extérieur, pensive.
Pour ne pas sombrer, j'allumai l'autoradio.
— J'aime bien celle-ci ! dit soudain Sarah en glissant au milieu de la banquette pour augmenter le volume.
Un voyant rouge attira soudain mon regard sur le tableau de bord. Mince, le réservoir était presque à sec, et je ne savais pas quand, précisément, l'indicateur s'était allumé. Ça pouvait bien faire des kilomètres...
— Dites, vous pouvez regarder où se trouve la station essence la plus proche ?
— Je m'en charge, répondit Sarah en regardant sur son téléphone. Bon, dit-elle après un instant, prends la prochaine sortie.
À sa demande, je roulai sur la file de droite et allumai les feux de route en m'engageant sur la bretelle qui ne bénéficiait plus d'aucun éclairage. Très vite, ce fut comme si on avait atterri au milieu de nulle part. Un véritable no man's land.
La voiture de Duncan n'avait pas tourné. Je ne pourrais plus me contenter de le suivre désormais ; il me faudrait être attentive aux directions. Cela me tiendra éveillée, positivai-je.
Je suivis les instructions de Sarah à la lettre, et on finit par entrevoir les panneaux lumineux d'une station-service en déshérence. Il n'y avait même pas de lecteur de carte bancaire à la pompe. C'était dire l'état de délabrement... Je dus aller à l'intérieur pour payer.
Sur les étals éclairés d'une lumière jaunâtre, je vis des tas de trucs à manger, mais à mon avis, la moitié devait être périmé depuis 1950. Un peu comme le propriétaire...
Je réglai puis retournai d'un bon pas vers la voiture. J'insérai la pompe dans le réservoir en surveillant le motel sordide installé juste à côté de la station. Je me remémorais un tas de films d'horreur. Pressée de décamper, j'appuyai plus fort sur la gâchette. Enfin, un clic se fit entendre, indiquant qu'on avait le plein.
Quand je rentrai dans la voiture, Sarah était au téléphone.
— ... à la station-service. T'en fais pas, on se retrouve chez toi. Moi aussi, je t'aime, dit-elle avant de raccrocher.
— Ça va ?
— Ouais, Ethan s'inquiétait juste de plus voir notre voiture derrière eux.
— Vu où on a atterri, dis-je en observant la route poussiéreuse, il y a de quoi. On se croirait dans La colline a des yeux...
Sarah eut un petit rire angoissé. Pour réchauffer l'ambiance, elle augmenta à nouveau le volume de la radio.
— T'es sûre que c'est par là ? lui demandai-je au bout d'un moment.
On avait toujours pas rattrapé l'I5 et ça commençait à me faire peur. Si on passait par toutes les petites routes, on n'arriverait pas à San Francisco avant une semaine.
— Le GPS bugge, j'ai l'impression. Tiens, regarde.
Elle passa son bras à l'avant pour me montrer son téléphone. Je baissai les yeux sur l'écran. La petite flèche représentant notre position se baladait de droite à gauche, incapable de nous localiser. L'itinéraire était sans cesse recalculé, et aucune des routes ne semblait correspondre à la typographie des lieux. Le GPS buggait bel et bien. On était définitivement au début d'un mauvais film d'horreur...
Je passai l'index sur l'écran pour quitter l'application et la relancer, lorsque Cassie se mit à hurler :
— ELÉONORE !
Sa main agrippa le volant.
Le temps que je lève la tête, c'était presque déjà trop tard. Tout juste discernai-je l'expression terrifiée de Cassie avant qu'une lumière aveuglante n'envahisse l'habitacle.
Un semi-remorque, déporté à contre sens, s'apprêtait à nous pulvériser.
Dans un geste fou, désespéré, je donnai un violent coup de volant pour l'éviter. La voiture effectua alors une embardée qui nous dirigea dans l'ombre : hors de sa trajectoire... mais vers le ravin.
Je pilai.
Cette fois, ni mes réflexes ni ma détermination à nous garder en vie ne suffirent. Ce fut rapide, brutal.
La musique et les cris se mêlèrent dans le chaos ; avalés par le crissement des pneus et le bruit de la tôle froissée quand la voiture percuta de plein fouet la glissière de sécurité. Ma ceinture se bloqua, le choc propulsant ma tête contre l'airbag. Puis le vide souleva mon cœur tandis que la voiture dégringolait de la colline, dévalant son flanc à toute vitesse.
J'eus l'impression d'être un fétu de paille dans une essoreuse. Les tonneaux s'enchainaient dans un vacarme du diable. Des bris de verre m'atterrirent au visage et mon corps encaissa une succession de heurts qui tassèrent ma colonne vertébrale. Je me sentais écrasée de toute part, comme dans une boite de conserve défoncée à coups de marteau. Impuissante, je subissais, passée en un éclair du statut de conductrice à celui de simple passagère – de victime.
Après un temps indéfinissable, la vitesse tendit à diminuer et, dans une dernière rotation hésitante, ce qui restait de la voiture, de nous, s'immobilisa enfin.
S'installa le silence le plus sinistre qui fût. Et la douleur. La sensation qu'on avait joué au football avec mon crâne.
Je criai ; j'essayai, du moins. Mais tout ce qui réussit à franchir mes lèvres, fut une longue plainte, semblable à un râle d'agonie. Un liquide chaud et poisseux dégoulinait le long de ma tempe.
Je m'éteignais. Je m'éteignais... et sans que je sache pourquoi, ma toute dernière pensée alla à Petterson.
Après ma mort, qui semblait arriver à grands pas, un autre que moi serait chargé de faucher son âme ; réflexion au goût inattendu, doux-amer. Je ne parvins pas à déterminer si j'étais meurtrie de n'avoir pu le sauver, ou bien soulagée de ne pas avoir à tenir le rôle de bourreau. Le temps de trouver la réponse, je l'avais déjà perdue – la réponse, la vie.
Tout, peut-être.
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