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Le temps est bon - Bon entendeur vs Isabelle Pierre
À notre retour en bas, les filles étaient déjà installées sur deux transats face à la piscine. Je déposai ma serviette sur un troisième, voisin des leurs. À cette heure, tous étaient en plein soleil, et les parasols, fermés. Je retirai mes sandales et grimaçai en sentant le ciment me bruler la plante des pieds. Dans ma hâte de les soulager, je sautai presque sur le matelas, avant de m'allonger plus convenablement et de contempler les lieux.
L'eau clapotait doucement sous la brise chaude. Les carreaux de mosaïque de la piscine réfléchissaient la lumière en une myriade de bleus, ondulant sur le rebord. Par contraste, la végétation environnante paraissait plus verte que d'ordinaire, comme si elle cherchait à se faire remarquer. Des tiges feuillues, pourvues de fleurs blanches et rouges, s'entortillaient le long de la clôture qui délimitait le jardin attenant. Le paradis.
— Eh ! chuchota soudain Cassie.
J'avais parlé trop vite...
Derrière les verres à peine teintés de ses lunettes, elle me lança un regard pétillant. Du même genre qu'elle avait eu plus tôt, quand elle admirait le torse de Charlie. Elle inclina la tête, m'indiquant le bord latéral du bassin. Discrètement, je me penchai pour découvrir l'objet de son désir.
Les objets, en l'occurrence.
Ils étaient quatre ! Quatre gaillards à s'aligner sur le bord, assis les pieds dans l'eau. Trois d'entre eux jetaient des regards insistants dans notre direction. Cassie leur adressa alors un signe de la main, comme si elle saluait des copains de longue date. Pour ça, je l'aurais giflée. Je n'éprouvais pas la moindre envie de flirter de bon matin, je souhaitais me dé-tendre. Simple à comprendre, non ? Je pestai intérieurement.
Voilà, elle avait gagné, ils se levaient. Après quelques tapes dans le dos en guise d'encouragements virils, ils s'approchèrent.
Le chef de meute, qui se révélait être un brun d'un mètre quatre-vingt à l'allure sportive, engagea la conversation d'un ton badin.
— Alors les filles, le temps est bon ?
— Le ciel est bleu, répondis-je, sarcastique.
Évidemment, personne ne saisit la référence. Grand silence.
— Ouais... et sinon vous êtes du coin ? reprit-il, choisissant de m'ignorer. UCLA ? se hasarda-t-il.
— On est de San Francisco, dit Cassie, trop flattée d'être prise pour une étudiante pour révéler qu'elle fréquentait encore le lycée.
— Berkeley, je parie ?
— C'est ça ! confirma-t-elle avant que l'une de nous n'intervienne.
Le brun soupira de dépit.
— Ah... je savais que j'aurais dû postuler là-bas !
Le sourire de Cassie s'affirma.
— Et vous ?
— Deuxième année d'ingénierie, à l'USC.
— C'est pas si mal, fit-elle, affichant un air faussement supérieur.
— Et membres de la fraternité Kappa Sigma Gamma, si ça peut jouer en notre faveur, ajouta le brun.
Derrière lui, deux de ses copains avaient les yeux rivés sur Jenny et Sarah. Du coup, elles osaient à peine les regarder. Elles étaient casées, et donc par définition, pas intéressées.
Aucun des garçons ne faisait plus cas de ma personne. Ils devaient me trouver trop bizarre. Alléluia ! Pour une fois qu'on me fichait la paix...
— Une fête, ça vous tente ?
— Une fête ? s'enquit Cassie. Quand ?
— Ce soir, au penthouse.
La lycéenne se releva brusquement de son transat, les yeux exorbités tel un merlan, incapable de dissimuler son intérêt grandissant.
— Si vous n'êtes pas contre l'idée de passer la soirée en compagnie d'humbles étudiants de l'USC, bien sûr ! précisa le jeune homme, un sourire ironique tordant sa bouche. Il y aura quelques mecs de la fraternité, et des filles de Delta Phi Zeta aussi.
— Ce n'est parce que nous sommes à Berkeley, et n'appartenons à aucune sororité, que nous ne savons pas nous amuser ! se défendit Cassie.
L'étudiant sembla très enclin à lui laisser le bénéfice du doute. Il rit.
— Parfait, dans ce cas ! Je vous dis à ce soir, vingt-deux heures, termina-t-il en pointant l'index sur sa montre.
Il tourna les talons aussi vite qu'il était arrivé et s'éloigna en direction de la terrasse du restaurant, entrainant ses amis dans son sillage. Jenny ouvrit la bouche avec un air désapprobateur.
— Attends, on devrait...
— Nous y serons, trancha Cassie d'une voix forte pour qu'ils l'entendent.
Sans tenir compte des objections de son amie, elle fit un dernier signe aux quatre garçons avant qu'ils ne disparaissent à l'intérieur de l'hôtel.
— Vraiment ? Tu comptes faire quoi des garçons ? Nos garçons, précisa Jenny, décontenancée.
Même si Sarah restait muette, elle n'en pensait sûrement pas moins. J'aurais parié qu'à cet instant elle se mordait la langue, et ne gardait le silence que pour éviter la confrontation avec Cassie. Depuis leur dispute, lorsque l'une d'elle s'exprimait, l'autre perdait instantanément l'usage de la parole. C'était le prix à payer, je suppose, pour empêcher qu'une nouvelle guerre nucléaire n'éclate.
Pour ma part, je rejoignais l'avis de Jenny et Sarah. En dépit de l'attrait certain que représentait le penthouse, la fête ne me disait rien. Ces quatre gars me laissaient une impression mitigée. Je ne savais quoi en penser. Peut-être était-ce à cause de ce truc de fraternité avec lequel je n'étais pas familière ? Ou la manière dont ils avaient reluqué les filles – quoique banale ? En tout cas, après le savon que m'avait passé Cassie, je jugeai périlleux d'évoquer mes réserves et préférai me taire.
— On n'allait pas refuser une invitation à une fête dans un penthouse ! s'indigna Cassie, scandalisée par le seul fait d'avoir à défendre une telle évidence. Quant aux garçons, je ne suis pas stupide. J'ai un plan !
— Ah oui ?
Peu convaincue, Jenny avait croisé les bras. Elle suivait d'un œil distrait les actualités Facebook sur son iPhone.
— Si je te le dis ! s'exclama Cassie d'un ton impatient. On va tout simplement se rendre à la fête avec eux ! Quant à...
Elle fit des moulinets du poignet pendant qu'elle cherchait dans sa mémoire le prénom de l'étudiant, avant de se rendre compte qu'il ne nous l'avait pas donné.
— Quant à ce fraternity boy, poursuivit-elle sans se démonter, il sera devant le fait accompli. Il ne pourra pas nous désinviter, tu vois !
Fraternity boy ?
En entendant un surnom aussi ridicule, j'étouffai un rire et Jenny se dérida. Même les lèvres boudeuses de Sarah frémirent.
— Et s'il le fait quand même ? extrapola Jenny.
— Eh bien... je lui dirai à lui et ses copains d'aller se faire voir chez les grecs de Bêta Kappa bidule !
— Bon... O.K ! (Cassie leva les bras en signe de victoire.) Mais c'est vraiment parce que je veux voir sa tête au moment où tu lui balanceras ça, tempéra Jenny.
Nous profitâmes du soleil pendant encore plus d'une heure, alternant les longues phases de barbotage dans l'eau chlorée avec celles – plus courtes – de séchages sur les transats. Pour tenir sous la chaleur, nous commandions régulièrement de délicieux smoothies qui nous étaient servis dans de grands verres remplis de glaçons.
Durant tout ce temps, j'avais rechigné à ouvrir le parasol ou à m'étaler de la crème solaire. Je détestais leur texture huileuse et collante.
— Eléonore, tu commences à rougir, m'avertit Cassie.
J'aurais mieux fait de prendre cet avertissement au sérieux, et de me mettre à l'ombre comme les autres. Quand je me décidai finalement à sortir mon miroir, j'eus envie de hurler.
Tu commences à rougir ?! Tu commences à roussir, plutôt !
Mon visage avait la couleur d'un arrière train de babouin. Et pour le reste de mon corps, c'était à peine moins inquiétant. À toute vitesse, je tournai la manivelle pour déplier le parasol – même s'il était trop tard –, fulminant contre moi-même.
On peut dire que j'avais eu l'idée du siècle, cette journée de printemps 1788, quand j'avais lancé ce sortilège ; celui qui avait non seulement conféré à ma peau un éclat surnaturel, mais surtout, qui avait inhibé chez elle une partie de l'action de la mélanine. À l'époque, bien sûr, je ne savais rien de l'aspect scientifique. L'anomalie avait été découverte bien plus tard, par un dermatologue canadien au cours d'une bête analyse. Verdict : jamais au grand jamais ma peau ne foncerait ! Ah, ça, non ! J'avais mis les grands moyens en ce sens...
Un seul détail m'avait échappé : les UV ! Eh oui... la mélanine n'est pas exclusivement utile pour bronzer. Elle protège aussi des coups de soleil...
J'observai, dépitée, les grandes plaques rouges qui s'étalaient sur mon ventre et mes cuisses. Je m'exposais si peu, à vrai dire, que j'avais oublié à quel point ma peau réagissait vite. Seule consolation, le désagrément serait bref. Quelques jours suffiraient à ce que ma peau retrouve sa teinte radieuse. Le temps, pour le cristal, de régénérer mes cellules.
— Je t'avais prévenue, grimaça Cassie, me jetant un regard par-dessus ses lunettes.
Contre toute attente, Jenny prit ma défense. L'épisode fraternity boy ne devait pas être étranger à sa fronde.
— Peut-être, mais si on devait écouter rien qu'un dixième de tout ce qui sort de ta bouche, on n'aurait même plus le temps d'aller au petit coin...
Sarah toussa pour camoufler un rire. En revanche, ni moi ni Jenny ne nous gênâmes d'afficher notre hilarité. Vexée, Cassie reposa son verre avec force sur la table qui jouxtait le transat. Pendant plusieurs minutes, elle se retrancha derrière un silence plein de dignité, avant d'oublier qu'elle boudait et de reprendre son bavardage.
Le soleil atteignit rapidement son zénith. Même à l'ombre, la chaleur devenait insoutenable. La piscine avait grimpé en température et m'évoquait à présent une marre tiède, parfaite pour les grenouilles, mais inapte à nous rafraichir.
Sous mon impulsion – qui devait autant à la canicule qu'à la faim –, les filles acceptèrent d'aller déjeuner. Les garçons n'étaient pas rentrés de la plage. D'après le sms que reçut Jenny lorsqu'on fut à table, ils prévoyaient de manger plus tard pour profiter des vagues. Au vu des réactions scandalisées des filles, je fis semblant de m'en émouvoir moi aussi.
— Non, ça ne se fait vraiment pas... appuyai-je en me laissant aller contre le dossier de ma chaise.
Je portai le verre glacé à mes lèvres, et manquai de soupirer d'aise. Après avoir subi la fournaise extérieure, la salle climatisée du restaurant m'apparaissait comme une oasis dans le désert.
À nous quatre, la bouteille d'eau pétillante ne fit pas long feu. Deux autres lui succédèrent pour parvenir à étancher notre soif. Au moment de commander, mon choix se porta sur une valeur sûre : la salade césar. Mon estomac réclamait quelque chose de frais et léger.
Pendant le repas, les cours occupèrent la majeure partie de la discussion. À l'opposé de la sérénité qu'affichait Sarah, ou de mon profond ennui, le sujet paraissait préoccuper Cassie et Jenny. Il faut avouer que nous croulions sous une pile de devoirs, toujours plus importante : une dissertation à rendre en histoire sur la guerre froide, des articles à lire en espagnol, des schémas à dessiner en biologie et un tas d'obscures équations à résoudre pour le cours de maths. Je n'avais commencé que la dissertation, l'histoire n'ayant pas de secret pour moi. Les maths, cependant, restaient un domaine que j'aurais qualifié d'ésotérique... Jamais elles ne m'avaient intéressée, même dans ma prime jeunesse. Et après un bicentenaire d'indifférence, je jugeai illusoire d'imaginer que je pusse un jour y trouver un quelconque intérêt...
Alors qu'on sortait de table pour se diriger vers l'extérieur, j'eus l'impression que Sarah s'apprêtait à renchérir sur une plaisanterie de Cassie, mais elle referma aussitôt la bouche, comme si à la dernière seconde, elle avait renoncé. Je l'observai, perplexe, tandis que le voiturier me rendait mes clés. Que lui prenait-il ? Avait-elle oublié qu'elle et Cassie se détestaient cordialement ? Croisant mon regard, elle cilla, les épaules voutées. Dès que je déverrouillai les portières, elle grimpa à l'arrière, désireuse de se faire oublier.
Avant d'atteindre l'autoroute, nous dûmes emprunter la route du bord de mer.
— Ça serait pas le Hummer de Duncan ? s'interrogea Cassie en désignant du doigt une énorme carrosserie, garée sur le bas-côté.
— Si ! confirmèrent d'une même voix Jenny et Sarah.
Et en effet, deux secondes plus tard, elles montrèrent par les fenêtres ouvertes trois points minuscules qui bataillaient contre les flots. Ce n'était pas brillant. Aucun d'eux ne parvenait à se maintenir bien longtemps sur sa planche, ce qui nous offrit une source inépuisable de rires pendant tout le trajet.
À côté, trouver un déguisement d'Halloween fut nettement moins amusant. Et ce, pour deux raisons. Premièrement, la simple idée d'assister à ce bal me nouait l'estomac. J'avais certes donné mon accord mais n'allais sûrement pas jusqu'à m'en réjouir. Et ensuite, ce lèche vitrine à travers les rues brulantes commençait à prendre des allures de quête du Graal ; impossible. Les cinq magasins de farces et attrapes que nous avions visités ne vendaient que des costumes de piètre qualité. Pour un lycée select comme Pacific High, les attentes étaient hautement supérieures.
— Et cette boutique ? proposa Sarah.
Encore une, gémis-je intérieurement. Je crus même avoir tapé du pied sans m'en rendre compte.
— C'est un magasin de couture, fit remarquer Jenny en étudiant la devanture aux couleurs pastel.
Cassie s'approcha.
— Qui ne tente rien n'a rien, soupira-t-elle en poussant la porte.
On eut à peine la place pour toutes entrer. L'endroit était minuscule... mais charmant. Avec le papier peint rose saumon qui recouvrait les murs, on aurait dit une maison de poupées. Des machines à coudre reposaient sur de toutes petites tables, branlantes. Juste à côté, un amoncellement de divers tissus s'entassait sur une énorme étagère qui prenait la moitié de l'espace. Au fond, un escalier en colimaçon, très étroit, menait à l'étage. Il semblait plus exigu et surchargé encore que le rez-de-chaussée.
Au bruit qu'avait fait la porte en se refermant, une tête surgit derrière un buste couleur chair. Il s'agissait d'une petite dame replète dont je fus incapable d'estimer l'âge tant elle semblait âgée pour être encore en activité. Ou même, de ce monde... Mais je revis ma position lorsqu'elle bondit de son tabouret à roulettes pour venir à notre rencontre. Elle paraissait déborder d'énergie. En comparaison, je me mouvais comme un paresseux. Une paresseuse, donc.
Cassie se dévoua pour lui expliquer ce qu'on faisait là. Notre démarche la surprit – qui d'autre aurait eu une telle idée ? –, mais elle finit par s'en amuser. Avec bonne humeur, elle s'attela à la tâche en commençant par prendre nos mesures. Puis elle nous conduisit à tour de rôle à l'étage. Elle s'entretint ainsi avec chacune de nous pour cerner nos attentes. Me concernant, elles étaient au plus bas. Je n'avais pas réfléchi au genre de créature que je souhaitais incarner – vampire, sorcière, zombi, fantôme, démon ou ...
Dans une sorte de fulgurance, l'inspiration jaillit.
Bien sûr ! Oui, ce serait parfait – simple. Je crois même qu'avec un peu de travail, je serais parvenue à confectionner par moi-même un déguisement satisfaisant. Néanmoins, j'avais conscience que m'en remettre à de supposés talents en couture s'avèreraient hasardeux. La probabilité que j'échoue et me retrouve, la veille du bal, à devoir acheter le dernier costume de soubrette d'un sex shop était relativement élevée. Cette perspective peu engageante me convainquit de m'en remettre à une pro.
— Vous êtes bien sûre de vous ? s'étonna la couturière, avec une pointe de réticence, après que je lui aie exposé mon idée.
— Certaine.
— Dans ce cas, voilà comment je vois les choses...
Dix minutes plus tard, je redescendais les marches en fer et cédais la place à Sarah. Les costumes requérant un travail conséquent, la dame convint gentiment de les expédier à notre domicile lorsqu'ils seraient prêts.
Je me sentis légère en quittant la boutique. Maintenant que j'étais débarrassée de cette corvée, j'étais d'humeur plus accommodante. Pour faire plaisir aux filles, j'acceptai même de flâner un peu avant de rentrer.
— Tu seras déguisée en quoi ? me demanda Cassie en plongeant sa cuillère dans le sundae caramel qu'on venait d'acheter à un marchand ambulant.
— Surprise...
— Fais gaffe Eléonore, on pourrait croire que t'as hâte d'y être !
— Là, tu rêves !
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