27-
Again - The George Kaplan Conspiracy
Le cours du jeudi ayant été annulé sans préavis, ce n'est que le vendredi que je revis Petterson ; jour où il nous rendit les copies. Le temps écoulé n'avait rien changé à ce que je ressentais. J'étais toujours hyper remontée contre lui. Je ne levai même pas les yeux lorsqu'il déposa mon devoir sur la table.
Sans grande surprise, j'écopai d'un A+, la meilleure note de la classe. Grace n'avait obtenu qu'un passable B+. Déjà qu'elle me détestait, que dire de l'expression que prit son visage quand Petterson me cita en exemple. Un chien enragé – un cerbère –, c'est vraiment ce qu'elle m'évoquait. Moi, ça ne me fit rien du tout. Il cherchait visiblement à se rattraper pour son attitude détestable – bonne chance avec ça !
Ennuyée par le cours, j'ouvris ma copie. Je découvris alors à quelques endroits des commentaires d'une jolie écriture, fine et soignée.
« Ton argumentation est manichéenne et manque d'objectivité. Tu tendrais à faire passer ce noble Alexandre pour un mufle. Ce n'est pas correct de ta part. Après tous les tourments que lui a fait endurer Eugénie, au premier rang desquels : sa maladresse et une humiliation en place publique, Alexandre a certes perdu quelque peu de sa patience proverbiale. Mais de là à le dépeindre comme un homme infect, tu tombes dans l'outrage ! »
Et plus loin :
« Comment peux-tu expliquer cette fois l'indulgence dont tu fais preuve, quant à la manière insolente qu'à Eugénie de malmener ce pauvre Alexandre ? Malgré ses quelques torts, il reste son supérieur hiérarchique direct au sein de la distillerie. »
Et tout en bas :
« En dépit d'une analyse superficielle et orientée, ton français est impeccable. Aussi, je me trouve bien obligé de t'attribuer la note maximale. Tu t'en tires bien, pour cette fois...
Ne relâche pas l'attention.
PS : La Ivy League n'a qu'à bien se tenir. »
— Qu'est-ce qui te fait sourire ?
Cassie me détaillait d'un œil suspicieux. Je refermai brusquement ma copie.
— Rien du tout.
Elle fit une grimace pour me signifier que j'étais cinglée, avant de retourner à l'écran de son téléphone. J'en profitai alors pour relire, puis re-relire, les commentaires de Petterson.
Quand une petite voix dans ma tête me suggéra qu'il n'avait pas choisi le texte au hasard, je sentis une étonnante allégresse se répandre depuis ma poitrine jusque dans chaque partie de mon corps. Les similitudes avec notre situation étaient trop criantes pour être une simple coïncidence : la relation ambiguë avec le supérieur hiérarchique, l'attitude un brin insolente d'Eugénie et, bien sûr, l'humiliation d'Alexandre.
Un sourire niais s'épanouit sur mes lèvres. Je serais bien restée des heures dans cet état de D.C.A (dégénérescence cérébrale avancée), sauf que Cassie recommença à me scruter avec curiosité. Aussitôt, mon sourire s'estompa, remplacé par un pincement de lèvres empreint de culpabilité. L'allégresse reflua vers mon cœur, revenu à son état initial, froid et dur comme du granit.
Réveille-toi, Laura Ingalls !
C'était n'importe quoi ! Je déraillais complètement. Je m'en voulus d'avoir imaginé un seul instant qu'il avait choisi ce texte à dessein, qu'il m'avait réservé un traitement spécial, et surtout, d'en avoir tiré cette euphorie grisante.
En plus, son nouveau revirement ne changeait rien. Mon enquête était toujours dans une impasse et maintenant j'avais encore plus de mal à comprendre son comportement.
Il fallait à tout prix que je le sonde. C'était ma seule chance d'avancer. Parce qu'avec ses attitudes de bipolaires – deux pas en avant, trois pas en arrière – je risquais de finir chauve à force de m'arracher les cheveux.
Oui, j'allais le sonder. Et j'allais même m'y employer dès la fin du cours.
Comme je n'avais rien à faire, hormis me tourner les pouces, Cassie finit par me demander de l'aide pour corriger sa copie. Je l'avisai d'un œil désolé. Un monstrueux F rouge était entouré dans le coin gauche. En dépliant son devoir, je m'attendais à y trouver des annotations comme dans le mien. À ma plus grande surprise cependant, rien de tout ça. Dès la première page je constatai que Petterson s'était contenté de barrer des paragraphes entiers. Des remarques impersonnelles et cinglantes trainaient ici et là.
Je me mordis la lèvre pour ne pas sourire. Cassie penserait que je me fichais d'elle ce qui n'était pas (entièrement) le cas. J'étais surtout contente. Contente ? Pourquoi contente ? Décidément, j'avais un sérieux problème avec mes émotions. Peut-être un dérèglement hormonal. Oui, ça devait être ça. Petterson n'avait pas pensé si bien dire l'autre jour. J'avais réellement besoin de consulter un endocrinologue.
Quand après dix minutes de lutte acharnée, je compris que Cassie ne pigerait jamais rien au français, je retournai à ma copie. J'observais les commentaires, le sourire aux lèvres. Une idée irrésistible me taraudait.
Surtout pas !
Je tachai de faire abstraction de ma conscience encombrante.
Une toute petite réponse, ça ne pouvait pas prêter à conséquence. C'était parfaitement innocent. Et puis qu'allais-je faire si je n'apprenais rien en le sondant ? C'était une possibilité après tout. Mieux valait l'anticiper et amorcer un plan B.
Stop !
Je n'écoutais plus et commençais à réfléchir à mes mots.
Comme Cassie ne me quittait pas des yeux plus de trois secondes consécutives, j'attendis la fin du cours qu'elle soit trop occupée à ranger ses affaires pour me surveiller. En un rien de temps, je griffonnai sur ma copie les réponses que j'avais répétées mot pour mot dans ma tête.
« Eugénie est ce qu'Alexandre pourrait appeler (sans grand tact) un « danger public ». Qui d'autre qu'un mufle, un rustre ou un goujat pourrait lui tenir rigueur de sa maladresse dont elle n'est pas responsable ? Il a suffi d'une petite blessure superficielle pour qu'Alexandre ne fasse d'Eugénie son bouc émissaire. Pour la patience proverbiale, on repassera !
Je n'ai fait preuve d'aucune complaisance envers le personnage d'Eugénie. Je ne la trouve pas insolente pour un sou. C'est juste que la présence d'Alexandre la bouleverse, lui fait dire le contraire de ce qu'elle devrait dire et lui fait faire l'exact opposé de ce qu'elle devrait faire.
A part le plaisir sadique qu'Alexandre retire à persécuter son employée, quelle raison a-t-il, lui, de se conduire de cette façon ?
Je vous cite : « ce noble Alexandre », « ce pauvre Alexandre ». Serais-je la seule dont l'analyse serait orientée ? »
— Qu'est-ce que tu fais encore ?! m'incendia Cassie en tapotant sa montre. Je te signale qu'on a de la route !
Je repliai ma copie, soudain morose. Depuis le début de la semaine, Cassie avait employé la majeure partie de son temps (cours, intercours, récréations et soirées incluses) à me bassiner avec sa sortie à L.A. D'après elle, j'avais à un moment donné mon accord ; je n'en gardais toutefois aucun souvenir. Je considérais par ailleurs caduque tout consentement obtenu sous la torture, ou par lavage de cerveau. J'avais essayé de me rétracter, mais elle avait refusé d'entendre quoi que ce soit. Je m'apprêtais donc à passer plus deux jours entiers en compagnie d'ados, raison de mon désespoir actuel...
— Je sais... À quinze heure chez toi, récitai-je avec lassitude. Et bla bla bla, ajoutai-je un peu plus bas.
— Eléonore Latour, si t'es en retard, je te tue!
Puis j'entendis ses talons s'éloigner à toute allure. Je refermai ma trousse, la glissai avec mon cahier dans mon sac, et me levai.
Devant Petterson, je me mis à danser d'un pied sur l'autre.
— Ça vous dérangerait de jeter un œil à ma copie quand vous aurez un moment ?
— Sans problème.
Il la prit délicatement de mes mains. Ses doigts effleurèrent les miens au passage. Un léger frisson courut le long de mon échine et je me sentis rougir. J'inspirai lentement, tachant de me ressaisir. J'avais une mission, un plan. Je devais le... le...
Petterson vrilla son regard au mien, et soudain, toutes les pensées que j'avais tant ressassées parurent se retirer dans un coin inaccessible de ma conscience. Mes cellules grises étaient comme mises hors circuit. Fronçant les sourcils, je luttai, décontenancée, et finis par me rappeler mon objectif premier : le sonder ! Je devais le sonder, bordel ! Mais comme ça faisait déjà plusieurs secondes que je restais plantée là, abrutie, à me perdre l'océan de son regard, Petterson continua :
— Allez file, sinon Cassie risque de mettre ses menaces à exécution !
Petterson m'encouragea d'un sourire en désignant la porte avec sa main.
Merde ! Mon occasion était passée. Intérieurement, je me fustigeai tandis qu'à l'extérieur je hochai la tête, tachant d'esquisser un sourire. Je pivotai sur mes talons, raide, et m'échappai de la salle, encore plongée dans un état second. J'avais le souffle court et les boyaux emmêlés comme un sac de nœuds.
Qu'est-ce qui clochait chez moi ?! Pourquoi est-ce que j'avais perdu mes moyens ? Et aussi, qu'est-ce qui m'avait pris de lui écrire pareilles sottises ?! Sur le moment, ça m'avait semblé approprié et plutôt amusant, mais après réflexion ça me paraissait insolent, puéril et ridicule. Je le voyais déjà prendre son air de dandy goguenard !
Quelle idiote !
La prochaine fois je n'allais pas le rater ! À mon retour de L.A, il allait voir ce qu'il allait voir. J'allais le sonder comme jamais personne auparavant. D'accord, présenté comme ça, ça sonnait tordu et licencieux. Mais à ce moment précis, j'avais envie d'exploser. J'étais exaspérée par la situation. Par lui ! Pourquoi avait-il ce regard ? Pourquoi ne pouvait-il pas posséder deux petits yeux totalement ordinaires, sérieusement ?! C'était donc ça qui effrayait Clarke ? Sa capacité à hypnotiser d'un seul regard ?! Probablement pas.
La colère finit par redescendre d'un cran même si je continuais à lâcher des jurons dans le couloir, ce qui me valut les réprimandes de Mme Santos, ma prof d'espagnol qui passait par là.
Cet échec n'était pas aussi dramatique que je voulais le croire. J'aurais l'occasion de le sonder d'ici quelques jours.
Encore fallait-il que j'y arrive cette fois...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top