25-
She's a rainbow - The Rolling Stones.
Après un déjeuner composé de Corn Flakes et de yogourt – le frigo était vide –, j'avais rejoint l'hôpital. Je ne supportais plus de me trimballer avec l'âme perverse de Reg autour du cou, et je n'avais que trop longtemps délaissé mon travail.
Dans le hall, calme et silencieux à cette heure, le claquement de mes talons m'accompagnait à chaque pas, m'emplissant d'un sentiment de solitude familier. Depuis ma récente entrée au lycée, je n'avais plus eu à m'en soucier. Fréquenter Cassie c'était abdiquer la moindre parcelle de liberté ou d'intimité à une entité omnisciente – on n'était jamais seul.
Mais ici, dans ce lieu de mort, j'étais de nouveau face à moi-même. Je reprenais conscience de ma nature. Alors, le vernis de mon histoire craquela. Je finis par m'arracher du semi-conte de fées dans lequel je m'étais plongée et dont je m'évertuais à donner une parfaite interprétation. Au final, la seule personne que j'étais parvenue à duper, c'était moi. La réalité demeurait terrible, cruelle : je devais assassiner Petterson. Il n'avait pas d'importance à mes yeux mais... je le connaissais – un peu.
Et même si mes recherches s'avéraient fructueuses, cela changerait-il quelque chose à son sort ? Ou au mien ? L'un de nous était condamné.
Mon cœur, déjà en piteux état, s'alourdit un peu plus.
La situation revenait à choisir entre ma vie, et la sienne. Un choix loin d'être cornélien, au sens où j'avais toujours agi de manière égoïste, impitoyable – en garante de mes propres intérêts, comme dirait Clarke. Pour autant, ma nature individualiste ne m'exemptait pas de remords.
J'avais ôté la vie de tant de personnes, pour des motifs si futiles et illégitimes, qu'encore aujourd'hui, j'en payais le prix. Même deux siècles après, ce passé sanglant continuait d'embraser mon âme chaque fois qu'il se rappelait à moi.
Accablée, je tachai de ne pas me dénigrer davantage. J'étais différente à présent – j'avais changé. Je ne supprimais plus les personnes qui avaient le malheur de me déplaire ou l'audace de me tenir tête. J'en avais fini avec ce genre de dérapages. Exception faite de Reg, je ne me chargeais plus que des indécis. C'était le nom donné aux individus en balance entre le paradis et l'enfer : leurs actes ne permettaient pas de trancher.
Personne ne pouvait choisir son camp autrement que par ses actions. Le jugement dernier, comme certains l'appelait solennellement, n'en était qu'un bilan pondéré. Certaines, dont le meurtre, revêtait un caractère décisif : elles déterminaient de manière irrévocable la dernière demeure de l'âme, peu importe la raison du crime et le mal qu'avait pu ensuite se donner la personne pour se racheter.
Pas de seconde chance !
En cas de match nul entre les actions maléfiques et bienveillantes, les individus concernés rejoignaient la catégorie des indécis. Nous, les Morts, entrions alors en jeu et avions les pleins pouvoirs. Il nous suffisait d'interpréter la teinte dominante de l'aura d'un indécis, bordant son âme, pour savoir où était sa place. On assistait rarement à une égalité parfaite. Même si des actions contradictoires avaient engendré une sorte de bug dans le processus, un camp avait presque toujours l'avantage ; l'autre se contentait de résister.
Nous n'étions pas tenus de nous ranger du côté dominant. Possibilité nous était offerte de faire l'inverse, si on le jugeait nécessaire.
Ce système, parfait d'apparence, comportait tout de même des failles. Il arrivait parfois – trop souvent – que des indécis n'aient pas la chance de croiser une Mort. Leur âme errait alors pour l'éternité, perdue de l'autre côté du miroir.
Réjouissant, n'est-ce pas ?
Dans cet océan d'horreurs subsistaient néanmoins de vacillantes lueurs d'espoir. Aucun indécis n'était condamné à le rester. Sa condition évoluait tout au long de sa vie. C'est pourquoi je ne fauchais pas les âmes de jeunes indécis. Je me limitais aux personnes âgées, à celles atteintes d'une maladie incurable ou sur le point de mourir de manière prématurée. D'où ce « bénévolat » à l'hôpital, si incongru pour quiconque me connaissait vraiment. Réflexion faite : personne n'avait ne serait-ce qu'effleuré ma véritable personnalité. Pas même Cameron.
— Vous désirez rendre visite à un malade, Mlle Latour ? pépia une voix désagréablement aiguë.
Je relevai le menton et tombai nez à nez avec la garce de l'accueil. J'en eus le souffle coupé.
Pas par son géni...
Une certitude suffocante m'assaillait soudain : je l'avais revue depuis ma dernière visite. J'en étais convaincue.
Elle laissa échapper un petit rire dédaigneux qui fit écho à un autre que j'avais entendu il y a peu... oui... dans la tête de Petterson. La fille ! La fille dans ses pensées, c'était elle !
La vision affective qu'il en avait divergeait de la réalité, tant et si bien, que sur le coup, je n'avais pas percuté. Sa perception biaisée l'avait rendue méconnaissable. Débarrassée de son air stupide et de ses simagrées distinctives, on pouvait carrément parler de métamorphose.
— Alors ?
Tanya se souvenait bien de moi. Les semaines écoulées n'avaient pas suffi à effacer notre altercation de son cerveau d'huitre.
— Vous voyez, ça n'était pas si difficile. Vous avez fini par comprendre, assénai-je, dosant savamment ironie et jovialité.
Ses lèvres se tendirent – difficile toutefois d'y voir un sourire. Le stylo qu'elle tenait dans sa main émettait une série de cliquetis frénétiques, trahissant un énervement à peine contenu. Je lui présentai ma pièce d'identité et m'éloignai vers l'ascenseur aussi vite que je le pus.
Comment Petterson parvenait-il à aimer cette... ?!
Pendant la montée, j'essayai de me convaincre que leur relation n'était qu'amicale et qu'elle n'impliquait pas de contacts physiques. D'aucune sorte. Et cependant... je restais persuadée du contraire. La tendresse et l'affection que j'avais ressentie pour Tanya, à travers Petterson, ne pouvait signifier qu'une chose. Que je n'osais formuler...
Et quand bien même ?!
Qu'est-ce que ça pouvait me faire, à moi ?
***
Je dérangeai une dizaine de malades dans leur chambre avant de dénicher un indécis, fraichement hospitalisé, d'après la fiche accrochée à son lit. À en juger par les informations renseignées – j'étais rôdée à l'interprétation et aux pronostics –, peu plausible qu'il s'en remette. Il avait été admis deux jours auparavant pour de graves brûlures et l'inhalation prolongée de fumées toxiques. Les médecins l'avaient depuis plongé dans un coma artificiel au service de réanimation.
Les bandages qui recouvraient la majeure partie de son corps masquaient difficilement les stigmates de l'incendie. S'il se réveillait un jour, sa vie ne serait plus qu'opérations et douleur ; errance, s'il mourait sans mon aide.
Mieux valait qu'il parte par ma main ; décision était prise. Être une Mort signifiait aussi faire ce genre de choix. Exercer un pouvoir de vie ou de mort sur des inconnus dont la seule chance – ou le seul malheur, c'est selon – était d'avoir croisé ma route.
Après m'être assurée que personne n'arrivait dans le couloir, je fermai les rideaux de la chambre et sortis un briquet de mon sac. J'en avais toujours un sur moi, en dépit mon aversion pour la cigarette.
Le feu était en effet le seul moyen d'expédier une âme en enfer.
Par convention, Dieu et Lucifer possédait chacun leur élément caractéristique. Le feu pour l'enfer, donc, et l'eau pour le paradis. Cet usage semblait cliché à première vue, mais faisait sens. À l'époque pas si lointaine où la technologie n'existait pas, ces deux éléments demeuraient des ressources très accessibles. Un feu de cheminée ou la seule flamme d'une bougie faisaient l'affaire ; de même que l'eau d'un puit, d'un lac ou d'une simple flaque. La pluie, en revanche, n'opérait pas. Le cristal devait être entièrement immergé pour expulser l'âme qu'il renfermait.
Je défis rapidement la chaine de mon cou et portai le cristal au-dessus du briquet allumé. Bye bye, Reg ! Lorsque j'eus rattaché mon collier, alors vide de toute âme, je ne me sentais pas mieux, mais indéniablement moins sale.
Reportant mon attention sur le corps étendu, je soupirai. La chambre s'assombrit soudain. Les couleurs fanèrent, le froid se répandit, et mes poumons semblèrent exploser sous la pression quand je fus de l'autre côté.
L'aura de cet homme n'était ni rouge ni bleue comme chez la plupart des gens – c'était ce qui différenciait les indécis. La sienne était un mélange de ces deux couleurs, une teinte lilas, dans laquelle le rouge prédominait subtilement. Avec tristesse, je songeai que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait peut-être fini par faire de meilleurs choix...
Navrée de lui voler cette opportunité, je fauchai son âme.
Cette fois, je ne trainai pas. Je n'avais rien à faire dans un service de réanimation. Et surtout pas de la lecture ; mon alibi tomberait si on me trouvait là. Heureusement, je parvins à m'échapper avant l'arrivée des blouses blanches. Je les entendis se précipiter et crier des ordres, tandis que je me glissais dans la cage d'escaliers, tel le fantôme des lieux.
Pour sortir, j'étais contrainte de repasser par le hall. Je décrivis donc un large cercle pour contourner le bureau de Tanya. Je l'aperçus de loin sourire en tendant un formulaire à un jeune homme. Il n'y avait peut-être qu'avec la gente féminine, ou qu'avec moi, qu'elle se montrait si désagréable. Peut-être était-elle du genre super... sympa avec Petterson. Rien que de l'imaginer minauder devant lui, ça me hérissait le poil.
Sur le trajet du retour, Tanya finit par s'effacer au second plan à mesure que je me focalisais sur Petterson. Mes recherches à son sujet étaient au point mort... Si je voulais avancer, j'allais devoir mettre les bouchées doubles.
Ce soir-là, j'eus du mal à m'endormir. Mes pensées étaient absorbées par ce dilemme : je devais en apprendre plus sur Petterson – c'était capital –, mais la manière d'y parvenir restait chimérique. Me retrouver en tête à tête avec lui serait idéal. Tout autant que les chances d'y parvenir étaient maigres...
À moins que...
L'ébauche d'un plan commençait lentement à prendre forme dans mon esprit. Je roulai sur le côté, un sourire machiavélique aux lèvres.
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